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14 novembre 2017

Subsidiarité

Bertrand Hériard , jésuite, aumônier du MCC et ancien directeur du Ceras

Subsidiarité @Ron Mader / Flickr

Principe de philosophie politique à la base de tous les fédéralismes, le principe de subsidiarité recommande que les décisions soient prises au plus près des parties prenantes. Un plus grand groupe n'intervient que pour suppléer les fonctions qui dépassent les possibilités d'un petit groupe.

Au moment où la mondialisation est devenue un phénomène irréversible, les États-nations semblent dépassés par la concentration des pouvoirs économiques. Comment nos démocraties, qui sont nées d’une pratique locale, peuvent-elles prendre en charge des problèmes globaux comme la crise écologique, la crise systémique de la finance mondiale et la crise sociale qui en découle ?

Sur ces questions, le pape François a réaffirmé l’actualité du principe de subsidiarité : « Le bien commun présuppose le respect de la personne humaine comme telle, avec des droits fondamentaux et inaliénables ordonnés à son développement intégral. Le bien commun exige aussi le bien-être social et le développement des divers groupes intermédiaires, selon le principe de subsidiarité.» (Laudato Si’, LS 152) Quelle est l’origine du principe de subsidiarité ? Quel est le fondement d’un tel principe ? Quelle en est la portée politique ? Ces trois questions vont structurer les trois parties de cet article.

Une origine hybride

Le Moyen-Âge n’accorde au pouvoir politique qu’un rôle de pacification et d’unification, les différents groupes qui composent la société étant par eux-mêmes très structurés : famille dans la paroisse, corporation dans la municipalité, villes dans l’empire… avec un sens organique théorisé par les théologiens, en particulier par saint Thomas dans la ligne d’Aristote. « L’Église supplée aux carences les plus voyantes, jouant dans la plupart des sphères sociales le rôle de secours qui sera confié plus tard à l’État (…). Elle est donnée par certains auteurs pour susceptible d’intervenir légitimement dans le pouvoir politique, si le prince de l’heure se trouve incapable et défaillant1 ».

Le concept de suppléance, qui attribue des compétences spécifiques aux différentes autorités, apparaît au XVIIe siècle à la fois chez Althusius et chez Locke. Le premier, théologien calviniste puis Syndic de la ville d’Emden, justifie la société organique du Moyen-Âge en s’appuyant sur le droit germanique qui protège les municipalités dans le Saint Empire. Le second, un temps secrétaire du Board of Trade, décrit une société individualiste à l’image des propriétaires anglais engagés dans des relations économiques. Les deux penseurs défendent la liberté face à l’autorité et posent la primauté des corps intermédiaires face à l’État naissant. « La société individualiste de Locke engendrera l’idée de suppléance des libéraux classiques. Tandis que la société organique d’Althusius fournira le fondement de l’État subsidiaire des catholiques sociaux et, plus loin, d’une manière toute différente, des ordo-libéraux du XXe siècle2 ».

Un principe de droit constitutionnel

L’idée de suppléance fut la pierre d’angle de tous les fédéralismes, les entités autonomes ne déléguant que les problèmes qu’elles n’arrivent pas à régler à leur niveau. En Suisse, les cantons signent un pacte en 1291 pour se défendre face à la domination des Habsbourg. En Amérique du Nord, les colonies s’unissent en 1643 puis en 1684, pour repousser le danger indien et faire face à la concurrence hollandaise avant de se liguer contre la couronne britannique. Dans la pensée politique européenne, l’idée d’un État subsidiaire est portée par les courants solidariste puis personnaliste. En Allemagne, après la seconde guerre mondiale, le concept devient le pivot autour duquel les libéraux et les socialistes parviennent à un consensus pour répartir les compétences entre le Bund et les Länder3. En 1992, le principe de subsidiarité est repris explicitement au plan européen dans le traité de Maastricht :

« Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire4. »

Le discours social de l’Église catholique

Le concept de subsidiarité apparaît dans Rerum novarum (1891) au moment où les catholiques sociaux demandent l’intervention de l’État sur les questions sociales engendrées par une industrialisation rapide5. Il est systématisé par Pie XI dans Quadragesimo anno (QA 1931), dans une période de montée des fascismes6.

« Il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. » (QA 86)

Dans le contexte de la guerre froide, ce principe est étendu au niveau international par Jean XXIII dans Pacem in terris (1963), sous deux conditions : l’accord unanime des nations (PT 138) et l'importance reconnue de la protection des droits de la personne (PT 139). Jean XXIII propose clairement la constitution d’une autorité publique de compétence universelle mais en ajoutant : « Il n’appartient pas à l’autorité de la communauté mondiale de limiter l’action que les États exercent dans leur sphère propre, ni de se substituer à eux. Elle doit au contraire tâcher de susciter dans tous les pays du monde des conditions qui facilitent non seulement aux gouvernements mais aussi aux individus et aux corps intermédiaires l’accomplissement de leurs fonctions, l’observation de leurs devoirs et l’usage de leurs droits dans des conditions de plus grande sécurité. » (PT 141).

Si le concile et Paul VI recourent moins à ce principe, le pape Jean-Paul II y fait clairement référence dans Centesimus annus : « Une société d’ordre supérieur ne doit pas intervenir dans la vie interne d’une société d’un ordre inférieur, en lui enlevant ses compétences, mais elle doit plutôt la soutenir en cas de nécessité et l’aider à coordonner son action avec celle des autres éléments qui composent la société, en vue du bien commun ». (CA 48).

Les papes Benoît XVI et François utiliseront le principe chacun à leur manière et dans des contextes très différents. Ainsi Benoît XVI rappelle le lien indissoluble avec la solidarité à un moment où l’État providence se trouve menacé : « Le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin7 ». Quant à François, il élargira la perspective en parlant de la participation érigée en principe de la doctrine sociale par le Compendium de 2005 : « La conséquence caractéristique de la subsidiarité est la participation » (189). Nous reviendrons sur ce point.

Un fondement critique

Remarquons que les papes ont d’abord fait un usage critique de la subsidiarité. Léon XIII introduit ce principe au moment où le capitalisme triomphant traite les ouvriers comme des marchandises et leur enlève tout droit de coopérer et de se syndiquer. Pie XI le systématise à l’époque de la montée des nationalismes. Il aurait même ajouté de sa propre main des paragraphes (QA 98-103) qui auraient vivement mécontenté Mussolini. Jean XXIII en étend le champ au plus fort de la guerre froide. Et Jean-Paul II rappelle ce principe pour contester la propension des Etats à tout gérer (CA 15).

Dans un monde où certains secteurs économiques exercent davantage de pouvoir que les États eux-mêmes, cette portée critique est réactualisée par Benoit XVI : « L’articulation de l’autorité politique au niveau local, national et international est, entre autres, une des voies maîtresses pour parvenir à orienter la mondialisation économique. C’est aussi le moyen d’éviter qu’elle ne mine dans les faits les fondements de la démocratie. » (Caritas in veritate , CV 41). De même, le pape François en donne une lecture qui insiste sur la primauté du politique sur l’économique : « Qu’en est-il de la politique ? Rappelons le principe de subsidiarité qui donne la liberté au développement des capacités présentes à tous les niveaux, mais qui exige en même temps plus de responsabilité pour le bien commun de la part de celui qui détient plus de pouvoir. » (LS 157)

Dans cette approche critique, les papes respectent-ils la séparation de l’Église et de l’État qu’ils ont mis tant de temps à admettre ? Sont-ils cohérents avec ce qu'exprimait Paul VI : « L’Église ne prétend aucunement s’immiscer dans la politique des États » (PP 13) ? S’ils interviennent, c’est d’abord au nom du respect de la dignité humaine, ce fondement qui fonde tout le discours social de l’Église. Si dans la vision aristotélicienne, le grand groupe est le garant du bien commun, dans la vision chrétienne, la dignité de la personne humaine passe avant le principe de cohésion : « Le gouvernement a pour but d’assurer, d’accroître et de conserver la perfection des êtres dont il a la charge8 ». Car cette perfection de l’homme est relationnelle : à l’image de Dieu, l’homme est capable d’aimer, c’est-à-dire d’entrer en relation.

C'est sur cette base relationnelle que le cardinal Ratzinger lie le principe à l’intuition paulinienne de l’égalité de tous devant Dieu (Col 3,11). Cette passion de l’égalité justifie la critique d'une certaine vision du pouvoir et de sa tentation d’être idolâtré. Mais l’Eglise s’est toujours voulue aussi force de proposition qui assume la construction du bien commun qui commence par le bas de l’échelle sociale et la structure la plus élémentaire – la famille au sein d’autres collectifs, la commune dans l’intercommunalité, la région dans l’État, les États par rapport à une autorité mondiale devenue de plus en plus nécessaire. Parce qu’il respecte les petits, le principe de subsidiarité se fait devoir de non-ingérence, parce qu’il les invite à participer à la définition du bien commun, il défend une vision démocratique de l’État.

Son fondement critique ne l’empêche pas de faire partie des trois principes fondateurs de la Doctrine sociale de l’Eglise comme l’a bien montré le cardinal Ratzinger en 1986 : « Au fondement, qui est la dignité humaine, sont intimement liés le principe de solidarité et le principe de subsidiarité. En vertu du premier, l’homme doit contribuer avec ses semblables au bien commun de la société, à tous les niveaux (…) En vertu du second, ni l’État ni aucune société, ne doivent jamais se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des communautés intermédiaires au niveau où elles peuvent agir9… ». Son caractère principiel lui a permis de se déployer dans l’espace politique au sens large du terme.

Une portée politique

Depuis 1891, les papes adressent leurs lettres à des personnes engagés dans des structures concrètes : les évêques, les prêtres, les fidèles laïcs, et finalement, depuis 1963, tous les hommes de bonne volonté… Léon XIII rend hommage à l’immense travail des catholiques sociaux, et sa lettre justifie leurs engagements, en particulier dans le syndicalisme chrétien. Pie XI fait écho aux multiples réalisations des corps intermédiaires (coopératives, syndicats, mutuelles…) et il légitime leur action. Jean XXIII soutient les jeunes Églises du Tiers-monde au moment où s’accélèrent les processus de décolonisation. Jean-Paul II fait de même avec les pays qui veulent s’émanciper du communisme. François encourage les mouvements populaires qui vivent dans leur chair la disparition des "communs" (eau, air, terre) qui leur permettent de subsister. Bref, le discours social a une portée politique et il est reçu comme tel par de nombreux chrétiens, en renouvelant leur volonté de contribuer au bien commun.

Pour être pleinement reconnu, le principe de subsidiarité a besoin que les trois domaines de pertinence que nous avons traversés se renforcent mutuellement. Comment peut-il devenir une doctrine s’il n’est pas expérimenté aussi par les chrétiens, y compris dans leurs Églises10 ? Comment peut-il demeurer critique si les chrétiens ne dénoncent pas l’autocélébration de tous les pouvoirs au mépris des plus démunis ? Comment peut-il avoir une portée politique, s’il n’est pas mis en oeuvre concrètement par les chrétiens et les hommes de bonne volonté, là où ils travaillent ?

Sur cette dernière question, le pape François développe l’intuition du Conseil Pontifical Justice et Paix qui lie dans son Compendium de la doctrine sociale de l'Eglise la subsidiarité à la participation (Compenduim, 189) . « La participation requiert que tous soient convenablement informés sur les divers aspects ainsi que sur les différents risques et possibilités ; elle ne se limite pas à la décision initiale d’un projet, mais concerne aussi les actions de suivi et de surveillance constante. » (LS 183). Mais il va plus loin en développant une idée qui a émergé en Amérique Latine11 : celle de "capacitation" (empowerment) des corps intermédiaires, en commençant par les communautés les plus pauvres. « Les individus isolés peuvent perdre leur capacité, ainsi que leur liberté pour surmonter la logique de la raison instrumentale, et finir par être à la merci d’un consumérisme sans éthique et sans dimension. On répond aux problèmes sociaux par des réseaux communautaires, non par la simple somme de biens individuels » (LS 219). Avec François, le mot ‘capacité’ devient ainsi un mot clé de l’enseignement social (14 occurrences dans Laudato Si) qui engage les chrétiens à les développer dans une transition à la fois écologique et sociale.

En rappelant la valeur inconditionnelle de la personne humaine, en encourageant à ce que les problèmes politiques soient tranchés au plus proche de ceux qui sont concernés, en demandant de leur assurer les moyens nécessaires, les chrétiens donnent voix à un principe politique qui déborde l’Église.

1 Chantal Delsol, L’État subsidiaire, Puf, 1992, Archives Karéline, 2010, p. 45.

2 Ibid, p. 60.

3 « Les législateurs allemands ont par le passé reculé devant une énonciation nominale du principe à cause de sa connotation confessionnelle, notamment lors de la convention de Herrenchiemsee, au moment de la rédaction de la Constitution. ». Chantal Delsol, L’État subsidiaire, Puf, 1992, Archives Karéline, 2010, p. 216.

4 Traité sur l’Union européenne 92/C 191/01, Article 3B. Pourtant « le principe de subsidiarité est en lui-même un paradoxe, à la fois suppléance nécessaire de la part d’une instance supérieure, commune, pour engager des initiatives qui, prises isolément, n’aboutiraient pas, et reconnaissance de la pleine responsabilité des divers échelons d’une communauté, là où elle peut s’exercer. Ce paradoxe est constitutif de la construction européenne. » Julien Barroche, « Le principe de subsidiarité : quelle contribution à la construction européenne ? » in Projet, n°340, mai 2014.

5 On notera l’influence, entre autres, de Mgr Von Ketteler - dont la vision sociale ressemblait sur plusieurs points à celle d’Althusius –, du néo-thomiste Tapparelli et du cardinal Gibbons – les Américains ont une longue expérience de la répartition verticale du pouvoir.

6 « L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire, ni de les absorber » QA 87.

7 Benoît XVI précise que « cette règle de caractère général doit être prise sérieusement en considération notamment quand il s’agit d’affronter des questions relatives aux aides internationales pour le développement ». CV 58

8 Saint Thomas, Contra Gentiles, III, Ch. 71.

9 Joseph Ratzinger, Instruction sur la liberté chrétienne et la libération, 22 mars 1986, AAS 79 (1987) 554-599.

10 Pie XII a introduit le débat sur la subsidiarité dans l’Eglise catholique en parlant de QA devant les nouveaux cardinaux : « Toute activité est subsidiaire par sa nature : elle doit servir de soutien pour les membres du corps social, et ne jamais les anéantir ni les absorber. (…) Paroles vraiment éclairantes, qui valent pour la vie sociale à tous les niveaux, et aussi pour la vie de l’Église, sans préjudice de sa structure hiérarchique » (AAS., 38, 1946, p. 145). Pourtant seul le devoir de non-ingérence est inscrit dans le Code de droit canonique de 1983 alors même que la subsidiarité est un principe fondateur pour les églises protestantes. Le pape François remet ce chantier en route en déléguant de plus en plus de pouvoirs aux conférences épiscopales.

11Marie Hélène Bacqué, Carole Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice, La Découverte, 2013.

 

Pour aller plus loin

La subsidiarité en video : une interview de Jérôme Vignon (Semaines sociales de France)

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