Au cours de l’année 1960, dix-sept pays africains déclaraient leur indépendance. Parmi eux, la plupart étaient d’anciennes colonies françaises, mais on y comptait aussi la plus grande colonie britannique (le Nigeria) et le Congo « belge ». À l’occasion de la célébration de ces cinquante ans, une dizaine de conférences épiscopales ont publié des messages invitant à relire ce demi-siècle d’indépendance. Occasion de vérifier que la doctrine sociale de l’Église n’est pas pour eux un trésor enfoui mais une source d’inspiration.
Premier constat : les évêques se refusent à alimenter l’afro-pessimisme. Très lucides sur la situation souvent dramatique de leurs pays, ils soulignent cependant des motifs d’espérance : l’émergence d’une société civile attachée aux droits de l’homme ; la forte élévation du niveau moyen d’éducation, qui permet de s’attendre à une « relève » de qualité ; le fait que leurs pays, malgré le caractère artificiel des frontières héritées de la colonisation, aient presque tous réussi à garder leur unité. Quand ils dressent – comme par exemple les évêques de RDC – la liste des raisons pour lesquelles s’est brisé le rêve des Pères de l’indépendance, ils ont soin de ne pas y inclure uniquement des causes « externes » (néocolonialisme, impérialisme, pillage des ressources naturelles du pays)mais aussi des causes internes, qui renvoient à la responsabilité des Africains eux-mêmes(coups d’État militaires ; personnalisation du pouvoir et de l’État ; mauvaise gouvernance ; entrave à l’exercice des libertés publiques ; instrumentalisation des institutions républicaines au service des individus ; exacerbation des clivages ethniques et tribaux à des fins politiciennes et électorales). Ces messages appellent ainsi les Africains à « revisiter » les événements marquants de leur histoire post-indépendance pour « en tirer des leçons utiles » pour leur avenir. Car « l’échec n’est plus permis », et ce jubilé d’or « est un moment favorable pour recenser les réussites et les mettre en valeur », pour « ranimer l’espérance ». La crise peut devenir une occasion de discernement et permettre de redécouvrir les valeurs sur lesquelles construire un avenir meilleur.
En 2009, s’est tenu le deuxième synode africain, dont le thème était « L’Église en Afrique au service de la réconciliation, de la justice et de la paix ». Rien d’étonnant à ce que ces mêmes thèmes traversent les documents épiscopaux de l’année 2010. Ainsi, dans un texte publié à l’occasion des 50 ans de l’indépendance nationale, l’archevêque d’Abidjan demande aux fidèles de « prier constamment pour la réconciliation, la justice et la paix, facteurs déterminant pour sortir la Côte-d’Ivoire du sous développement ». Cette paix, comme l’ont maintes fois souligné les encycliques pontificales et le Concile, ne se réduit pas à l’absence de guerre : elle se fonde sur la justice, laquelle renvoie à une autre notion-clé, celle de la vérité, véritable présupposé de la justice. La vérité est une force de paix, car seule la connaissance des faits crée un climat dans lequel il devient possible de désamorcer les antagonismes qui couvent dans les ombres du soupçon, de dépasser l’agressivité inspirée par le désir de revanche et de choisir la réponse la plus apte à consolider la recherche d’une entente.
L’archevêque invite à prier pour la réconciliation, sans proposer de solutions pratiques. Or les hommes qui désirent vivre l’Évangile dans les situations de crise sont confrontés à des choix pour lesquels ils manquent parfois de repères. On pense notamment au dilemme qui surgit quand, après un conflit ou une dictature, la justice semble exiger le châtiment des coupables, alors que la réconciliation conseillerait plutôt qu’on passe l’éponge sur des crimes passés. L’enseignement social de l’Église catholique peut-il fournir des indications pour restaurer un ordre de justice dans une telle situation post-conflictuelle ? Faut-il, grâce à une « commission vérité et réconciliation », donner la priorité à la révélation de la vérité, en écartant toute poursuite pénale contre les criminels de guerre et les auteurs de violations ? Vaut-il mieux engager des poursuites, au risque de réveiller le dragon qui dort ? On ne trouve pas aisément l’équilibre entre le désir de voir châtier les coupables et le besoin d’apaiser les souffrances d’une société dans son ensemble. Il est difficile de guérir une société qui a connu toutes les souffrances physiques et psychologiques qui prolifèrent en temps de guerre.
Bien d’autres points sont abordés dans les messages épiscopaux qui ont marqué cette année anniversaire. Ils font souvent appel, chacun avec sa sensibilité propre, à des éléments de la doctrine sociale de l’Église. Les catholiques africains, dans leurs analyses sur l’avenir de l’Afrique, pourraient s’en nourrir davantage. Mais l’Église universelle gagnerait aussi à prêter attention à leurs réflexions, qui contribuent à l’élaboration, sans cesse en devenir, de cette parole de l’Église.
Cet article a été publié dans « la Lettre des Semaines sociales de France » n°61, janvier 2011.