facebook
25 octobre 2014

Le message social d’Evangelii Gaudium

Christian Mellon, Jésuite, Ceras, ancien secrétaire de la Commission Justice et Paix France

Evangelii Gaudium n’est pas – le pape l’écrit lui-même - un « document social » ; mais il comporte de substantiels développements sur des questions sociales : la première moitié du chapitre 2 (« Quelques défis du monde actuel » 52-75) et la totalité du chapitre 4 (« La dimension sociale de l’évangélisation » 177-258).

S’étonnera-t-on qu’un texte sur l’évangélisation traite de thèmes sociaux ? Pour le pape, c’est l’absence de cette thématique qui serait inadmissible ! Il rappelle en effet la « connexion intime entre évangélisation et promotion humaine » et l’« inévitable dimension sociale de l’annonce de l’Évangile », soulignant que « dans le Christ, Dieu ne rachète pas seulement l’individu mais aussi les relations sociales entre les hommes ».

On repère aisément, au fil du texte, les mentions de tous les grands principes qui structurent la doctrine sociale de l’Église : dignité de la personne, solidarité, subsidiarité, destination universelle des biens, bien commun. Pourtant, le pape François n’utilise pas l’expression « doctrine sociale de l’Eglise » sauf lorsqu’il cite le Compendium. Sa réticence envers cette expression rappelle celle exprimée par Paul VI en 1971 au début d’Octogesima adveniens (§ 4), qu’il cite : « Ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. Je peux répéter ici ce que Paul VI indiquait avec lucidité : « Face à des situations aussi variées, il nous est difficile de prononcer une parole unique, comme de proposer une solution qui ait une valeur universelle. Telle n’est pas notre ambition, ni même notre mission. »

 Méfiance donc envers une parole pontificale qui serait trop générale, peu adaptée à la variété des situations locales : c’est aux conférences épiscopales et aux communautés chrétiennes qu’il revient « d’analyser avec objectivité la situation propre de leur pays ». Le texte renvoie d’ailleurs souvent – c’est une première - à des documents émanant de conférences épiscopales (Amérique latine, États-Unis, France, Brésil, Philippines, Inde), voire d’autres groupes comme l’Action catholique italienne.

L’enseignement de l’Église en matière sociale fait parfois l’objet de critiques en sens opposés : tantôt on trouve qu’il reste trop abstrait, fournissant des principes très généraux, et l’on regrette que l’Église reste « au-dessus de la mêlée » ; tantôt on estime qu’elle sort de sa compétence quand elle porte des jugements sur des situations concrètes, prenant ainsi des positions perçues comme « partisanes » sur des points controversés, y compris parmi les chrétiens (par exemple sur l’accueil des migrants et la défense du droit d’asile). Le pape semble plus sensible au premier reproche qu’au second : « Nous ne pouvons éviter d’être concrets – sans prétendre entrer dans les détails – pour que les grands principes sociaux ne restent pas de simples indications générales qui n’interpellent personne ». Pour lui - il l’a déjà dit en bien d’autres occasions - mieux vaut une Église qui s’engage, au risque de prendre des coups, voire de se tromper, qu’une Église « malade » par manque de vigueur et de courage.

Relevons la place importante accordée aux questions culturelles : le message évangélique n’est pas destiné seulement à la personne, mais aussi aux cultures, aux communautés. L’évangélisation est inculturation. Il faut notamment respecter la « piété populaire », vraie expression de la foi d’un peuple. On remarque aussi une réflexion originale sur les « défis des cultures urbaines » ; il y invite à ne pas redouter le caractère multiculturel de la ville d’aujourd’hui.

C’est sur « l’intégration sociale des pauvres » (EG 186-216) que le pape se fait le plus insistant. Il ne se contente pas de rappeler ici ce que l’Église a répété, à savoir que l’ « option préférentielle pour les pauvres » doit se traduire par des mesures sociales et économiques (droit au travail, juste salaire, lutte contre les inégalités excessives, etc). Il va plus loin, invitant à écouter leur « cri », comme Dieu lui-même a entendu le cri du peuple opprimé en Égypte. Les pauvres ne sont pas seulement à secourir, mais à écouter, car « ils ont beaucoup à nous enseigner », notamment en ce qui concerne l’expression de la foi : « l’immense majorité des pauvres a une ouverture particulière à la foi » (EG 200). Il faut sortir de tout paternalisme pour vivre une véritable solidarité qui nous met tous à égalité : « rendre au pauvre ce qui lui revient », c’est respecter le principe de « destination universelle des biens », que la doctrine sociale affirme « antérieure à la propriété privée ».

Autre insistance du pape François : « Je désire une Église pauvre pour les pauvres ». Le peuple de Dieu doit reconnaître aux pauvres une « place privilégiée », car « l’option pour les pauvres est une catégorie théologique avant d’être culturelle, sociologique, politique ou philosophique » (EG 198). Théologique parce que, dans la rencontre avec le pauvre, c’est un visage de Dieu qui se révèle.

Pour donner sa place au pauvre dans notre société, il faut que se convertissent les cœurs et les comportements de chacun, mais aussi que changent aussi les institutions : comme les « relations sociales sont structurées par des institutions », il faut « attaquer les causes structurelles de la disparité sociale », qui est « la racine des maux de la société ». Tout chrétien est donc invité à « se préoccuper de la santé des institutions de la société civile ». Cette tâche politique est urgente, car « la nécessité de résoudre les causes structurelles de la pauvreté ne peut attendre » (EG 202).

Sans revendiquer une expertise l’autorisant à détailler ces changements, le pape en suggère quelques lignes directrices. Il rappelle l’enseignement traditionnel de l’Église contre le libéralisme économique, du moins celui qui revendique une « autonomie absolue des marchés ». Outre un appel à la lutte contre la spéculation financière - préoccupation plus récente -, il développe ce thème en des formules particulièrement vigoureuses - celles qui l’ont fait traiter de « marxiste » dans les milieux libéraux américains ! : « Nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché. La croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat » (EG 204).

www.doctrine-sociale-catholique.fr/index.php ?id =7213

article paru dans la Lettre des Semaines sociales de France, printemps 2014