Ce texte est la retranscription d’une conférence donnée par Christian Mellon le 22 novembre 2019 à Gif-sur-Yvette (92).
Question très actuelle. Le facteur religieux est cité comme essentiel - voire central - à propos de nombreux actes de violence ou guerres. On pense à des conflits d’un passé récent, encore dans nos mémoires : Irlande du Nord, Liban, Balkans, Sri Lanka… On pense surtout à des faits actuels : la terreur que font régner Al Qaïda au Mali, Boko Haram au Nigéria, les Talibans en Afghanistan et bien sur Daesh en Syrie et en Irak. On évoque aussi les affrontements entre chiites et sunnites en Irak, la persécution, en Birmanie (ou Myanmar) des Rohyingas musulmans par la majorité bouddhiste, la persécution des minorités chrétiennes et yézidies dans l’ensemble des pays du Moyen Orient. Tout près de nous, les attentats terroristes commis dans nos pays européens, comme ceux de Charlie Hebdo et du Bataclan en 2015 ; certains crient « Allah Ouakbar », comme lors de l’assassinat du Père Hamel…
Tout cela accrédite dans l’opinion l’idée que les religions sont des causes de violences, quel que soit par ailleurs le caractère pacifique de leur message. Cette idée a trouvé une formulation plus intellectuelle dans la fameuse thèse de Samuel HUNTINGTON sur « le choc des civilisations ». Il parle de « civilisations », mais il est clair que, pour lui, l’armature de ces civilisations, ce sont les religions.
Comme toujours, face à une idée reçue, il importe de prendre du recul historique. Jean-Claude Guillebaud, revenant sur les guerres et massacres du XXème siècle, écrit, dans le chapitre 4 de son livre Le tournant de la guerre : « Les hommes et les femmes de ma génération… savent qu’au siècle passé, les religions ont été plus souvent persécutées que persécutrices. Elles le furent au nom de l’athéisme dont on nous invite aujourd’hui à attendre une paix perpétuelle… Les deux grands totalitarismes, le brun et le rouge, qui ont ensanglanté le XXème siècle avaient bel et bien pour point commun d’être résolument – et agressivement – athées » (p. 90).
Certains précisent l’accusation : ce ne sont pas les religions en tant que telles qui sont sources de violences, mais les religions monothéistes. Le paganisme antique, disent-ils, avec ses multiples dieux, était moins violent. Là encore, l’histoire apporte un démenti radical : ceux qui disent cela n’ont pas lu La guerre du Péloponèse de Thucydide (5ème siècle avant notre ère).
Pour réfuter cette thèse d’un lien automatique entre religion et violence, on peut rappeler que les croyants sont nombreux parmi les artisans de paix les plus actifs, qui prennent des risques personnels importants pour s’opposer à la violence et à l’injustice. On se souvient, bien sûr, des célèbres figures de Gandhi et de Luther King dans le passé, de Mgr Desmond Tutu plus récemment en Afrique du Sud, etc. Mais on peut évoquer aussi le rôle joué par la communauté Sant’Egidio dans la négociation qui a conduit à la fin de la guerre civile au Mozambique en 1990, ainsi que les efforts, hélas infructueux, de Jean-Paul II pour éviter l’invasion de l’Irak par l’armée américaine en février-mars 2003. Sans oublier, bien sûr, le message de paix et de non-violence du Dalaï Lama.
On pourrait alors se contenter de faire deux colonnes : l’une avec les cas où les religions semblent facteurs de violences, une autre avec les cas où des croyants sont des artisans de paix et de réconciliation. Et on aboutirait à une conclusion banale, et peu éclairante, selon laquelle les religions poussent tantôt à la paix, tantôt à la violence…Ce ne serait guère satisfaisant. Je propose d’aller plus loin, en trois temps :
1. Bien situer le rôle du facteur religieux dans les conflits
2. Centrer l’attention sur le rapport entre le croyant et ses textes sacrés
3. Distinguer guerre sainte/guerre juste
Conclusion : une position plus personnelle en tant que chrétien
Il faut commencer par s’interroger sur le mot même de « religion ». Qu’évoque-t-il à nos oreilles d’occidentaux modernes (ou post-modernes) ? Des croyances, des « pratiques » (prière, culte), des règles de conduite (une éthique), parfois une « spiritualité ». Ce n’est pas la notion de «communauté » qui nous vient d’abord à l’esprit. Ou alors, il s’agit de communautés qui se rassemblent volontairement, pour prier, partager une même foi. Mais chacun peut sortir librement de ces « communautés », même s’il y a encore, çà ou là, des pressions familiales et des conformismes sociaux qui peuvent restreindre cette liberté.
Cette importance de l’adhésion libre à une religion, dans nos pays, nous fait oublier qu’il n’en va pas de même partout dans le monde. Dans beaucoup de sociétés traditionnelles, le mot « religion » renvoie d’abord à une communauté, dans laquelle on naît et meurt, sans pouvoir en sortir, même si on n’adhère plus intérieurement à ce que professe cette religion. Bien sûr, il y a aussi des croyances, des rites, des conduites, mais ce sont justement ceux qui signent l’appartenance à la communauté.
Une petite anecdote peut illustrer cette différence entre ces deux significations du mot « religion » (foi assumée personnellement et appartenance communautaire). Reportons nous en Irlande du Nord, à l’époque de la guerre civile. Un Américain d’origine irlandaise se met en tête d’aller visiter le pays de ses ancêtres, où il n’est jamais allé. En rase campagne, au volant de sa voiture, il tombe sur un barrage de paramilitaires cagoulés, qui l’interpellent de façon menaçante : tu es catholique ou protestant ? Craignant pour sa voiture, voire pour sa vie, et ne sachant à qui il a affaire, il pense s’en tirer en répondant : je suis athée. Mais il s’entend répondre : « Athée catholique ou athée protestant » ?
Cette anecdote pourrait être transposée en bien des lieux de conflits où l’on parle de « violences religieuses ». Elle met en lumière cette réalité : dans beaucoup de sociétés – notamment celles où l’identité nationale est en crise ou ne s’est pas constituée – l'appartenance religieuse n'est pas d'abord perçue comme une foi, une spiritualité, mais comme une étiquette permettant de s’identifier comme communauté. Dans le Liban des années de la guerre civile, il est rare qu’on se définisse d’abord comme « Libanais » : on est « chrétien maronite », « musulman chiite », « musulman sunnite », « chrétien grec-catholique », etc. et secondairement « libanais ». Et cela même si l’on est subjectivement athée. Peut-être est-ce en train de changer, ces jours-ci…
Dans certains cas, ce sont les observateurs d’un conflit (journalistes, experts, etc.) qui, constatant que les frontières des groupes en conflit se superposent assez exactement à celles des communautés religieuses, prennent l'habitude d’utiliser les termes religieux, alors même que les enjeux du conflit sont évidemment politiques et que les acteurs en conflit s'identifient, eux, avec des mots du registre politique. Ainsi, en Irlande du Nord : beaucoup ont présenté l’affrontement avec des termes religieux (des « catholiques » s’opposant à des « protestants »), alors que les acteurs en conflit se désignent comme "Républicains" et "Unionistes", deux mots politiques, qui désignent des projets politiques antagonistes.
Ce mélange des registres prend parfois une forme paradoxale : lors de la guerre de Bosnie, on désignait les 3 camps en présence par trois mots hétérogènes : Serbes, Croates et…Musulmans ! Des « musulmans » qui, d’ailleurs, consommaient de l’alcool sans grands scrupules, du moins au début. C’est le conflit qui les a ensuite radicalisés dans leur pratique de leur religion…
Cela fait penser à ce mot de Montaigne (cité par Olivier Roy dans son excellent livre récent L’Europe est-elle chrétienne ? Seuil 2019) : « Nous sommes chrétiens au même titre que nous sommes Périgourdins ou Allemands » (p. 147).
Donc, faisons attention au vocabulaire. Ce n'est pas parce que les observateurs d'une guerre mettent en avant un mot religieux pour désigner les camps qu’on peut en déduire que c’est un facteur religieux qui est la cause du conflit ou l’enjeu du conflit.
Le facteur de guerre attribué aux « religions » n’est qu’un cas particulier d’un cas plus général : l’importance du facteur «identitaire » dans bien des conflits de notre temps.
C’est donc une question plus large qu’il faudrait traiter : Pourquoi les facteurs « identitaires » (dont le religieux n’est qu’un cas particulier ; parfois c’est l’ethnie ou la langue, etc) sont-ils devenus si importants ?
Il faudrait une autre conférence pour répondre à une telle question. Pour faire simple, disons que, pour une bonne part, les revendications identitaires sont un contre-courant de la tendance à la mondialisation (au sens large : pas seulement économique).
Plus les sociétés ont le sentiment qu’elles vont vers une uniformisation, plus elles réagissent en protégeant (ou en recréant de manière mythique) une identité, en exagérant ce que les rend différentes : langue, culture, religion, ethnie, etc… Réaction normale, et d’ailleurs heureuse, car la disparition de ces différences serait une catastrophe pour l’humanité entière : si tout le monde parlait la même langue, mangeait la même chose, écoutait la même musique, pratiquait les mêmes codes relationnels (sociaux, familiaux), quel appauvrissement !
Ce qui engendre la violence, ce n’est pas la revendication identitaire, c’est quand elle se traduit par le refus de voir d’autres groupes mettre en avant, eux aussi, leurs identités dans le même espace. On tombe alors dans ces « identités meurtrières » (expression du Libanais Amin Maalouf, dans un livre très éclairant, qui porte ce titre), qui alimentent aujourd’hui bien des conflits, purifications ethniques, génocides, conversions forcées, etc…
Faut-il aller jusqu’à nier qu’il y ait des « guerres de religion » ? Si on entend par « guerre de religion » une guerre où les acteurs puisent dans leur croyance religieuse même la conviction que c’est pour eux un devoir religieux que de faire la guerre aux croyants d’autres religions (pour les soumettre, les éliminer ou les convertir), les cas sont sans doute peu nombreux. Le plus souvent, on parle de « guerre de religion » à propos d’une guerre où le facteur religieux est très important. Mais il n’est presque jamais le seul.
Evidemment, on pense aujourd’hui au « djihadisme ». Ceux qui, parmi les djihadistes, recourent à la violence (notamment terroriste) – pas tous, loin de là – relèvent de ce cas, du moins si on écoute ce qu’ils disent : ils prétendent tirer de leur croyance religieuse la conviction qu’il est légitime, et même obligatoire, de faire la guerre à ceux qu’ils perçoivent comme des ennemis de leur religion.
C’est ce qu’ils disent, mais on garde le droit de s’interroger. La plupart des experts expliquent qu’il s'agit d’abord d'un projet politique qui mobilise le registre religieux. Sans doute ne savons-nous rien de la croyance subjective de ceux qui le promeuvent et qui appellent à la violence en s'appuyant sur leur interprétation de l'islam. Mais l’expansion des mouvements qui portent ce genre de projet politique s’explique surtout par le fait que le registre religieux est devenu le seul qui soit disponible pour exprimer une opposition politique radicale, en raison notamment du total discrédit des discours politiques d'hier (nationaliste, socialiste, réformateur, etc).
Plus particulier est le cas des jeunes de nos pays, en petit nombre certes, mais trop nombreux, qui se « radicalisent » dans cette ligne meurtrière, souvent même terroriste. Sur ce point, les analyses qui me semblent les plus pertinentes sont celles d’Olivier Roy, pour qui il s’agit d’une « islamisation de la radicalité », plutôt que d’une « radicalisation de l’islam » (voir son article dans Le Monde du 29 mars 2016). Je sais que cette thèse est controversée, mais je peux du moins en vérifier, à Saint-Denis où j’habite, un point important : la radicalisation va de pair, dans la plupart des cas, avec une profonde ignorance religieuse ; des jeunes qui se disent sympathisants de Daech sont incapables de répondre correctement à une question simple et élémentaire : quels sont les 5 piliers de l’islam ?
Peut-on classer les religions selon qu’elles seraient plus ou moins pacifiques ou plus ou moins pro-violence ? Beaucoup le pensent. Ils croient qu’il suffit d’examiner ce que disent les textes sacrés de chaque religion. Ainsi, on dira : l’Ancien Testament est rempli de guerres saintes ; donc le judaïsme est plutôt violent. Le message du Christ, c’est la non-violence, l’amour des ennemis ; donc les chrétiens sont forcément pour la paix, la tolérance. Le Coran contient des passages légitimant le djihad ; donc, il va de soi que les musulmans sont davantage enclins à la violence. Le bouddhisme a parmi ses principes fondateurs l’ahimsa, la non-violence radicale; donc les bouddhistes sont toujours des artisans de paix. L’hindouisme accepte aisément les divinités des autres religions, qu’il se contente d’ajouter à son panthéon ; donc il est tolérant par nature, etc.
Le problème, c’est que si on regarde non plus ce que disent les textes mais ce que font les croyants, on s’aperçoit que les faits historiques contredisent totalement ces idées toutes faites.
Le christianisme a produit les croisades, et pas seulement au Moyen Age ! Les propos de certains prélats espagnols, lors de la guerre civile, en plein XX° siècle, sont des propos de « guerre sainte ». Mais l’exemple le plus éloquent, parce que le plus contrintuitif, est celui des bouddhistes. Leurs textes exigent d’eux la non-violence, mais au Sri Lanka, pendant la guerre civile, ce sont les moines bouddhistes qui ont mené les campagnes les plus vigoureuses pour torpiller les chances de paix, car ils identifiaient Bouddhisme et culture Cingalaise (anti-tamoule) ; de même aujourd’hui en Birmanie (Myanmar), la majorité bouddhiste de la population soutient la persécution des Rohyingas musulmans et leur expulsion vers les pays voisins… Quant à l’hindouisme, c’est parmi ses défenseurs les plus farouches que s’est développée l’idéologie Hindutva, qui identifie religion hindoue et citoyenneté indienne, et qui jette le soupçon sur les chrétiens et surtout les musulmans… Ce sont des hindous extrémistes qui ont assassiné Gandhi, qu’ils jugeaient trop favorable aux musulmans ; ce sont eux, au pouvoir depuis 2014, qui font passer des lois anti-conversion et qui font de la consommation de viande bovine un crime… (voir : https://www.revue-projet.com/comptes-rendus/2019-09-mellon-l-inde-de-modi/10344)
Je n’irai pas jusqu’à dire que le contenu des textes sacrés est sans importance. Mais, pour le sujet qui nous occupe ici, ce qui est pertinent, c’est moins le contenu des textes que la relation entre les croyants et leurs textes. S’agit-il d’une relation qui laisse toute sa place à l’interprétation, à l’exercice de la raison, à l’esprit critique ? Ou de la répétition automatique de formules apprises ? Ce rapport d’interprétation évolue avec le temps, avec les circonstances politiques, sociales, culturelles… Prenons l’exemple du christianisme : la question pertinente n’est pas de savoir s’il est violent ou non-violent. Mais : pourquoi, à une époque, les chrétiens mettent-ils en avant les textes de l’Ancien testament qui légitiment la guerre et, à d’autres époques, ils ne parlent que du Sermon sur la montagne et de son message de douceur et de non-violence ?
La question de savoir si telle ou telle religion est plutôt facteur de violence ou plutôt facteur de paix ne relève pas d’abord de la théologie, mais de la sociologie religieuse, de l’histoire des mentalités, de l’analyse de la situation de chaque religion dans son environnement social, politique et culturel, etc.
Si l’on veut comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans les régions du monde où l’islam est prédominant, il est plus éclairant de faire appel à l’expertise des historiens, des économistes, des politistes spécialistes de ces régions plutôt qu’à des islamologues spécialistes du Coran. On évite ainsi les lectures culturalistes, qui prétendent trouver dans la tradition musulmane des « constantes », qui cherchent à coupler de manière a-historique les croyances des musulmans d’aujourd’hui aux comportements violents de certains de leurs ancêtres.
Quant à la question omniprésente du rapport à la violence dans les cultures marquées par le Coran, je trouve très éclairantes ces phrases du dominicain Adrien Candiard : « Le Coran fournit un cadre à ces interprétations, mais aussi un imaginaire, et cet imaginaire n’est pas un imaginaire non-violent. Cela interdit-il toute lecture radicalement non-violente du Coran ? Non. Mais à l’inverse, le Coran n’oblige pas à une lecture violente. Je dirais que le Coran n’est pas un texte violent, mais qu’il offre une certaine disponibilité à un usage violent. Une comparaison peut être éclairante, si on en ôte l’effet « point Godwin » tout à fait fâcheux : Wagner n’était pas nazi, Nietzsche n’était pas nazi, mais ils ont pu être récupérés par le nazisme ; ce que le nazisme n’aurait jamais pu faire avec la philosophie de Kant ou la musique de Haydn. Faut-il condamner Wagner et Nietzsche pour cette disponibilité ? Je ne le crois nullement. Ils méritent qu’on les connaisse pour eux-mêmes, pas qu’on les condamne par l’usage que des criminels en ont fait. »
J’ai dit qu’il n’y a pas – du moins aujourd’hui – de « guerre de religion » au sens strict (une guerre dont les causes et les enjeux soient «purement » religieux). Mais cela ne signifie pas que la dimension religieuse ne joue pas un rôle essentiel dans bien des conflits d’aujourd’hui. Mais ce rôle, ce n’est pas celui de « cause », mais de « motivation », de « légitimation » : la plupart des êtres humains, s’ils ne sont pas totalement cyniques et amoraux, ont besoin de « légitimer » leur usage des armes.
Cette légitimation peut prendre deux figures, bien différentes, mais souvent confondues : la « guerre sainte » et la « guerre juste ».
« Guerre juste » est une formule malheureuse, parce qu’elle laisse entendre qu’il pourrait y avoir de « bonnes guerres ». Il n’y a pas de bonnes guerres ; mais la décision de prendre les armes est parfois moralement juste, quand on est confronté à la violence meurtrière d’un agresseur et que les stratégies non-violentes ne sont pas disponibles, faute d’avoir fait l’objet de recherches et de préparations suffisantes. La réflexion qui s’est élaborée au cours des siècles sous le mauvais nom de «guerre juste » fournit quelques points de repères éthiques pour choisir, dans une situation concrète d’agression violente (invasion, purification ethnique, génocide, etc), non pas entre le bien et le mal, mais entre deux solutions toutes deux mauvaises : laisser faire un massacre, ou tuer soi même pour interrompre un massacre ; laquelle constitue un «moindre mal» ? L’histoire offre maint exemple de tels dilemmes moraux : face à un Hitler, à un génocide, à une purification ethnique, on ne peut rester sans rien faire.
Pour trancher de tels dilemmes éthiques, je ne me réfère pas à une croyance religieuse. Exemple : pour arriver à la conclusion qu’il était légitime, en 1999, de recourir aux armes pour stopper la purification ethnique du Kosovo, mais que la guerre contre l’Irak en 2003 n’avait aucune justification, je recours à des critères qui sont les mêmes que ceux d’autres « hommes de bonne volonté », qu’ils soient athées, chrétiens ou croyants d’une autre religion. Les débats autour des critères éthiques à faire valoir pour choisir de recourir ou non à la violence meurtrière sont complexes et je ne peux en exposer ici les données. Mais ce qu’il faut souligner, c’est que Dieu n’a rien à voir là dedans ! Ce n’est pas un débat théologique, mais éthique, dans lequel on voit des croyants d’une même religion prendre des positions opposées, et inversement des croyants et des athées adopter une même position. On peut à la rigueur parer d’une «éthique de la guerre juste », mais sûrement pas d’une « théologie de la guerre juste » !
La guerre sainte, elle, n’a que faire de l’éthique. C’est Dieu lui-même qui bénit et ordonne la violence guerrière. Donc, si je crois vraiment que c’est Dieu lui-même qui m'ordonne de tuer, pourquoi me tourmenter la conscience ? Je n’ai qu’à obéir : la guerre n'est plus un mal qu'il faut chercher à éviter ou, du moins, à limiter (perspective éthique de la « guerre juste »); c’est un bien, un acte d’obéissance à Dieu. Comme, de plus, ce Dieu me promet le paradis si je meurs au combat, pourquoi craindre la mort ? (cf les jeunes Iraniens dans la guerre Iran-Irak, à qui on remet solennellement la « clé du paradis », avant de les envoyer en avant des chars pour faire sauter les mines…). Dans la guerre sainte sont ainsi neutralisés les deux grands freins qui, d’ordinaire, retiennent les hommes d’entrer en guerre : le scrupule moral (tuer, au nom de quoi ?) et la peur de la mort (mourir, pour quoi?). La guerre sainte, c'est donc la guerre sans freins. C’est aussi la guerre simple (tout le bien d’un côté, tout le mal de l’autre) et la guerre sans fin : quand on croit se battre pour Dieu, on est peu enclin à accepter des compromis pour faire la paix, car comment transiger sur un objectif que l’on s’imagine avoir reçu de Dieu ?
A la question, « les religions sont-elles facteurs de paix ou de violence ? », aucune réponse n’est possible tant que l’on n’a pas défini le mot « religion ». Il faut donc déplacer la question, et s’interroger, non pas sur « les religions », mais sur la relation que les individus, les peuples, les communautés de croyants entretiennent avec leur religion : s’agit-il d’un rapport intériorisé (foi, spiritualité), soumis au questionnement critique de la raison et de l’éthique, préservant la liberté d’adhérer ou non à la communauté constituée par les croyants ? Ou s’agit-il d’un héritage que l’on reçoit sans le faire sien, une identité qui sécurise et donne de l’assurance au sein d’un groupe homogène ? Dans ce dernier cas, le risque est très grand de voir cette religion (disons plutôt : cette adhésion du groupe à une identité religieuse communautaire) être instrumentalisée pour tout et n’importe quoi par le premier politicien habile et manipulateur.
Derrière ces questions, il y a, plus radicale encore, celle de l’image de Dieu véhiculée par chaque religion. Est-ce le « Dieu de la tribu » ? Le Dieu qui épouse les causes politiques d’un peuple particulier ? Ou un Dieu universel, qui se propose à tous, mais sans s’imposer à qui que ce soit ?
Le Dieu que Jésus présente dans l’Evangile ne peut encourager la moindre violence. Il fait lever son soleil sur les justes et les injustes, tomber la pluie sur les bons et les méchants. Quant à la violence, Jésus ne la rend pas, mais la prend sur lui : « En sa chair il a tué la haine » (Paul, épître aux Ephésiens). Et il invite à « aimer ses ennemis », à refuser l’usage du glaive…
S’il arrive que des chrétiens se résignent à recourir à une violence qui leur semble « juste » (compte tenu des conséquences du choix inverse), ce ne peut donc être que pour des raisons éthiques, politiques ; jamais pour des raisons religieuses.
Voici ce qu’a écrit le pape François dans son Message du 1 janvier 2017 :
« La non-violence est parfois comprise dans le sens de capitulation, de désengagement et de passivité, mais en réalité il n’en est pas ainsi. La non-violence pratiquée avec détermination et cohérence a donné des résultats impressionnants. Les succès obtenus par le Mahatma Gandhi et Khan Abdul Ghaffar Khan dans la libération de l’Inde, et par Martin Luther King Jr contre la discrimination raciale ne seront jamais oubliés. L’Église s’est engagée pour la réalisation de stratégies non-violentes de promotion de la paix dans beaucoup de pays, en sollicitant même les acteurs les plus violents dans des efforts pour construire une paix juste et durable. Cet engagement en faveur des victimes de l’injustice et de la violence n’est pas un patrimoine exclusif de l’Église catholique, mais est propre à de nombreuses traditions religieuses pour lesquelles « la compassion et la non-violence sont essentielles et indiquent la voie de la vie ». Je le réaffirme avec force : « Aucune religion n’est terroriste ». La violence est une profanation du nom de Dieu. Ne nous lassons jamais de le répéter : « Jamais le nom de Dieu ne peut justifier la violence. Seule la paix est sainte. Seule la paix est sainte, pas la guerre ! »
«Tuer au nom de Dieu est un blasphème et une perversion de la religion » avait dit Jean Paul II au corps diplomatique le 10 janvier 2002. Un blasphème : le mot est très fort. « Tuer au nom de Dieu » n’est pas seulement un crime, une aberration, c’est un « blasphème », car c’est porter atteinte à Dieu lui-même que de s’imaginer qu’il puisse commander de tuer en son nom. La formule a été reprise par le pape François.
Un consensus de tous les croyants sur une telle affirmation, ce serait déjà beaucoup !
Comment un tel blasphème a-t-il pu avoir cours dans le monde chrétien ? Je crois - simple hypothèse que je soumets à la discussion - que cela vient de ce que trop de chrétiens ont gardé une image de Dieu qui n'est pas celle qui se révèle en Jésus Christ : un Dieu qui a encore partie liée à la puissance et au sacré. Ils sont restés à mi-chemin dans le mouvement de « désacralisation du divin » opéré par Jésus : alors que Jésus a annoncé un Dieu qui est Père de tous les hommes et qui n’a aucun ennemi, qui « fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes » (Mt 5, 45), les chrétiens ont, comme le dit bien René Girard, « ré-injecté de la violence dans la divinité » (Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978, p. 248).
Cela s’explique : tout homme éprouve - c'est bien naturel - le besoin d’absolutiser ce pour quoi il risque sa vie et envisage de faire mourir d'autres. C’est le cas dans toutes les religions, mais aussi dans les idéologies séculières : mettre des majuscules à des mots comme Patrie, Nation, Révolution, Libération, c’est en faire des « absolus » auxquels on doit tout sacrifier, des sortes de « divinités ». C’est une variante sécularisée de la « guerre sainte ».
Or celui croit au Dieu de Jésus Christ ne devrait absolutiser, sacraliser, aucune des causes qu’il défend, même celles qu'il juge assez importantes pour envisager de donner sa vie et de tuer pour elles. Car, si nous croyons en Jésus « vrai Dieu vrai Homme », il n'est qu'un seul sacré : l'homme. C’est ce qu’exprime le poète Patrice de La Tour du Pin, dans une belle formule reprise par Didier Rimaud dans un cantique souvent chanté dans nos célébrations : « Tout homme est une histoire sacrée ; l'homme est à l'image de Dieu ».
Si forte est, en Jésus Christ, l'identification de Dieu à l'Homme qu'on peut qualifier de blasphème le fait de sacraliser, y compris dans l'univers religieux, ce qui méprise l'homme ou le tue.
Pour écarter Dieu de tous nos conflits, le chrétien est invité à ne pas se fabriquer d’autre image de Dieu que celle de Jésus donnant sa vie sur la croix et triomphant ainsi de la mort, du péché et de la haine. Dans la prière, il peut alors s'ouvrir à la plus radicale des désacralisations de la violence, au plus renversant refus d’absolutiser quoi que ce soit en ce monde. J’emprunte à un théologien disparu, Emile Granger, la formulation de cette révolution religieuse accomplie par le mystère pascal ; cette formule, par laquelle je conclus, on la trouve dans l’article « Images de Dieu et sacralisation de la violence », qu'il a écrit, peu avant sa mort, pour la revue Alternatives non violentes :
"Nous avons vu que l'Absolu tendait à faire mourir le relatif, que les hommes naturellement en viennent à absolutiser ce pour quoi ils meurent et font mourir. Il y a là une source de courage indéniable. Mais aussi bien de drames. Il se trouve que le dogme chrétien affirme l'Incarnation, à savoir que le crucifié du Golgotha était Dieu. Nous butons sur un scandaleux renversement : c'est l'Absolu qui meurt pour le relatif, et non l'inverse... (...) Cela nous invite à ne pas trop vite tout sacrifier à nos causes, même légitimes. Pour autant, il ne s'agit pas de se démobiliser. Il reste possible, pour le relatif, de donner sa vie" (Alternatives non-violentes, n° 94, 1995, p. 69).