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23 octobre 2014

Justice pour aujourd’hui, justice pour après-demain

Christian Mellon, Jésuite, Ceras, ancien secrétaire de la Commission Justice et Paix France

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L’exigence de justice est au cœur de l’éthique sociale chrétienne, tout lecteur de la Bible le sait bien. A l’époque contemporaine, cette exigence s’est traduite dans quelques-uns des principes qui structurent la « doctrine sociale de l’Église catholique » : destination universelle des biens, solidarité, option préférentielle pour les pauvres… Une société se juge – et d’abord aux yeux de Dieu – par la place qu’y occupent les plus pauvres, les plus faibles, ceux qui « ne comptent pas ».

Tout aussi biblique, même si les chrétiens n’en ont pris conscience que récemment, est l’exigence de se conduire, vis-à-vis de la création donnée par Dieu, en « jardiniers » ou en « gérants », non pas en exploiteurs.

Ces deux exigences font-elles bon ménage ? Au niveau des principes, oui, bien sûr. C’est agir de manière « juste » envers les générations futures que de veiller à ne pas leur imposer, par nos comportements d’aujourd’hui, des conditions de vie (notamment climatiques) fragilisant leur vie et leur épanouissement. Quand on lit que « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes » (Gaudium et Spes, 69, 1), il faut interpréter l’expression « tous les hommes » comme incluant ceux qui vivront demain et après-demain. Le souci écologique est une forme de justice qui se veut vraiment universelle : non seulement dans l’espace, mais aussi dans le temps.

Pourtant, ce couplage ne va pas de soi dès lors que l’on s’interroge sur les mesures à prendre aujourd’hui : ce qui semble nécessaire pour la « transition écologique » est perçu par les pays les plus pauvres comme de nouveaux freins à leur légitime exigence de justice. Qu’il s’agisse de sauvegarde de la biodiversité ou de protection des forêts tropicales, faut-il, pour être « justes » envers nos descendants, être « injustes » envers nos contemporains ?

La transition énergétique, un processus injuste ?

S’il est un domaine où la question se pose de manière particulièrement ardue, c’est bien celui de l’énergie. La « transition énergétique » - inévitable pour limiter le réchauffement climatique, mais aussi pour anticiper la forte hausse prévisible des prix des énergies fossiles – constitue un volet essentiel de la « transition écologique ». Mais comment la rendre compatible avec la « justice sociale » ? Les quelque 300 personnes qui, du 10 au 12 septembre, ont participé au colloque international organisé par le Ceras ont pu s’informer et débattre, au cours de 5 plénières et de 9 ateliers thématiques, sur tous les enjeux de cette question : « Quelle justice sociale à l’heure de la transition énergétique ? ». Venant de dix pays, quelque soixante intervenants, très divers par leurs approches – universitaires, militants associatifs, syndicalistes, chefs d’entreprises, philosophes, responsables politiques, personnes en situation de précarité – ont dressé un état des lieux, présenté les solutions en gestation, débattu des grandes orientations à prendre, notamment en prévision de la grande conférence Cop 21 qui se tiendra à Paris en novembre 2015.

Tous en sont convaincus : tenir compte de la dimension « justice sociale » de la transition énergétique n’est pas seulement une exigence éthique ; c’est aussi une condition de succès de cette transition, qui ne se réalisera de manière efficace et pacifique que si l’on anticipe, en vue de les éliminer, les effets très négatifs qu’elle aura pour les plus pauvres.

Ce risque, il se manifeste déjà, notamment pour le logement. Depuis plusieurs années, des ONG comme le Secours catholique tirent le signal d’alarme : les pauvres ont de plus en plus de mal à régler leurs factures de fuel et d’électricité. Plus de 7 millions de ménages français (sur 28 millions) sont en « précarité énergétique », soit qu’ils consacrent plus de 10 % de leur revenu à la facture énergétique, soit qu’ils se privent de chauffage. Certains cumulent les deux. Si cette facture augmente, ils devront choisir entre se chauffer, se déplacer et se nourrir. Des membres de l’association lilloise Magdala sont venus témoigner de ces effets déjà très concrets sur leur vie. Ce fut l’occasion, pour les participants, de s’entendre dire par ceux que l’on appelle parfois les « sans voix » que la cohésion sociale de notre société souffre surtout du grand nombre des « sans oreilles »… Des enjeux analogues concernent la mobilité des personnes qui dépendent de la voiture pour aller au travail (un transport journalier de moins de 40 km A/R représente 25 % du Smic)

Les économies d’énergie exigent des investissements que beaucoup ne peuvent se payer. Le marché de la rénovation thermique est aujourd’hui un marché de luxe : les 10 % les plus riches font 70 % de la dépense. Des solutions (chèque énergie, tarifs progressifs) sont à inventer, mais sans doute exigent-elles qu’on commence par affirmer que chacun a un « droit à l’énergie » au même titre qu’au logement, à l’éducation ou à la santé.

Par-delà cet état des lieux, assez consensuel, les intervenants ont proposé quelques orientations, les unes assez immédiatement opérationnelles (ainsi l’ancien ministre Pascal Canfin propose que l’État cesse de subventionner six fois plus les énergies fossiles que les renouvelables et fasse le choix inverse), d’autres plus fondamentales : redonner vie à une critique radicale de la « société de consommation » ; lutter contre les inégalités extrêmes (selon Oxfam, les 67 personnes les plus riches du monde possèdent autant que la moitié de la population mondiale) ; résister au désenchantement démocratique et promouvoir pour cela des formes innovantes de débat public ; favoriser l’orientation de l’épargne des citoyens vers le financement des investissements nécessaires ; ne pas laisser le dernier mot aux « bonnets rouges » en matière d’écotaxe ; cesser de cloisonner les luttes (la lutte contre les paradis fiscaux ou pour une vraie régulation du secteur bancaire, par exemple, est cruciale pour financer la transition).

Se mobiliser

A l’heure où – dit-on – le pape François prépare une encyclique sur ces questions, les traditions religieuses, et notamment celle du christianisme social, peuvent-elles contribuer à la nécessaire mobilisation de tous ? Lors de la Cop 21, les États négocieront en fonction de leurs intérêts, mais des opinions publiques ne pourraient-elles exercer sur eux d’efficaces pressions, elles qui peuvent se mobiliser sur le registre des valeurs, à partir de ressources éthiques et spirituelles ? C’est en tout cas l’espoir indiqué par Cécile Renouard, à l’encontre du pessimisme qu’inspirerait le lucide constat que seuls les intérêts seront en jeu. Ce sera aussi, on peut l’annoncer dès maintenant, un axe central de la session d’octobre 2015 des Semaines sociales, à l’Unesco : un nouveau dialogue des cultures et des religions pourra-t-il fournir les ressources spirituelles qui semblent manquer au politique pour sauver la planète ?

Les séances de ce colloque ont été intégralement filmées : les vidéos seront prochainement visibles sur le site de la revue Projet : www.revue-projet.com. On peut déjà y consulter le programme complet du colloque, avec présentation de chacune des interventions. Le numéro de février 2015 sera entièrement consacré à ce sujet.

Sur le même thème, voir le numéro 334 (juin 2013) « Transition énergétique, un piège pour les pauvres ? » et le numéro 330 (octobre 2012) « Donner la parole aux générations futures ». Et dans chaque numéro, une chronique sur le climat. Achat en ligne sur le site de la revue, 12 euros.

Article paru dans la Lettre des Semaines sociales de France, octobre 2014