Ce texte est la retranscription de l’intervention de Jean-Marie Carrière, jésuite du Ceras, lors des Mardis d’Ethique Publique au Centre Sèvres - Facultés jésuites de Paris, le 5 novembre dernier.
Qui habite à Saint Denis la Plaine, à quelques centaines de mètres de la Porte de la Chapelle et de la Porte d’Aubervilliers, ne peut qu’être choqué par les tentes des exilés qui se multiplient, malgré les opérations fortes de la police, et sans savoir qui, de la ville de Paris, ou de Saint-Denis, ou de l’Etat est en défaut de responsabilité. La Seine-Saint-Denis concentre 9% des étrangers en France, alors qu’elle ne représente que 2% de la population française. Le pourcentage des étrangers en Seine-St-Denis est de 23,5 %, loin cependant des 50% affirmés par le député RN Nicolas Bay : aucune ville du 93 ne dépasse les 40%.
Commençons donc par les chiffres, qui ne manquent pas de susciter moult débats.
Stephen Smith affirmait dans un livre récent[1] que « la jeune Afrique va se ruer sur le Vieux Continent », que « c’est inscrit dans l’ordre des choses » et qu’à ce rythme « un quart des habitants de l’Europe seront " africains " en 2050 ». Mise au point de François Héran, titulaire de la chaire Immigration au Collège de France, dans une note de l’INED[2] : ces annonces fracassantes méconnaissent trois données de base : 1/ comparée aux autres régions, l’Afrique subsaharienne émigre peu, en raison même de sa pauvreté ; 2/ lorsqu’elle émigre, c’est à 70 % dans un autre pays subsaharien et à 15 % seulement en Europe ; 3/ si l’on intègre la croissance démographique projetée par l’ONU, les migrants subsahariens auront beau occuper une place grandissante dans les sociétés du Nord, ils resteront très minoritaires, tout au plus 3 % à 4 % de la population vers 2050 – très loin des 25 % redoutés. Les chiffres de Stephen Smith nourrissent l’inquiétude devant l’émergence du continent africain.
Dans une note préparatoire au débat sur l’immigration à l’Assemblée Nationale, il est indiqué que l’allocation de 204 € versée aux demandeurs d’asile en Cada est largement supérieure à la même aide en Angleterre, en Allemagne ou en Suède. Mais, en Allemagne, l’aide de 135 € est accompagnée de la gratuité pour la nourriture, ce qui n’est pas le cas en France. Les chiffres ne sont pas faux, mais veulent montrer combien la France est meilleure que ses voisins.
Certes, il y a des raisons pour lesquelles les chiffres de l’immigration peuvent varier fortement d’une source à une autre. Nous n’avons pas les moyens, en France, de dénombrer le nombre d’étrangers en situation irrégulière, à cause de la diversité des raisons de leur présence : étrangers déboutés de l’asile demeurant sur le territoire, entrées irrégulières non dénombrables – ne disons pas clandestines – terrestres ou par voie aérienne. Autre exemple, les morts en Méditerranée : il n’existe que très peu de statistiques, l’IOM vient juste de commencer à les dénombrer. Comment, de fait, les compter ? En bref, on ne compte pas les personnes en déplacement comme on peut dénombrer les millions de touristes qui franchissent le tourniquet du Louvre.
En fait, avancer des chiffres, c’est présenter un aspect de la réalité, ce que nous cherchons à voir et comprendre, selon la question qui nous préoccupe, voire selon nos préjugés sur l’immigration. Il est possible de bâtir sur des chiffres peu vérifiés, ou sélectionnés des théories qui ne servent qu’à alimenter nos peurs, ou à défendre des positions idéologiques, comme celles de l’invasion, ou du grand remplacement, ou encore de l’appel d’air.
Prenons distance d’avec les chiffres. Ce qui aura un avantage : laisser apparaître des questions de plus grand poids.
La capacité et la qualité de l’accueil des étrangers ne se mesure pas au nombre de ceux et celles qui sont « admis » sur le territoire.
La réalité la plus frappante et la plus visible, surtout dans les grandes villes, est celle des camps, dans le triangle Porte de la Chapelle – Porte de la Villette – Stalingrad à Paris, ou bien à Calais, ou bien dans un squat à Toulouse. Le manque de places dans les structures d’accueil contraint les exilés à dormir dans la rue, mais ils peuvent cependant avoir nombre de raisons de s’accrocher à la ville, comme les opportunités de travail (au noir) ou la présence de diasporas déjà mieux installées qu’eux. Il reste que la forme du camp constitue une forme inacceptable de l’accueil, largement commentée par Michel Agier dans ses publications.
Manque de place, réalité des camps, nous sommes là au niveau de la politique de l’Etat dont la stratégie n’est pas guidée par une exigence de respect, mais par la hantise de vouloir maîtriser les mouvements migratoires et les entrées sur le territoire. Cette stratégie se traduit très concrètement au niveau du quotidien des exilés. Je fais référence à ce qui se passe au niveau des préfectures. L’inaccessibilité des guichets est constatée de toutes parts et la dématérialisation par l’informatique ne fait qu’empirer les choses. De plus en plus d’étrangers désemparés font part de leurs efforts vains pour accéder à un renouvèlement de titre de séjour ou à une procédure d’asile. Et même s’ils y accèdent, après de trop longues attentes, il est courant qu’ils soient confrontés à nombre d’obstacles administratifs, et trop souvent à des attitudes de soupçon plus qu’à des attitudes d’accueil.
Il convient de regarder cette réalité en face. Mais, pour autant, de ne pas oublier aussi la France qui accueille, selon le titre du livre de Corty et Chivot[3]. Face à l’inquiétude et au sentiment de rejet trop souvent manifestés à l’égard des réfugiés et des migrants précaires, il y a une autre France, ouverte et hospitalière, qui ne se laisse pas conduire par des peurs, mais qui veut la cohésion sociale, une plus-value économique et humaine et la rénovation du pacte républicain. Nous connaissons bien des exemples : les familles d’accueil comme dans le réseau Welcome, les relais d’intégration par les étudiants et les enseignants… Les initiatives, imaginatives, ne manquent pas, tel le réseau inventé par des jeunes de banlieues, sur les médias sociaux, afin de coordonner les besoins et les offres, ou encore l’initiative d’artistes engagés ouvrant une voie nouvelle et originale dans les échanges à dimension culturelle.
Témoignage, lors d’une soirée Poésie à JRS France : « Quand je lis un poème devant mes amis et un public, cela me donne confiance. Je peux décrire mes sentiments comme je le souhaite, sans restriction, c’est comme ‘briser la honte’. Et puis, c’est aussi un moyen d’apprendre un niveau de langue plus soutenu et de comprendre une nouvelle culture ».
Nous passons en fait ici du côté de l’intégration.
L’intégration des étrangers en France constitue un enjeu de cohésion nationale. Le constat des acteurs de terrain estime que l’insertion linguistique, économique et sociale des personnes que nous accueillons est insuffisante. Le rapport du député Aurélien Taché, en février 2018[4], donne des clés pertinentes : passer des gloses incessantes sur le « vivre ensemble » à se donner les moyens de « faire ensemble » ; penser selon une logique d’investissement, un processus d’autonomisation des personnes, dans le respect des règles collectives. Dans cette perspective, les 72 propositions suggèrent entre autres des parcours sans ruptures, une valorisation des initiatives locales et des collectivités territoriales, une relation contractuelle supposant l’autonomie et la responsabilité des personnes.
Un autre rapport, par Mathieu Tardis, de l’IFRI (juillet 2019)[5], montre comment les choses se passent sur le terrain, et précisément les chances et les défis de l’intégration dans les villes petites et moyennes. Concrètement, villes et villages apparaissent comme des espaces de solidarité et d’opportunité pour les réfugiés. Ils n’y sont pas de nouveaux arrivants anonymes, mais deviennent rapidement membres actifs de la communauté locale. Même si nombre d’entre eux expriment le souhait de repartir vers une grande ville dans les premiers mois de leur séjour, seule une minorité repartira effectivement, un tel souhait perdant de sa force une fois expérimentés les avantages réels qu’offre leur environnement local. Les habitants font preuve de beaucoup d’innovation pour répondre aux besoins, d’une manière plutôt informelle mais très souvent efficace. Villes et villages offrent une image positive de l’accueil et de l’intégration des réfugiés réinstallés.
Il y a bien sûr des difficultés à vaincre. Mais ici une remarque importante s’impose. Les difficultés à l’intégration dans les zones rurales sont des difficultés aussi éprouvées au quotidien par les populations locales : problèmes de mobilité, accès aux soins et aux services, accès au logement ou à l’emploi, ces points importants concernent tout le monde. Il convient alors de ne pas percevoir ces problèmes comme seulement liés à l’immigration[6]. En fait, ils constituent un « commun » et, s’y affronter ensemble, habitants et étrangers, construit un paradigme différent du « nous » et « eux ». En ces lieux, répondre aux besoins des réfugiés est bénéfique à l’ensemble de la société.
Si nous voulons construire un nous ensemble, nous ne pouvons pas raisonner en termes de « eux » et « nous », de cette dissymétrie que tendent à durcir les différences et les catégories. Il est plus utile d’avancer par des petits pas depuis le bas, d’affronter ensemble les questions de la vie, parce qu’elles sont les nôtres et aussi les leurs : il importe de le reconnaître, d’en prendre conscience et de jouer à partir de là. On peut évoquer les questions de pédagogie à l’école ; ou bien la vie dans les quartiers : leurs questions et leurs attentes sont aussi les nôtres, et ils ont quelque chose à dire là-dessus. Si les politiques urbaines ne se préoccupent pas beaucoup de ce que signifie concrètement « habiter » pour les habitants de tel ensemble, voilà une question qui nous est commune, travaillons-la ensemble. Car c’est ainsi que se construit une société intégrée.
Les exilés et déplacés arrivés en France et en Europe sont pour une part musulmans, même si ce n’est pas le cas de tous, bien évidemment. En fait, les musulmans sont surtout des immigrés – des personnes nées à l’étranger et résidant en France, dont un certain nombre, donc, possèdent la nationalité française.
Depuis les années 1980, la religiosité musulmane, auparavant réputée limitée aux sphères de vie des immigrés, s’est affirmée en Europe dans l’ensemble de la vie sociale. Les musulmans revendiquent le droit de vivre leur religion, de suivre les prescriptions islamiques tout en ayant accès aux espaces de vie commune, de travail, d’éducation et de loisirs des sociétés européennes. À l’évidence, la visibilité publique de l’islam, avec ses symboles majeurs – les mosquées, le voile ou le halal –, pose toujours problème aux yeux des citoyens attachés aux valeurs séculières et occidentales de l’Europe. L’islam devient une affaire publique, débattue par tous, un sujet qui mobilise et provoque des passions collectives, comme on le voit ces derniers temps.
On reproche aux musulmans d’être en décalage avec les valeurs séculières, de faire apparaître dans la vie publique européenne des références « externes » aux frontières nationales ; on affirme que leur trajectoire de vie passent par le pays d’origine de leurs parents, par les chaînes satellites dans leur foyer, par la langue maternelle parlée à la maison. Leur irruption dans la sphère publique est d’emblée perçue comme un acte de transgression immanente des frontières nationales. Ils sont par ailleurs source de soupçon perpétuel quant à leurs multiples appartenances et à leur loyauté face au pays d’accueil.
Nous avons pris l’habitude d’opposer la religion au domaine du politique. Or l’expression de la foi, comme la prière, par exemple, est une forme quotidienne d’agir public, d’apparition sur la scène publique. L’islam surgit souvent comme une altérité inacceptable dans le contexte culturel de l’Europe dans la mesure où il perturbe les formes habituelles et convenues de la vie commune. Du fait des dynamiques migratoires et globales, il est clair qu’une conception de la sphère publique figée sur un seul modèle, le modèle mono-culturel de la communauté nationale, devient ici une difficulté.
La visibilité publique de l’islam, qui se présente sous le mode d’une infraction des frontières tracées entre les « étrangers » et « nous », est source de discorde pour ce qui est des normes partagées et met à l’épreuve les sociétés européennes sur le sens du commun[7].
Il faut penser que nous pourrons traverser cette épreuve, que ce n’est pas perdu d’avance. Car nous pouvons user d’une capacité d’intégration dont notre histoire témoigne suffisamment, et de l’outil qu’est notre conception de la laïcité. Qui ne se conçoit pas comme une militance soupçonneuse et trop souvent irritée, ou avec l’illusion de régler les choses par une nouvelle loi que ce soit au niveau de l’Etat ou d’un établissement scolaire ; mais plutôt comme une capacité de dialogue et de confrontation, sans avoir à recourir toujours à une énonciation législative.
Evidemment non !
Nous ne sommes pas seuls devant les mouvements migratoires, pensons à l’Italie. Nous pouvons avoir de l’admiration pour l’Italie depuis les années de Mare Nostrum, et pour ses options d’accueil comme on a pu le voir à Riace, qui ont tant provoqué l’ire de M. Salvini, mais aussi éprouver de la confusion pour ce pays, précisément pour l’avoir laissé sans solidarité ni collaboration devant les drames en Méditerranée.
La France, avec quelques autres pays, a pris l’initiative d’élaborer un système coordonné de débarquement des migrants recueillis par les opérations de Search and Rescue en Méditerranée. Les négociations durent depuis presque un an et viennent de quasiment aboutir. Malheureusement, la résolution présentée sur cette coordination il y a quelques jours au Parlement Européen a été rejetée à la très courte majorité de deux voix. On peut cependant penser que cette coordination des accueils, qui a en fait déjà fonctionné, pourra se mettre en place. Cette action présente deux avantages : d’une part, elle obéit au principe fondamental de sauver des vies en danger et d’en assumer les conséquences ; et, d’autre part, elle met en évidence qu’une coordination régionale est absolument nécessaire pour la gouvernance des mouvements migratoires, et que, si on veut y arriver, il ne faut pas attendre que tout le monde soit d’accord.
Dans son discours introductif au débat sur l’immigration à l’Assemblée Nationale, le 7 octobre, le Premier Ministre évoque brièvement les relations de la France avec les pays d’où viennent les mouvements migratoires : « Nous avons structuré le dialogue avec les pays d’origine et de transit, en vue de mieux prévenir et maîtriser les flux migratoires. Nous y mettons les moyens nécessaires, avec un effort considérable en matière d’aide publique au développement [...] Depuis deux ans, nous mettons enfin la question migratoire au cœur de nos relations diplomatiques avec ces États. » Cette politique, conduite depuis quelques années, et qui n’est pas propre à la France, est fortement critiquée par les organisations qui y voient un processus d’externalisation de nos responsabilités en matière d’asile et d’accueil de migrants. Il faut le concéder, surtout quand l’on entend dans la bouche d’Edouard Philippe, les termes : « mieux prévenir et maîtriser les flux migratoires ». Mais nous devons aussi faire droit à un autre point de vue : le fait que des négociations et des accords sont recherchés en direction d’une gouvernance plus globale des migrations, et que ceci pourrait, peut-être, être prometteur pour l’avenir, notamment en suivant les propositions des Global Compacts signés à Marrakech il y a un an. Tout en restant prudent sur le lien concret entre développement et migration, il paraît indispensable de progresser vers des articulations justes et pertinentes entre les Etats concernés par les mouvements migratoires. Défendons par exemple la mise en place d’un accès légal et sûr à l’Europe, un point avancé en 2014 par un groupe d’organisations chrétiennes à Bruxelles, avec le JRS Europe.
Il n’est pas possible pour la France d’avoir une politique migratoire réaliste, et respectueuse de nos engagements et de nos valeurs, sans agir au premier niveau qui nous concerne, l’Europe. Il ne semble pas que nous ayons pris des initiatives suffisantes à ce niveau. Certes, les processus de décision sont complexes et les histoires longues des Etats membres ont à être respectées. Mais il est clair que deux points mériteraient un effort important, fût-ce en commençant à quelques-uns : un ré-examen en profondeur du Règlement Dublin, voire son abandon, si tant est qu’il implique une notion de solidarité qui n’est pas possible actuellement en Europe ; et, à partir de là, un effort conséquent pour une harmonisation des procédures d’asile, ce à quoi l’EASO (European Asylum Support Office) travaille, avec des moyens renforcés : la Grèce en a dramatiquement besoin.
On entend trop souvent dire que les messages du Pape François sur les migrants sont idéalistes et fort peu réalistes. Le CERAS dispose d’une bonne connaissance de la Doctrine Sociale Catholique, et nous savons que les propos du Pape François sont inscrits dans la tradition de ses prédécesseurs et qu’ils sont très articulés aux engagements des chrétiens en faveur des migrants. Son message pour la journée des migrants était une véritable advocacy en 2018, au moment des Global Compacts, et s’est fait plus interpellant cette année pour soutenir les engagements : « Il ne s’agit pas seulement de migrants ».
L’expérience de Welcome à JRS a offert la richesse et la joie des rencontres avec des exilés, qui ne sont pas que des migrants. Ceux et celles qui ont osé cette rencontre en ont été transformés, humainement, et osons le dire, aussi politiquement.
Enfin, il faut reconnaître avec le P. Benoît de Sinety que « l’exil est l’ADN de la Bible ». Avec la Bible, nous savons que le déplacement de la migration ouvre à une humanité spécifique, originale, ce qui fait dire à la Lettre aux Hébreux : « Dieu n’a pas honte d’être appelé leur Dieu ».
[1] Stephen Smith, La ruée vers l’Europe. La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, Grasset 2018.
[2] François Héran, “L’Europe et le spectre des migrations subsahariennes” in Population et Sociétés n°558, septembre 2018.
[3] Jean-François Corty et Dominique Chivot, La France qui accueille, Editions de l’Atelier, Paris, 2018.
[4] http://aurelientache.fr/wp-content/uploads/2018/02/72-propositions-pour-lint%C3%A9gration.pdf
[5] https://www.ifri.org/fr/publications/etudes-de-lifri/une-histoire-de-crise-refugies-reinstallation-petites-villes-zones
[6] On se rappellera la définition de l’intégration par le rapport Tuot (2013) : processus dans le temps par où l’origine étrangère n’est plus la raison réelle des difficultés sociales rencontrées.
[7] On consultera avec intérêt Nilüfer Göle, Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’Islam (La Découverte, 2015).
Vous pouvez écouter l’ensemble de la conférence sur le site du Centre Sèvres.