facebook
21 décembre 2011

« Le travail est avant tout pour l’homme et non l’homme pour le travail »

Henri Madelin, jésuite

« Le travail est avant tout pour l’homme et non l’homme pour le travail » -le-travail-est-avant-tout-pour-l-homme-et-non-l-homme-pour-le-travail
Jésuite. Ancien rédacteur en chef de la revue Études et enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris, membre de l'équipe de l'Office catholique d'information et d'initiative pour l'Europe (OCIPE), à Bruxelles et à Strasbourg, et représentant du Saint-Siège au Conseil de l'Europe.

Le 8 décembre dernier, pour le 30e anniversaire de l’encyclique de Jean Paul II Laborem exercens1, un colloque sur le travail se réunissait à Bruxelles au Comité économique et social européen2. « Parmi toutes les créatures, écrit Jean Paul II au début de son encyclique, seul l’homme est capable de travail, seul l’homme l’accomplit et par le fait même remplit de son travail son existence sur la terre. Ainsi, le travail porte la marque particulière de l’homme et de l’humanité, la marque d’une personne qui agit dans une communauté de personnes ; et cette marque détermine sa qualification intérieure, elle constitue en un certain sens sa nature même. »

Depuis plus de deux mille ans, l’Église catholique accompagne l’humanité sur toutes les routes du monde. Elle en a retiré une mémoire vivante, une sagesse pratique, une faculté d’interroger le déroulement des temps à venir. La question du travail et de son sens dans l’aventure humaine la préoccupe. Il y a trente ans, avec Laborem exercens (LE), le pape Jean Paul II y a consacré toute une encyclique, adressée à tous les « hommes de bonne volonté » selon la formule consacrée, c’est-à-dire à ceux et celles qui sont habités par une conscience droite. Cela fait beaucoup de monde ! Pour cerner de plus près la signification du travail dans cette encyclique, nous suivrons les étapes suivantes : l’état des lieux, l’essence du travail, les approches du travail et enfin, une perspective personnaliste.

État des lieux

Dans son message, Jean Paul II explique que le travail est « la clé » de la « question sociale ». Cette question, qui tourmente les esprits depuis les débuts de l’industrialisation, n’est plus seulement l’apanage des pays du premier monde ; elle devient aussi celle des pays émergents. « La question sociale est devenue mondiale » : après les individus « prolétaires » du XIXe siècle, voici des nations « prolétaires » sur toute notre planète. Quand, autrefois, on mettait en évidence le problème d’une division de « classes », à une époque plus récente, on met au premier plan celui d’une fracture du « monde » (LE 2, 4). La nouvelle situation du monde, aura, selon ce document, autant d’influence sur le monde du travail que la révolution industrielle d’antan. Les raisons en sont multiples : « L’introduction généralisée de l’automation dans de nombreux secteurs de la production, l’augmentation du prix de l’énergie et des matières de base, la prise de conscience toujours plus vive du caractère limité du patrimoine naturel et de son insupportable pollution, l’apparition sur la scène politique des peuples qui, après des siècles de sujétion, réclament leur place légitime parmi les nations et dans les décisions internationales. » Ces nouvelles conditions vont peser fortement sur la distribution et l’organisation future du travail. Elles pourront « signifier, pour des millions de travailleurs qualifiés, le chômage, au moins temporaire, ou la nécessité d’un nouvel apprentissage ». Selon toute probabilité, elles comporteront « une diminution ou une croissance moins rapide du bien-être matériel pour les pays les plus développés ». Mais elles pourront également « apporter soulagement et espoir aux millions de personnes qui vivent actuellement dans des conditions de misère honteuse et indigne » (LE 1, 3).

L’essence du travail

Jean Paul II est un philosophe et un théologien. Il analyse donc le travail dans ce qui le spécifie par rapport à d’autres tâches humaines. Il est propre à l’homme doté d’une intelligence et d’une raison, l’homme créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu ». Il est donc tiré vers des aspirations propres à un homme debout au cœur de la création. Sa mission est de « soumettre la terre », sans la violenter, comme on le comprend mieux de nos jours avec le mouvement écologique planétaire. Il se différencie ainsi de ses partenaires dans la biosphère qui ne peuvent construire une œuvre et appliquer durablement leur volonté à une tâche qui a été préconçue dans un esprit qui y a réfléchi. Charlie Chaplin a su remarquablement montrer dans son film Les temps modernes le côté dégradant de certains « boulots ». Dans différentes langues de la terre, l’argot désigne bien cette différence : en français, par exemple, les verbes « bosser », « trimer », « turbiner » « en suer » font contraste avec « travailler » ou « œuvrer », ou encore « se mettre à la tâche ». Mais c’est le livre des origines qui utilise le premier l’expression « travailler à la sueur de son front ». C’est le signe que le travail de l’homme exige de la dépense physique et psychique, « au milieu de multiples tensions, conflits et crises », quelle que soit la forme qu’il peut prendre dans l’histoire des hommes (LE 1,2). Il y a un sérieux du travail, que confirme Saint Thomas d’Aquin en taxant le travail de « bonum arduum », de bien rude (9,3). C’est aussi ce que veulent dire les textes de l’Organisation internationale du travail lorsqu’ils parlent aujourd’hui de l’objectif d’un « travail décent ».

Les approches du travail

L’encyclique insiste sur les différentes facettes du travail. On peut voir en ce dernier une activité « transitive », un moment de passage dans le temps, ou bien insister sur son aspect objectif et sur son importance subjective. Le travail a une face objective. C’est une œuvre à réaliser, seul ou à plusieurs, sous la protection d’organisations syndicales qui défendent à juste titre les intérêts des travailleurs, souvent placés dans un rapport dissymétrique avec leurs employeurs. Cet aspect subjectif est privilégié dans le document pontifical. Le sujet travaille, se transforme, s’humanise, à travers ce processus existentiel. Il sort de lui-même, se modifie et noue des relations étroites avec ses semblables. Le travail est donc une activité « transitive », c’est-à-dire qu’il prend sa source dans un sujet. Pour parvenir à un résultat qui vient de lui, celui-ci applique ses capacités sur un objet. Sa maîtrise des choses passe par un élément objectif, l’utilisation de la technique. Le travail revêt ainsi un caractère éthique : « Celui qui l’exécute est une personne, un sujet conscient et libre, c’est-à-dire un sujet qui décide de lui-même ». Les actions accomplies dans les processus de travail sont d’une grande variété, depuis la frappe sur un clavier jusqu’à l’acquisition d’un nouveau client (LE 4-6). Toutes ces tâches doivent servir à la réalisation de l’humanité de l’homme, « à l’accomplissement de la vocation qui lui est propre en raison de son humanité même : celle d’être une personne ». « Le sujet propre du travail reste l’homme ». « Le premier fondement de la valeur du travail est l’homme lui-même, son sujet ». Raisonner ainsi, c’est se situer dans le domaine éthique, privilégier des valeurs, choisir des finalités, et par là même reconnaître la prééminence de la signification subjective du travail par rapport à sa signification objective. La conclusion logique de cette approche vient alors pour Jean Paul II sous la forme de la reformulation d’une sentence célèbre de l’Évangile sur le sabbat : « Le travail est avant tout pour l’homme et non l’homme pour le travail » (LE 6,6). Le travail a besoin de temps de repos ; il doit s’arrêter à des moments définis du temps, comme le fit le Seigneur au commencement du monde en choisissant le sabbat comme jour de repos au terme de son travail créateur.

Une perspective personnaliste

Le personnalisme insiste sur la centralité de la personne en lien avec ses semblables. Il définit la personne comme un sujet autonome, une liberté en travail, en lien avec d’autres personnes pour faire société. Les rencontres se font dans le face-à-face ou dans le cadre d’organisations. La personne se situe au croisement de l’émergence de soi et de l’accueil de l’autre. Le vide, c’est quand la personne est niée, quand « il n’y a plus personne », quand plus personne ne répond « en personne ». Le mot le plus fréquemment employé dans ce texte de Jean Paul II est celui de « personne » ! « En fin de compte, écrit-il, le but du travail, de tout travail exécuté par l’homme – fût-ce le plus humble service, le travail le plus monotone selon l’échelle commune d’évaluation, voire le plus marginalisant – reste toujours l’homme lui- même » (LE 6,6). D’où cette affirmation qui n’est pas démentie en divers lieux de la planète ayant des structures de production diverses : « Il convient de reconnaître que l’erreur du capitalisme primitif peut se répéter partout où l’homme est en quelque sorte traité de la même façon que l’ensemble des moyens matériels de production, comme un instrument et non selon la vraie dignité de son travail, c’est-à-dire comme sujet et auteur, et par-là même comme le véritable but de tout le processus de production » (LE 7,3 ). Pour Jean Paul II, le travail, ainsi personnalisé, acquiert une priorité indiscutable, une vraie primauté sur tout ce qui, dans le processus de production, n’a qu’un caractère instrumental, ce qui est la caractéristique du capital (LE 11, 3-6). En fonction de cette conception du travail nécessaire à la personnalisation et à socialisation de l’homme, le chômage est « toujours un mal ». Quant il atteint certaines dimensions, il est même une « calamité ». Il devient un problème particulièrement douloureux, comme on le voit actuellement en Espagne, « lorsque sont frappés principalement les jeunes qui, après s’être préparés par une formation culturelle, technique et professionnelle appropriée, ne réussissent pas à trouver un emploi et, avec une grande peine, voient frustrées leur volonté sincère de travailler et leur disponibilité à assumer leur propre responsabilité dans le développement économique et social de la communauté » (LE 18). Ajoutons que le travail moderne, de plus en plus spécialisé, entraîne une très grande interdépendance entre les hommes, ce qui ne peut que rehausser l’exigence de l’éthique dans le travail et l’importance du lien social. La notion de corps social doit nécessairement s’élargir aujourd’hui, bien au delà des réseaux d’interdépendance dans le travail. Quand la société doit faire naître un projet pour tous, elle est « en travail », comme une femme qui enfante, dans un travail créatif, mobilisateur de tout l’être, passant par la tristesse de la douleur et des peines pour la transformer enfin en joie plénière. C’est l’ensemble de notre société qui doit désormais être « en travail » si nous voulons reconnaître à chacun la dignité qui le caractérise, ce qu’il est appelé à devenir depuis les origines. Le projet doit inclure tous ceux qui se trouvent rejetés dans des situations de non-emploi. La grande question qui agite toutes les sociétés de la planète est celle-ci : comment réinventer le travail, afin d’en faire le lieu d’une solidarité pleine et entière capable d’engendrer une réelle fécondité sociale ?

1  Sur www.doctrine-sociale-catholique.fr, retrouvez le texte de Laborem exercens ainsi qu’une présentation de l’encyclique par Philippe Laurent, jésuite.

2  Le Comité économique et social européen (CESE) ressemble au Conseil économique français qui siège au palais d’Iéna. Né en 1957, avec le traité de Rome, il est composé de représentants proposés par les États membres. Le récent traité de Lisbonne élargit son assise au-delà du champ économique et social, en direction des domaines civique, professionnel et culturel. On trouve donc dans ce conseil des représentants des organisations d’employeurs et de salariés mais aussi des membres du monde culturel et de l’engagement civique. La durée des mandats des représentants – dont le nombre ne peut excéder 350 – est désormais de cinq ans. Le Conseil, la Commission, mais aussi le Parlement européen peuvent solliciter un avis de ce Comité. Mais lui-même peut prendre l’initiative d’émettre un avis dans les cas où il le juge opportun. Il peut organiser, à son gré, des rencontres et des colloques, comme celui qui s’est tenu le 8 décembre pour le 30e anniversaire de l’encyclique de Jean Paul II sur le travail, Laborem exercens.