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23 janvier 2013

Bienheureux les sobres ! Ils sauveront la Création

La frugalité dans le discours social de l’Église

Diane de Zélicourt

ancienne élève de HEC Paris. Elle y a défendu en juin 2009 un mémoire intitulé : « Les valeurs chrétiennes traditionnelles de modération vis-à-vis de la consommation peuvent-elles encore faire sens pour supporter une attitude de déconsommation ? ».

« Sobriété heureuse », « Simplicité volontaire », frugalité, autant d’expressions utilisées par les partisans d’un nouveau modèle de consommation, non sans liens avec les courants de « décroissance » ou de « déconsommation ». Ces néologismes ou ces associations de termes novatrices témoignent de la recherche de modèles sociaux alternatifs. Mais si un effet de mode les place sur le devant de la scène, particulièrement dans les médias, on aurait tort de croire que dans les débats sur ce phénomène social qu’est la consommation, toute une tradition, dont celle de l’Église catholique, ne proposait pas déjà sa propre réflexion. À travers tout son enseignement social, on retrouve le rappel de cette idée de frugalité et de modération, forgée dès les premiers siècles de l’Église.

Frugalité et modération dans le discours de l’Église

Les concepts de sobriété et de modération ont toujours été au cœur d’une éthique chrétienne, qui s’est efforcée de se positionner face aux évolutions sociales de son temps.

Aux origines de cette idée de modération, on retrouve bien sûr l’héritage de la sagesse antique, qui en fait un outil au service de la maîtrise de soi, fondée sur un détachement des biens matériels et des passions du monde pour viser un équilibre de l’être et un développement harmonieux de la personne. Mais la pensée chrétienne ne s’est pas contentée de reprendre cet héritage, elle lui a donné une nouvelle dimension, en rappelant que la modération a aussi une visée sociale, d’ouverture sur l’autre. Si dans la pensée antique l’idée était déjà en germe avec, dans la lignée de Platon ou Aristote, le rappel que la modération était au service de l’assise politique d’une cité idéale, la pensée chrétienne a infléchi et approfondi cette perspective pour montrer qu’elle était une condition nécessaire de la justice sociale, profondément liée à la charité et au vivre ensemble. Une autre spécificité de la modération dans la perspective chrétienne réside dans sa dimension eschatologique : anticipation de la vie divine, elle laisse déjà la plus grande place aux biens spirituels, en opposition aux seuls biens matériels terrestres.

L’enracinement de cette notion, à travers une longue tradition de pensée, explique qu’elle ait été naturellement incorporée dans l’enseignement social de l’Église dès ses débuts. Elle a favorisé un regard lucide de l’Église sur les évolutions sociales, parmi lesquelles l’explosion de la consommation, et elle a soutenu les argumentations pour une mise en garde qui en ont découlé. Face à la consommation, l’Église a pu s’exprimer en phase avec d’autres critiques de son temps, voire avec une véritable avance ! Dès les années 1970, elle pointait ainsi du doigt l’incompatibilité entre certaines formes de consommation et ce qui soutient la définition d’un véritable développement humain. Cette même tradition de réflexion sur la modération l’a conduite à un tournant décisif dans sa critique de la consommation en abordant de plain-pied les thèmes de l’écologie et de la rareté des ressources, qui lui sont liés. Une lucidité qui invite encore à un regard critique sur bien des pratiques les plus concrètes, par exemple les appels de Benoît XVI à un tourisme responsable, affranchi du consumérisme.

Les idées de modération et de sobriété sont au cœur d’un mode de vie chrétien, dans sa recherche d’épanouissement et d’équilibre. La critique de l’Église de la consommation et de ses conséquences environnementales se situe bien sur un plan moral, en attestant l’existence de limites d’ordre supérieur qui doivent imposer aux individus de reconsidérer la définition donnée aux notions de mode de vie, de développement et d’environnement.

Trois échelles d’implication dans l’existence chrétienne

Modération et frugalité permettent de garantir un juste rapport de l’homme envers lui-même, envers le corps social, et envers l’environnement.

Une des principales visées de l’enseignement social de l’Église est la dignité de la personne humaine. Aussi n’est-il pas étonnant de le voir placer la modération comme une posture nécessaire face à la consommation. La vie ne saurait se résumer à l’accumulation de biens matériels. Dès les Trente Glorieuses, l’époque d’une première extension de la consommation de masse dans les pays occidentaux, l’Église appelle à la restauration d’une juste hiérarchie des valeurs. En 1991, l’encyclique de Jean-Paul II Centesimus annus rappelle que « quand on définit de nouveaux besoins, il est nécessaire qu’on s’inspire d’une image intégrale de l’homme qui respecte toutes les dimensions de son être et subordonne les dimensions physiques et instinctives aux dimensions intérieures et spirituelles. » L’Église se préoccupe sans cesse d’ouvrir la voie d’une redéfinition de la richesse et de la pauvreté, de l’être et de l’avoir, du qualitatif et du quantitatif.

Mais l’expression « société de consommation » souligne que la consommation, si elle affecte l’individu, affecte aussi le corps social dans son ensemble. L’Église s’engage donc pour montrer que la croissance économique n’est pas toujours corrélée au vrai développement des peuples et que la justice sociale en est l’une des premières victimes. La pérennité du modèle socio-économique pour les générations futures est un impératif qui fonde la responsabilité de la société. Si l’économie représente un pan important de l’activité humaine, celle-ci ne s’y résume pas, et on ne peut ériger celle-là en un absolu sans prendre en compte la dimension humaine du lien fraternel entre les hommes et les peuples. L’idée de destination universelle des biens, qui soumet l’usage des biens matériels au bien commun avant l’intérêt particulier, en exprime la vision.

Cet aspect collectif de la consommation débouche aussi sur la nécessité de fonder une nouvelle anthropologie dont l’Église se veut l’un des hérauts. La prise de conscience écologique l’a incitée à réfléchir au thème de la sauvegarde de la Création, et à en tirer des enseignements nouveaux pour définir une véritable écologie humaine. Celle-ci assigne à l’homme une juste place dans la création, avec un rapport modéré à tout ce qui la constitue : environnement, êtres vivants, humains. En ce sens, l’Église a sur ce point vraiment une position originale.

Or, malgré cette forte implication de l’Église, il faut reconnaître que l’enseignement social ne débouche pas toujours sur de vraies initiatives porteuses de changement. De quels moyens dispose-t-elle pour s’impliquer encore davantage dans le changement social ?

Quels leviers mobiliser pour mieux interpeller les chrétiens ?

Une première piste à sa disposition réside dans son riche patrimoine culturel qui gagnerait à être étudié et diffusé, plus qu’il ne l’est aujourd’hui. On trouve déjà chez les Pères de l’Église à partir du IVe siècle une réflexion sur la modération et la sobriété comme porteuses d’un mode de vie unifié. À cette époque, l’Église commençait à peine à profiter d’un climat de paix, sous le règne de Constantin, qui a permis le foisonnement des écrits théologiques dans une double direction : l’inculturation du christianisme et le développement de la théologie en lien avec une sagesse concrète. Le monachisme primitif, qui naît avec les Pères du désert, se situe en rupture avec le monde et l’accumulation des richesses dans les grandes villes, avec aussi l’enrichissement de l’Église. L’idéal de vie ascétique n’était sans doute pas destiné à s’appliquer à tous, mais il représentait une vraie illustration d’un principe de cohérence profonde entre foi et mode de vie, montrant que la morale chrétienne n’était pas une simple spéculation de l’esprit mais qu’elle animait aussi la vie quotidienne. D’autres Pères de l’Église, comme Saint Ambroise de Milan par exemple, ont, de leur côté, engagé une réflexion sur les problèmes sociaux-économiques que rencontrait leur communauté. Ils laissent un riche héritage sur des questions qui sont toujours d’actualité, comme la spéculation sur les matières premières agricoles, les exigences de justice sociale, la question de la propriété…

Mais pour davantage interpeller l’existence chrétienne, l’Église devrait aussi envisager de s’exprimer de manière plus audible sur une véritable éthique de la consommation. De nombreuses encycliques l’abordent comme un phénomène social, mais elle n’est pas assez envisagée comme lieu d’action pour les individus, alors qu’elle s’inscrit dans un comportement quotidien, qui, par l’ampleur de ses effets sur les modes de vie, peut être utilisé comme un levier efficace. Deux points du discours chrétien peuvent être mis en avant. Tout d’abord, l’idée d’une vision élargie de la consommation, qui ne se limite pas à un acte d’achat, mais prend en compte un questionnement, en amont, sur la phase de production des produits et, en aval, sur le devenir de ces produits après leur utilisation. Et, l’idée selon laquelle chaque achat cache une vraie chaîne humaine, qui relie différentes figures. Les figures du producteur, du consommateur, de l’utilisateur font toutes partie de l’acte de consommation. Celui-ci peut être un terrain propice à l’exercice de la solidarité et de la justice sociale, avec de fortes répercussions dès qu’il prend en compte la figure de l’autre au-delà de la simple transaction marchande. On est sur un lieu essentiel de responsabilité, puisque tout achat donne une caution implicite à toutes les pratiques que l’acheteur ne voit pas.

Une troisième piste à explorer est celle du dialogue avec les autres courants qui jettent un regard critique sur la consommation et proposent des voies alternatives. Il existe un fond commun sur de nombreux thèmes de réflexion et l’Église ne détient pas le monopole de l’idée d’un projet de société différente, d’une « société conviviale », d’une consommation qui, en définitive raffermit les liens humains. Il y a aussi une opportunité pour l’Église de s’inspirer de pratiques mises en œuvre par certains mouvements critiques de la consommation, l’économie sociale et solidaire par exemple, pour aborder de manière concrète l’action sociale. Si le fond théorique de l’enseignement social chrétien est solide, sa traduction concrète, orientée vers l’action, fait encore défaut. Pourtant, non seulement il existe aujourd’hui de très nombreuses initiatives innovantes qui proposent un renouvellement des pratiques sociales, et inscrivent des principes d’action en choix de société, mais l’Église elle-même est la première à rappeler cette exigence d’action, qui s’affirme comme un leitmotiv à travers la doctrine sociale. Mais à quoi bon prôner « l’urgente nécessité d’un changement des attitudes », le « changement de conduite », le « changement de mentalité, de comportement et de structures », comme le disent de nombreuses encycliques, si l’enseignement de la doctrine sociale ne se convertit pas lui-même en actes ?

Un glacier en danger - Photo A. Salmon, DR