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30 novembre 2011

Doctrine, pensée ou enseignement social ?

Jean-Yves Calvez, jésuite

Comment qualifier la pensée sociale de l'Eglise ? Faut-il dire, demanderont certains, « doctrine sociale » ? Ou parler plutôt d’« enseignement social » ? Ou bien encore, autre chose ? « Discours social » fut choisi naguère pour une certaine neutralité dans un débat qui était fort vif. J’y ai consacré dans un livre, Chrétiens penseurs du social, t. III : 1968-1988 (Cerf, 2009), tout un chapitre : « Controverses autour de la ‘doctrine sociale’ ».

On sait que le Concile Vatican II fut très sobre. Évitant l’expression « doctrine sociale », il déclare simplement : « Sous la lumière du Christ, Image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature, le Concile se propose de s’adresser à tous pour éclairer le mystère de l’homme et pour aider le genre humain à découvrir la solution des problèmes majeurs de notre temps » (Gaudium et spes 10). Au mot de « doctrine sociale », certains reprochaient de tendre à mettre des recommandations touchant des réalités contingentes sur le même plan que les grandes doctrines chrétiennes, christologique, trinitaire, etc. Ils préféraient « enseignement social »... ou moins encore.

Le théologien Claude Geffré défendit « doctrine sociale », au sens où la théologie de la libération, ou d’ailleurs la théologie politique, mettaient les assertions sociales du christianisme au rang de la théologie même : ce n’étaient pas des propos annexes... comme ils l’avaient si souvent été dans l’enseignement donné dans les séminaires. Pourtant, les théologiens de la libération n’appréciaient guère la « doctrine sociale » telle qu’elle existait : elle leur paraissait franchement conservatrice, nourrie d’influences bien bourgeoises sur l’Église, de Léon XIII à Jean XXIII en tout cas – ce fut aussi en France le point de vue du père M. D. Chenu. Pour les tenants de la théologie de la libération, les premiers du moins, une fois honoré l’Évangile au sens strict, il fallait recourir à l’éclairage des sciences sociales – le marxisme prenant d’ailleurs place parmi elles, pour plusieurs. Cette position explique que Jean-Paul II, affrontant les théologiens de la libération à la conférence épiscopale de Puebla, reprit, lui, l’expression « doctrine sociale » et défendit vigoureusement la capacité de l’Église à se prononcer sur toute la matière sociale... Le Pape déclarait, il est vrai, quelques années plus tard dans l’encyclique Sollicitudo rei socialis (SRS 41) : « L’Église ne propose pas des systèmes ou des programmes économiques et politiques », elle ne veut pas énoncer une « idéologie » de plus : pourtant, elle a « une parole à dire » « sur la nature, les conditions, les exigences et les fins du développement authentique et aussi sur les obstacles qui l’entravent », cette parole constituant sa « doctrine sociale ».

L’expression demeurait néanmoins restrictive pour Jean-Paul II. Dans Centesimus annus (CA) en 1991, où il reprend les « principes » énoncés par Léon XIII, il ajoute en effet : « La sollicitude pastorale m’a conduit à proposer l’analyse de certains événements récents de l’histoire. Il n’est pas besoin de souligner que la considération attentive du cours des événements […] relève des devoirs qui incombent aux Pasteurs. Toutefois, on n’entend pas exprimer des jugements définitifs en développant ces considérations, car en elles-mêmes elles n’entrent pas dans le cadre propre du magistère » (CA 3). Il y a donc bien lieu d’employer l’expression « doctrine sociale » prudemment, en se gardant de mettre tout ce qui est dit dans ces documents sur le même plan. D’où la prudence aussi de certains termes employés pour les désigner et l’intérêt d’une présentation chronologique de l’ensemble du corpus.