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29 novembre 2012

Charité

Luc Dubrulle, Prêtre, Institut Catholique de Paris 

Charité ©Leo Mabmacien / Flickr

"Dieu est charité." Ce fondement dogmatique est au principe de la compréhension de la charité comme "critère suprême et universel de l'éthique sociale tout entière". De Rerum novarum à Caritas in veritate, la charité se fait œuvres, science, âme, vérité ; elle peut être sociale et politique. Elle est "la voie maîtresse de la Doctrine sociale de l'Église".

« Dieu est charité » (1 Jn 4, 16). Ce fondement théologal est au principe du commandement nouveau de l’amour comme « loi fondamentale de la perfection humaine et donc de la transformation du monde » (Gaudium et spes, GS38). La charité est la règle de toute éthique chrétienne, a fortiori de la théologie morale sociale. Elle est « la voie maîtresse de la Doctrine sociale de l’Église » (Caritas in veritate, CV2).

Le mot français « charité » souffre de multiples réductions. Souvent, il est compris comme désignant une action du type de l’aumône condescendante du riche au pauvre. Chargé d’un lourd contentieux historique, il stigmatise soit l’opposition politique au traitement de la pauvreté par la justice, soit son traitement palliatif quand la justice échoue. Cette hypothèque négative n’existe pas de la même façon pour les différents vocables qui, dans d’autres langues, tentent de rendre le latin caritas. Pour éviter le piège sémantique, il faut donc se déprendre de l’acception courante, user des registres de l’agapè et de l’amour, et proposer sa détermination théologique.

Au XIXe siècle, et notamment quant à la question sociale, a émergé l’interrogation suivante : comment la charité de Dieu peut gouverner la société quand l’Église est écartée du pouvoir politique ? L’Église dépouillée fourmille d’initiatives d’une charité palliative qui se fait aussi  associative, éducative, sociale, économique, juridique. Dans les recherches de repositionnement face aux évolutions politiques, la charité peut s’opposer à la justice, mais aussi l’induire.

Avec Rerum novarum, en 1891, Léon XIII fixe un cadre où la charité englobe le tout, mais ouvre en son sein un champ nécessaire et limité à la justice d’État, tout en situant l'essentiel du traitement de la question sociale dans les œuvres de charité. Celles-ci sont comprises comme médiations de l’action divine : « C’est d’une abondante effusion de charité qu’il faut attendre principalement le salut » (RN45).

Dix ans plus tard, en 1901, dans Graves de Communi1, Léon XIII, contemplant les fruits de Rerum novarum, constate qu'il « s'est établi entre les catholiques une communauté d'action » pour « soulager les misères du peuple, non pas seulement par des secours passagers, mais aussi par un ensemble d'institutions permanentes où les nécessiteux trouvent une garantie plus efficace ». Cet ensemble d'institutions permanentes ce sont : les secrétariats du peuple, les caisses rurales de crédit, les mutualités d'assistance ou de secours, les patronages, les associations d'ouvriers, les diverses sociétés ou œuvres catholiques. Léon XIII les définit comme « une des gloires de la charité » et tout cela participe de ce qu'il nomme une « science de la charité ».

Au fil de l’évolution historique, cette science pratique de la charité consent de plus en plus au politique, au point qu’en 1927, Pie XI parle du domaine politique comme « le champ le plus vaste de la charité, de la charité politique, dont on peut dire qu'aucun autre ne lui est supérieur, sauf celui de la religion.»2

Pour faire face au risque constant de réduire la charité au palliatif, Pie XI, dans Quadragesimo anno (QA), fixe le concept de "charité sociale", en articulation avec celui de "justice sociale". Si la justice sociale est définie comme norme objective de l’ordre juridique, économique et social, la charité sociale est posée comme « l’âme de cet ordre » (QA95). En consacrant le concept de charité sociale, Pie XI puis Pie XII intègrent la justice sociale dans une source et un horizon proprement théologaux. Il s'agit d'une vision de l'humanité à partir et en vue de Dieu. La foi dans l'union au Père céleste dont les hommes sont les fils, donne la conviction de faire partie d'une même famille dans le Christ : ainsi se trouve posé le lien spirituel qui est au fondement du lien social. Charité et justice sociales ne délimitent pas des domaines d'actions séparés. Elles régissent les mêmes actes, mais à partir d'une source et dans un horizon différents, « de plus haut »3 pour la première. La charité vient, dans l'homme, soumettre la volonté et le cœur aux lois de la justice et de l'équité. Parce que "sociale", la charité vient, dans l'homme, rendre l'exigence de justice vraiment universelle. Parce que divine, elle vient, dans l'homme, ouvrir la gratuité, le don et le pardon, nécessaires à une justice vraiment sociale. Elle fait « voir les droits d'autrui », elle fait « écouter les oreilles devenues sourdes à la voix de l'équité »4. Pie XII saisit bien des occasions pour développer en situation l'articulation de la justice et de la charité sociales5, affirmant un primat de la charité qui élève et vivifie la justice sociale. Jean-Yves Calvez et Jacques Perrin l’ont nommé une « charité totale »6 : « la justice est intérieure à la charité sans que jamais la charité puisse être opposée à la justice. »7

Pour faire droit à l’autonomie des réalités terrestres, Paul VI et Vatican II déplacent le curseur de la charité du côté théologal8, s’abstenant de parler de "charité sociale", comme de "doctrine sociale". Ces deux expressions reviennent sous la plume de Jean Paul II. Mais, christianisant la solidarité9, le pape polonais a peu recours, dans son enseignement social, au concept de charité.

C’est le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église qui, dans sa tentative de proposer un organon de théologie morale sociale, en arrive à poser la charité comme « critère suprême et universel de l’éthique sociale tout entière »10. Les numéros 204 à 208 offrent une courte et dense synthèse de la « voie de la charité » comme horizon de la théorie et de la pratique sociales de l’Église. A cet endroit est forgé le concept formellement nouveau dans les textes du Magistère de « charité sociale et politique ».  

Benoît XVI consacre sa première encyclique à la charité : Deus caritas est (DC, Noël 2005). Après avoir magistralement posé la charité comme agapè dans la première partie, la seconde partie tend à reproduire une certaine dichotomie entre charité et justice. S'y trouvent juxtaposés : « l'engagement nécessaire pour la justice » et « le service de la charité », « la sphère de l'État » et « la sphère de l'Église », l'« ordre juste de l'État » et le « service de l'amour », « les structures justes » et « les œuvres de charité », « l'engagement pour un ordre juste de l'État et de la société, d'une part, et l'activité caritative organisée, d'autre part » (DC 25-29).

Ce parallélisme est dépassé dans Caritas in veritate. « Non seulement la justice n’est pas étrangère à la charité, non seulement elle n’est pas une voie alternative ou parallèle à la charité : la justice est "inséparable de la charité", elle lui est intrinsèque. La justice est la première voie de la charité ou, comme le disait Paul VI, son "minimum", une partie intégrante de cet amour en « actes et en vérité » (1 Jn 3, 18) auquel l’apôtre saint Jean exhorte. » (CV6) Tout l'ordre social, économique, politique, peut être et doit être compris, interprété, changé, développé, à partir de la charité. La grammaire que propose le pape pour que la charité puisse constituer la voie maîtresse de la Doctrine sociale de l'Église, c'est la conjugaison de la charité avec la vérité. Cette intelligence de l’amour constitue proprement la façon dont la charité peut être plausible et efficace dans le contexte social, économique, et politique contemporain.

1  Léon XIII, Graves de communi, 18 janvier 1901, ASS 33 (1900-1901) ; Lettres apostoliques de S.S. Léon XIII, encycliques, brefs, etc., tome VI, Paris, La bonne presse, s. d., p. 204‑227.

2  Pie XI, « L'action catholique et la politique. Discours à la Fédération universitaire italienne », 18 décembre 1927, la Documentation catholique, tome 23, n° 506, 8 février 1930, col. 357-358.

3  Jean-Yves Calvez et Jacques Perrin, Église et société économique. L'enseignement social des papes de Léon XIII à Pie XII (1878-1958), Aubier, 1959, p. 225.

4  Pie XII, Homélie à Saint-Pierre de Rome, 9 avril 1939. AAS 31 (1939) p. 150 ; la Documentation catholique, tome 40, n° 896, 5 mai 1939, col. 551.

5  Par exemple : Pie XII, « La charité dans les assurances sociales », Allocution pontificale à l'Institut national espagnol de prévoyance, 11 septembre 1958, la Documentation catholique,tome 45, n°1292, 7 décembre 1958, col. 1579-1580.

6  Jean-Yves Calvez et Jacques Perrin, op. cit., p. 221.

7  Jean-Yves Calvez et Jacques Perrin, op. cit., p. 228-229.

8  Philippe Delhaye, « Le kérygme de la charité à Vatican II », Revue théologique de Louvain,1, 1970, p. 144‑174.

9  Domingos Lourenço-Vieira, La solidarité au cœur de l'éthique sociale. La notion de solidarité dans l'enseignement social de l'Église catholique, Paris, Mare & Martin, 408 p.

10  Conseil pontifical "Justice et Paix", Compendium de la doctrine sociale de l'Église, Bayard - Cerf - Fleurus-Mame, (2004) 2005, n° 204, p. 116.