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14 avril 2011

Réglementer la sphère financière : un enjeu théologal

Gaël Giraud, jésuite

Jésuite, chercheur au Cnrs, École d’Économie de Paris. Il travaille pour le Ceras et ESCP-Europe.

Depuis le krach de 2008, un bras de fer est engagé entre régulateurs des marchés financiers et institutions financières privées. Son enjeu ? La régulation. Les uns – en France, l’Autorité des marchés financiers – affirment que la dérégulation des marchés, orchestrée depuis les années 1980, nous fait courir de tels risques systémiques qu’il faut réintroduire du droit et des garde-fous afin que des catastrophes comme celles de 1929, 1987, 1993, 1997, 2001, 2007... ne se reproduisent plus. Les autres arguent qu’une réglementation est inutile (elle sera toujours contournée) ou nuisible (elle diminuera l’efficience des marchés).

Le surendettement de plusieurs pays européens (Islande, Irlande, Espagne, Portugal) provient, en grande partie, de la prise en charge par les États des colossales dettes bancaires. Quant à la Grèce, l’une des raisons pour lesquelles l’Europe ne peut se permettre de « l’abandonner » (en dépit de la gabegie des gouvernements d’Athènes), c’est que sa dette publique se trouve surtout dans les bilans des banques allemandes et françaises, tandis que la « faillite » d’un État en Europe provoquerait probablement un nouveau maelström financier… Par ailleurs, la Banque centrale européenne injecte des milliards sur les marchés européens pour sauver le système bancaire mais se voit interdire par le Traité de Maastricht de refinancer directement les États en difficulté (sinon en rachetant des titres de dette publique... aux banques). Deux poids, deux mesures ? Nous avons collectivement choisi de faire dépendre des marchés financiers l’ensemble de nos économies, y compris nos États.

Or notre Église, dans son enseignement social, est on ne peut plus claire : jamais elle n’a souscrit à une « foi » aveugle dans les prétendues vertus auto-régulatrices des marchés. C’est vrai dès Rerum novarum (1891) à propos de la question du « juste salaire ». Et quand, en 1931, la crise partie des États-Unis en 1929 touche l’Europe de plein fouet, Pie XI dénonce la « dictature » d’un « petit nombre d’hommes » qui sont « gérants du capital » (Quadragesimo anno, 113), affirmant : « la libre concurrence s’est détruite elle-même ; à la liberté du marché a succédé une dictature économique » (117). « Ce pouvoir, précise-t-il, est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir » (114). Plus près de nous, Benoît XVI déclare inacceptable la spéculation sur les dérivés des matières premières : elle gonfle artificiellement le prix de l’énergie, elle affame des populations entières des pays du Sud. Aujourd’hui, elle est capable de mettre à terre des États et de faire imploser la zone euro1. Toute cette tradition de la pensée sociale catholique est largement corroborée par les travaux des économistes, qui démontrent l’inefficience et le caractère inéquitable des marchés livrés à eux-mêmes2.

Parmi les chrétiens qui assument des responsabilités financières, certains collaborent loyalement avec les autorités des marchés. D’autres non. Pourtant, « il faut que la libre concurrence, contenue dans de raisonnables et justes limites, et plus encore la puissance économique, soient effectivement soumises à l’autorité publique » (QA, 118, je souligne). Une exigence non-négociable, actualisée en juin dernier par le Conseil famille et société de la Conférence épiscopale de France : « Du point de vue de la finance, on peut légitimement se demander si ont été mises en place avec l’autorité suffisante toutes les régulations nécessaires pour que ne se répètent pas les erreurs qui ont conduit au désastre de 2008 »3.

Réglementer les marchés n’est pas chose aisée4 ? Les trésors d’invention déployés pour fabriquer des produits dont l’utilité est douteuse pourraient servir à réglementer intelligemment. Pourquoi ces règles seraient-elles toujours contournées ? Avec un tel argument, nous devrions nous dispenser de code de la route au motif qu’il existera toujours des chauffards… Le bras de fer est aujourd’hui en passe d’être remporté, dans nombre de domaines, par le lobby bancaire. La tour de Babel échafaudée depuis une génération continue de grimper vers le ciel, comme en témoigne la reprise du business as usual par presque toutes les banques5.

Pourquoi tardons-nous tant à réglementer la finance ? Est-ce seulement à cause de quelques politiciens corrompus par l’argent des banques ? La vraie raison est théologale : depuis trente ans, nos sociétés se sont abandonnées à un véritable « veau d’or », celui de la prétendue « main invisible » des marchés. Ne lui avons-nous pas conféré tous les attributs de Dieu : omnipotence, bienveillance, omniscience6… ? Il est difficile aux politiques, aux cadres dirigeants, aux actionnaires (petits ou grands), à nous tous, de renoncer à la fascination d’une Bourse toute-puissante. Mais si cette « main » est invisible, c’est parce qu’elle n’existe pas. Et lorsque notre Église en dénonce l’illusion, ce n’est pas parce qu’elle refuse la « modernité ». C’est parce que la vraie modernité, celle de l’Esprit, consiste précisément à se déprendre des idoles que nous fabriquons, pour consentir à accueillir ensemble la justice du Royaume (Matthieu 6,33).

Article publié dans la Lettre des Semaines sociales de France n° 62, avril 2011.

1  Gaël Giraud « Les Piigs, la dette et l’anorexie budgétaire », Projet, n° 319, déc. 2010, pp. 23-31.

2  Gaël Giraud, « De l’inefficience des marchés concurrentiels », Économies et sociétés, « Histoire de la pensée économique”, n° 35, n° 8-9, 2004, pp. 1599-1623.

3  Déclaration « Restaurer la confiance ».

4  Gaël Giraud et Cécile Renouard (dir.), Vingt propositions pour réformer le capitalisme, Flammarion, 2009.

5  Et aussi la timidité de la loi Dodd-Franck aux États-Unis, celle des règles prudentielles de Bâle III en Europe, la lenteur de la remise en chantier des normes comptables IFRS, l’absence de débat public autour de la réglementation des assureurs et des fonds de pension...

6  Gaël Giraud, « L’Europe entre faillite et reconstruction : année zéro », Études, n° 414/2, fév. 2011.