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18 octobre 2011

L’enfer des paradis fiscaux !

Jean Merckaert, Rédacteur en chef de la revue Projet

Rédacteur en chef de la revue Projet. Il est co-auteur, pour le CCFD, du rapport Biens mal acquis, à qui profite le crime ? paru en 2009.

« Que des catholiques s’occupent de paradis, soit. Mais de fiscalité, c’est étonnant ! », s’amuse Guy Aurenche, président du CCFD-Terre Solidaire, en ouverture d’une récente brochure qui lie le combat contre les paradis fiscaux aux exigences de l’Évangile. Rien de moins étonnant pourtant, tant ces territoires sont devenus le creuset des inégalités au plan mondial, le lieu où se joue la capacité des peuples à contrôler leurs richesses et à « devenir eux-mêmes les artisans de leur destin » (Populorum progressio, 65).

Des îles, des territoires enclavés (Luxembourg, Suisse) et autres places financières (Londres, Hong-Kong) ont fait de l’opacité et de la faible imposition sur les capitaux étrangers leur spécialité. À présent, la moitié des flux financiers et commerciaux internationaux transite officiellement par ces hubs de l’économie mondiale. Leurs plus fidèles utilisateurs sont de grandes entreprises et de riches particuliers, guidés dans le labyrinthe de la finance offshore par d’habiles intermédiaires : leaders de l’audit et de l’expertise comptable1, avocats d’affaires et banques internationales (BNP Paribas est le plus gros client français de l’offshore, avec 347 filiales)2. Ces professionnels du chiffre et du droit font office de courtiers auprès des paradis fiscaux : ce sont eux qui en font évoluer la législation pour permettre d’y localiser des opérations et des profits réalisés ailleurs, le tout à l’abri de l’impôt, des autorités de régulation financière et de la justice étrangères. Le cabinet américain Baker et Mc Kenzie, expert en optimisation fiscale et employeur pendant vingt ans de la favorite pour diriger le FMI, aide ainsi la Jamaïque à devenir un paradis fiscal.

En définitive, la souveraineté de ces États est vendue, via ces intermédiaires, à une clientèle extrêmement puissante cherchant à s’affranchir des lois qui s’appliquent là où elle génère ses revenus. Rappelons que le chiffre d’affaires cumulé des 50 plus grands groupes européens représente 3 500 milliards d’euros : c’est autant que le budget cumulé des 27 États de l’Union européenne. Chacune de ces sociétés détient, en moyenne, cent filiales dans des paradis fiscaux, où elles ont bâti, en somme, leur propre souveraineté. Le cas du géant minier Glencore, première entreprise suisse devant Nestlé, entré en bourse en mai 2011, est édifiant. Cette société vit de la production et du négoce de produits miniers. Par des artifices comptables et l’utilisation intensive de sa filiale aux Bermudes et aux Îles Vierges britanniques (où on compte 830 000 sociétés pour 25 000 habitants !), Glencore parvient ainsi à afficher des pertes dans sa filiale productrice de cuivre (Mopani) en Zambie, un des pays les plus pauvres du monde, où elle ne paie donc pas d’impôt, et à rapatrier tous ses bénéfices à Zoug, canton suisse où elle a son siège et qui pratique un taux d’impôt sur ses bénéfices de… 0,002 % !

Ces « formes nouvelles de compétition entre les États (…), à travers divers moyens au nombre desquels une fiscalité avantageuse (…), [font] peser de graves menaces (…) sur les droits fondamentaux de l’homme et sur la solidarité mise en œuvre par les formes traditionnelles de l’État social. » (Caritas in veritate, 25). Il est certes tentant pour des multinationales ou de riches particuliers, lorsque les interstices de la loi3 et la faiblesse des moyens répressifs le leur permettent, de « réduire les coûts ». Quitte à s’acheter une bonne conscience en finançant de bonnes œuvres ou en se prévalant de la « responsabilité sociétale » de l’entreprise. Mais éviter l’impôt prive l’État des ressources nécessaires pour financer la santé, l’éducation ou l’investissement vert, et alourdit la charge à payer pour ceux qui ne peuvent pas y échapper de la sorte : consommateurs, PME, classes moyennes. En France, la fraude vers les paradis fiscaux coûterait environ 20 milliards d’euros par an. Dans les pays en développement, entre 4 000 et 5 000 milliards de dollars se sont envolés depuis dix ans du fait de l’évasion fiscale des multinationales4 ; dans le même temps, les pays riches leur octroyaient à peine 1 000 milliards de dollars d’aide publique au développement.

Refuges contre l’impôt, les paradis fiscaux servent aussi de base arrière aux acteurs du crime organisé, aux dictateurs ou encore aux commissions versées pour obtenir des marchés. Dès lors, les chrétiens sont engagés à plusieurs niveaux contre les circuits de l’argent sale : en Afrique, Mgr Portella au Congo-Brazzaville ou Mgr Tumi au Cameroun relaient l’exaspération des sociétés civiles quant au pillage de l’argent du pétrole et des deniers publics ; le réseau pour la justice fiscale « Tax Justice Network » compte de nombreux chrétiens parmi ses promoteurs, dont l’ONG protestante Christian Aid en Afrique, ou les mouvements mobilisés pour l’annulation de la dette en Amérique latine. Plus près de nous, le CCFD-Terre Solidaire et le Secours catholique – et leurs réseaux internationaux Cidse5 et Caritas – sont fortement engagés pour « aider l’argent… à revenir des paradis fiscaux »6. Avec quelques avancées à leur actif, dont de récentes mesures en faveur de la transparence dans la gestion des revenus pétroliers et miniers, ou l’engagement du chef de l’État envers Monaco et Andorre, début 2009, à la suite d’une pétition publiée dans le magazine Pèlerin. Quand 30 000 chrétiens interpellent à l’unisson les autorités, ils peuvent faire bouger les lignes.

Une version de cet article a été publiée dans la Lettre des Semaines sociales de France, juillet 2011.

Pour aller plus loin

Le CCFD-Terre Solidaire, le CERAS, Justice et Paix et le Secours catholique font paraître en septembre 2011 cette petite brochure pédagogique de 12 pages qui montre à quel point l’engagement de chrétiens pour un impôt juste et contre les paradis fiscaux s’enracine dans le discours social de l’Église catholique, et invite les chrétiens à réfléchir sur leur rapport à l’impôt.

Télécharger la brochure "Au service du bien commun"

Vous pouvez recevoir la brochure par courrier sur simple demande auprès du secrétariat du Ceras. Cette brochure est gratuite. Cependant, nous vous invitons à participer aux frais d’envoi et de traitement en nous adressant un chèque (libellé à l’ordre du Ceras) :

5€ pour l’envoi de 1 à 10 exemplaires / 15€ pour 50 exemplaires / 50€ pour 200 exemplaires

Contact :

Christine Ariste
secretariat@ceras-projet.com
4 rue de la Croix-Faron
93217 La Plaine Saint-Denis01 48 22 40 18

1  Notamment les « big four », Ernst & Young, KPMG, PriceWaterHouse Coopers, Deloitte.

2  Ces chiffres proviennent du rapport du CCFD-Terre Solidaire, « L’Économie déboussolée – multinationales, paradis fiscaux et captation des richesses », décembre 2010.

3  Au-delà des dispositifs proposés par le législateur pour financer l’emploi à domicile, la recherche, les associations, les Dom-Tom, etc.

4 Cf. Dev Kar and Karly Curcio, « Illicit Financial Flows from Developing Countries : 2000-2009 », Global Financial Integrity, janvier 2011.

5  Voir par exemple CIDSE, « Un vide à combler. Quelle fiscalité dans une économie mondialisée ? », 2008.

6  Voir le site Aidons l’argent à quitter les paradis fiscaux.