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22 novembre 2012

Libéralisme - version de 2012

Le discours social catholique

Etienne Perrot, Jésuite, Économiste

L’Église a fini par s’accommoder, sinon à se rallier, à la démocratie libérale. L’adhésion à la liberté de conscience et aux droits humains a finalement été acquise. Le capitalisme libéral, en revanche, continue de susciter un discernement critique fondé sur l’interpénétration de l’économique et du social chahuté aujourd’hui par la domination financière.

Le libéralisme est à la fois un mouvement historique et une idéologie fondée sur le principe de l’autonomie individuelle. L’enjeu en est le rapport entre d’une part la vérité de l’homme dans sa liberté, et d’autre part la justice sociale. Comme pour le marxisme, l’Église a distingué le libéralisme comme idéologie condamnable du libéralisme comme mouvement historique avec lequel on peut composer dans la pratique sociale. Paul VI, dans Octogesima adveniens (OA, 1971) rappelle clairement cette position. « Un chrétien ne peut adhérer ni à l’idéologie marxiste […], ni à l’idéologie libérale qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l’intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles, et non comme un but et un critère majeur de la valeur de l’organisation sociale » (OA 26) La raison de cette opposition à l’idéologie libérale est d’ordre anthropologique : « Dans sa racine même le libéralisme philosophique est une affirmation erronée de l’autonomie de l’individu dans son activité, ses motivations, l’exercice de sa liberté. C’est dire que l’idéologie libérale requiert également un discernement attentif. » (OA 35)

Cette distinction entre d’une part l’idéologie condamnable au nom de la vérité anthropologique de l’Homme et d’autre part les mouvements historiques qui appellent un discernement pratique permet de comprendre les facettes de la position officielle de l’Église envers le libéralisme. Et cela dans les trois dimensions que les théoriciens libéraux ont eux-mêmes établies : la dimension politique dans la démocratie libérale avec son corollaire la relégation de la religion dans la sphère privée ; la dimension culturelle marquée par la liberté de conscience et d’expression ; enfin la dimension économique incarnée dans le libre échange sur les marchés.

Face au libéralisme politique

Le discours de l’Église catholique en matière politique s’enracine dans la référence à un Haut Moyen-âge largement mythique d’une société structurée par le jeu des pouvoirs politiques et religieux.

Sans renier les principes antilibéraux, notamment dans l’encyclique Immortale dei de 1885, Léon XIII (1878-1903) pose timidement les tout premiers jalons d’un compromis pratique. Les encycliques Libertas praestantissimum de 1888 et Sapientiae christianae de 1890 ouvrent la voie à l’injonction faite en 1892 aux catholiques français de se rallier à la République. La porte entre-ouverte par l’encyclique de 1888 est justifiée par l’infirmité humaine. D’où l’acceptation du bout des lèvres de la tolérance que la puissance publique croit parfois pouvoir concéder à certaines pratiques contraires à la vérité et à la justice pour éviter un plus grand mal. Le fond de l’argumentation reste explicitement antilibéral : la liberté est soumission à l’autorité de la vérité qui vient de Dieu par le moyen de l’Église. Autrement dit, contrairement au postulat libéral, la liberté ne saurait provenir de la nature. Un pouvoir tempéré par l’institution démocratique n’est donc pas impensable, pourvu que l’origine divine du pouvoir soit reconnue et respectée. Sur ce même terreau antinaturaliste fleurit la première des grandes encycliques sociales (Rerum novarum, de Léon XIII, 1891).

Pie XI, dans les premiers remous de la grande crise dite de 1929, rompt avec cette tradition politique antilibérale. Le prétexte en est presque imperceptible. Dans la deuxième grande encyclique sociale (Quadragesimo anno de 1931) le pontife fait sien le principe de subsidiarité nécessaire à l’instauration de l’ordre social. Le paradoxe veut que le principe de subsidiarité vienne du droit ecclésiastique calviniste d’esprit clairement anticatholique, énoncé pour la première fois au synode d’Emden (1571), en Frise allemande. Cette doctrine fut sécularisée quelques années plus tard en 1603 par le juriste Johannes Althaus, dit Althusius, de confession réformée1. Or le principe de subsidiarité fonde non seulement toutes les formes de fédéralisme mais encore la séparation libérale du politique et du religieux. Finalement l’institution ecclésiastique catholique elle-même y puisera un complément de légitimité. La déclaration du Concile Vatican II sur la liberté religieuse, en son paragraphe n°13, réclame la liberté de l’Église non seulement au nom du Christ qui l’a souverainement instituée, mais aussi au nom de la société civile où l’Église s’y présente comme une association.

Face au libéralisme culturel

Le libéralisme culturel déploie une anthropologie de la liberté de conscience fondée sur la nature humaine. Au contraire, pour la tradition catholique, la liberté de conscience se découvre dans la soumission à la vérité, incarnée par le Christ, répandue et communiquée par l’Église. Jean Paul II dans l’encyclique Veritatis splendor (VS, juin 1993) fait la synthèse de la morale chrétienne sur cette pomme de discorde qui oppose l’Église à la pensée libérale moderne : le rapport entre la liberté de conscience et l’autorité : « Dans certains courants de la pensée moderne, on en est arrivé à exalter la liberté au point d'en faire un absolu, qui serait la source des valeurs [souligné dans le texte officiel]. C'est dans cette direction que vont les doctrines qui perdent le sens de la transcendance ou celles qui sont explicitement athées. On a attribué à la conscience individuelle des prérogatives d'instance suprême du jugement moral, qui détermine d'une manière catégorique et infaillible le bien et le mal. A l'affirmation du devoir de suivre sa conscience, on a indûment ajouté que le jugement moral est vrai par le fait même qu'il vient de la conscience. Mais, de cette façon, la nécessaire exigence de la vérité a disparu au profit d'un critère de sincérité, d'authenticité, ‘d'accord avec soi-même’, au point que l'on en est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement moral. » (VS II 32)

L’opposition entre l’Église et le libéralisme culturel se cristallise ainsi autour de deux conceptions diamétralement opposées de la nature humaine. La conception libérale fait de la nature humaine ce que détient l’individu avant même toute relation sociale et politique. La société ne peut donc lui enlever les droits humains, car ils sont acquis avant qu’existe la société. À cette conception libérale s’oppose l’anthropologie catholique pour qui l’être humain est une personne toujours en relations avec autrui sous le regard de Dieu.  La relation à la vérité révélée en Christ reste donc fondamentale : « Cette vérité est établie par la ‘Loi divine’, norme universelle et objective de la moralité [souligné dans le texte officiel]. Le jugement de la conscience ne définit pas la loi, mais il atteste l'autorité de la loi naturelle et de la raison pratique en rapport avec le Bien suprême par lequel la personne humaine se laisse attirer et dont elle reçoit les commandements. » (VS II 60)

De telles prémisses vont étayer tout au long du XIXe siècle les condamnations fracassantes que l’Église porte contre le libéralisme culturel, la liberté de conscience et les droits de l’Homme. Il faudra attendre l’encyclique Libertas praestantissimum de 1888 pour qu’un pape (Léon XIII) porte un jugement plus nuancé. Pie XI se démarque encore davantage de l’antilibéralisme de ses prédécesseurs, dans Non abbiamo bisogno du 29 juin 1931 condamnant le fascisme italien. Finalement la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse en 1965 va sceller la réconciliation entre l’Église et la conception libérale des Droits humains. La Déclaration s’appuyait sur l’encyclique Pacem in terris parue deux ans auparavant qui introduit explicitement les droits de l’homme comme référence de la pensée officielle de l’Église. Le concile situe les droits inviolables de la personne humaine dans le cadre de l’autorité des pouvoirs publics, sur l’arrière-fond de l’Église médiatrice de la vérité divine de l’être humain. Le concile renouait ainsi adroitement avec la tradition thomiste qui reconnaît la consistance propre de la nature humaine. Les résistances n’ont pas manqué (Ottaviani, Ruffini, Granados, Lefebvre qui ira jusqu’au schisme). En restaurant la conscience « droite et éclairée » comme instance suprême de discernement, le concile partageait, non pas les positions de l’extrémisme libéral qui pose la conscience comme une origine absolue, mais du moins une position pratique conciliable avec l’esprit moderne. Dans son Journal du Concile, le Frère Congar op résume cette avancée conciliaire dans la formule lapidaire : la conscience d’abord, le pape après ! Congar se référait explicitement à John-Henry Newman dans sa lettre de 1875 au duc de Norfolk : « La conscience est le premier de tous les vicaires du Christ ».

En 1993, Jean Paul II pondère ce que cette affirmation pourrait avoir de trop libérale en rappelant que la conscience ne peut faire fi de la vérité « Quoi qu'il en soit, c'est toujours de la vérité que découle la dignité de la conscience : dans le cas de la conscience droite, il s'agit de la vérité objective reçue par l'homme, et, dans celui de la conscience erronée, il s'agit de ce que l'homme considère par erreur subjectivement vrai. Il n'est jamais acceptable de confondre une erreur « subjective » sur le bien moral avec la vérité « objective », rationnellement proposée à l'homme en vertu de sa fin, ni de considérer que la valeur morale de l'acte accompli avec une conscience vraie et droite équivaut à celle de l'acte accompli en suivant le jugement d'une conscience erronée. Le mal commis à cause d'une ignorance invincible ou d'une erreur de jugement non coupable peut ne pas être imputable à la personne qui le commet ; mais, même dans ce cas, il n'en demeure pas moins un mal, un désordre par rapport à la vérité sur le bien. » (VS II 63)

Face au capitalisme libéral

En dépit des limites de la démocratie libérale et des doutes émis quant à l’universalité des droits humains marqués par l’individualisme libéral, le libéralisme tant culturel que politique ne pose -à tort- plus guère de problème au discours social de l’Église. Il n’en va pas de même pour le capitalisme libéral. Dès l’encyclique inaugurale du 15 mai 1891 (Rerum novarum) le discours s’écarte de l’individualisme idéologique du marché. Léon XIII prend acte de la disparition de l’ancienne organisation du travail qui insérait les ouvriers dans des solidarités corporatives et professionnelles. Il constate également des faits « nouveaux » (d’où le titre de l’encyclique) : en dépit des associations de secours mutuel, le système économique libéral érige, face à face, deux classes, les patrons et les ouvriers (RN 1, 1), jetant les ouvriers dans une misère injuste (RN 35, 2). Contre le socialisme grandissant, fruit du libéralisme, l’encyclique pose que les deux classes sociales ainsi formées ne sont pas antagonistes (RN 15, 1) mais doivent se coordonner pour faire triompher la justice ; et pour ce faire, outre les associations professionnelles, les associations ouvrières sont déclarées légitimes (RN 40) tout en se gardant des syndicats à caractère antireligieux (RN 41). L’originalité la plus remarquable de cette première grande encyclique sociale est qu’elle se situe dans une perspective de réforme de la société. L’encyclique va au-delà de la conversion des mœurs et ne se contente pas de promouvoir la sensibilité sociale dont avaient fait preuve tant de chrétiens des siècles passés. Il est vrai que les catholiques sociaux, du XIXe siècle notamment, furent le plus souvent antimodernes et bien peu libéraux. Le décalage apparaît très net, surtout si l’on met à part Lamennais, Montalembert et leurs compagnons regroupés autour du journal L’avenir (1830-1831) condamné par Grégoire XVI.

La réforme de la société souhaitée par le discours social de l’Église n’est jamais allée jusqu’à condamner les deux principales institutions du capitalisme : la propriété privée et le salariat. Dès 1891, la propriété est défendue contre le socialisme, principal adversaire visé par l’encyclique (RN 3-4). Dans les textes suivants, des nuances sont apportées. « La dignité de la personne humaine exige normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre ; à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous » disait Pie XII dans son radio-message du 24 décembre 1942. Jean XXIII en 1961, dans Mater et magistra, après avoir rappelé que c’est de la nature, et non pas de la société, que l’être humain tient le droit de posséder (position éminemment libérale), souligne la légitimité de la propriété privée, même des moyens de production (MM 113). En revanche, citant l’encyclique de Pie XI, Jean XXIII légitime, loin d’une certaine tradition libérale, la propriété publique « spécialement lorsqu’il s’agit de biens qui en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains de personnes privées. » (QA 123)

Malgré le rapprochement pratique avec la position libérale, la propriété privée défendue par l’Église n’est pas le droit absolu dans le cadre des lois et règlements évoqué par le code Napoléon. Reflet de la nature sociale de l’homme, la propriété privée est grevée d’une hypothèque sociale de plus en plus affirmée depuis Rerum Novarum (RN 19 ; QA 53 ; MM 30 et 119). Le concile Vatican II, dans Gaudium et spes, trouve une formule concise : « De par sa nature même, la propriété privée a aussi un caractère social fondé dans la loi de commune destination des biens. » (GS 71, 5). En 1967, Populorum progressio de Paul VI enfonce le clou antilibéral : « La propriété privée ne constitue pour personne un droit inconditionnel et absolu. » (PP 23). Jean Paul II, en 1981, dans Laborem exercens (LE 14, 3-4) rappelle en outre le primat du travail sur le capital et promeut la participation, non seulement au profit, mais également au pouvoir dans l’entreprise. Ce qui écorne le droit exclusif des actionnaires.

Second pilier institutionnel du capitalisme libéral, le salariat fut légitimité par Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo Anno (1931) dans le vocabulaire de l’époque « contrat de louage de travail ». Le salariat reconnu légitime par le pontife romain se distingue du contrat de société où les associés partagent le pouvoir, les risques et les gains : « Commençons par relever la profonde erreur de ceux qui déclarent essentiellement injuste le contrat de louage de travail et prétendent qu’il faut lui substituer un contrat de société ; ce disant, ils font, en effet, gravement injure à Notre Prédécesseur, car l’encyclique Rerum novarum non seulement admet la légitimité du salariat, mais s’attache longuement à le régler selon la justice (RN 12). Nous estimons cependant plus approprié aux conditions présentes de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société. » (QA 71, auquel fera écho trente ans plus tard MM 31) La pondération du contrat de louage de travail par une part de contrat de société relève, on le voit, du genre prudentiel et non pas moral : cette pondération n’est pas présentée comme un impératif, elle est simplement souhaitée compte tenu des circonstances de temps et de lieu.

Vue sous l’angle d’un mouvement historique dont le catholicisme ne remet pas en cause les deux prémisses institutionnelles, propriété privée et salariat, les effets sociaux du capitalisme libéral ont cependant provoqué une parole de discernement critique : d’un côté l’efficacité de la production favorisée par la concurrence ; de l’autre côté les dérives trop réelles du système de marché sans autre règle que celle des préférences individuelles. Le marché libéral a des effets sociaux injustifiables dénoncés dès Rerum novarum. Il convient au moins d’établir l’égalité des contractants sans laquelle le marché produit l’iniquité, comme le rappelle Paul VI dans Populorum progressio en 1967 (PP 58). Ce constat est repris et élargi par l’encyclique Caritas in veritate de Benoît XVI en 2009 (CV 35). Entre les deux, Jean Paul II dans l’encyclique Centesimus Annus (1991) souligne le dilemme : « Il semble que, à l'intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l'instrument le plus approprié pour répartir les ressources [sous-entendu productives] et répondre efficacement aux besoins. Toutefois, cela ne vaut que pour les besoins ‘solvables’. » (CA 34)

Près de vingt ans plus tard, l’encyclique Caritas in Veritate (2009) de Benoît XVI rappelle les effets délétères du capitalisme libéral. Le corps, la société, la communauté humaine, aucune dimension de la vie n’échappe à la logique marchande : outre la faim dans le monde, exacerbée par la spéculation financière sur les produits agricoles, l’accès à l’eau potable qui s’annonce comme l’enjeu stratégique majeur des années à venir, la pollution devenue une préoccupation immédiate. Élargissant nettement la voie ouverte par l’encyclique Populorum Progressio de Paul VI en 1967 qui allait déjà bien au-delà d’une vision purement économique du développement, Benoît XVI souligne les déficits institutionnels et politiques du capitalisme libéral qui induit une culture individualiste au grand dam de la personne humaine « qui doit être préservée car elle est le sujet qui, le premier, doit prendre en charge la tâche du développement.» (CV 47)

Une lecture trop rapide de Caritas in Veritate pourrait occulter le traitement innovant que Benoît XVI réserve à la solidarité : « La solidarité signifie avant tout se sentir tous responsables de tous, elle ne peut donc être seulement déléguée à l’État. » (CV 38) Ainsi est surmontée l’aporie libérale qui oppose le marché et l’État avec d’un côté le marché dont la science permet de produire efficacement, et de l’autre l’État dont la fonction morale est de répartir avec justice la richesse produite selon les lois du marché. Benoît XVI condamne cette disjonction faite par l’idéologie libérale entre la production et la répartition : « Séparer l’agir économique, auquel il reviendrait seulement de produire de la richesse, de l’agir politique, auquel il reviendrait de chercher la justice au moyen de la redistribution, est une cause de grave déséquilibre. » (CV 36)

Conclusion

Dans le champ du libéralisme politique, le discours social de l’Église gagnerait à préciser les implications de l’État de droit. Elle baliserait ainsi la différence entre la volonté de la majorité électorale et la volonté générale. Cela éviterait la confusion, source de tous les totalitarismes, entre intérêt général et bien commun. Comme le rappelle Benoît XVI à propos de la solidarité, chacun (et pas simplement l’État) est responsable du bien commun (CV 38). L’État pour sa part contribue au bien commun par l’intérêt général qui est sa responsabilité propre.

Dans le champ du libéralisme culturel, le discours social de l’Église a besoin d’articuler autorité et vérité. Il ne suffit pas d’affirmer le primat de la conscience de bonne foi, ce serait en effet oublier le rôle nécessaire de l’autorité et conduirait à un libéralisme extrême aux accents libertaires. Mais il ne suffit pas non plus de reconnaître, avec la première phrase de l’encyclique Veritatis splendor que « le Christ est la lumière véritable qui éclaire tout homme » pour asseoir l’autorité morale de l’Église parlant au nom des vérités éternelles. Car la vérité incarnée par le Christ est en même temps « voie » et « vie » (Jn 14,6). Elle ne peut donc se renfermer dans le tombeau de formules vénérables. La conscience « droite et éclairée » contribue à la vie de ces formulations, lorsqu’elle affronte lucidement les blessures qu’elle fait subir à l’autorité en optant parfois contre elle, ce qui est son droit.

Dans le champ du libéralisme économique, la lacune la plus massive touche l’économie de la connaissance entrevue par Jean Paul II dans Centesimus annus en 1991 : « Si autrefois le facteur décisif de la production était la terre, et si plus tard, c’était le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres. » (CA 32)

Les effets de l’économie de la connaissance sur les tribulations sociales sont parfaitement repérables, ne serait-ce que par la façon dont les marchés financiers valorisent les entreprises. En témoigne la différence entre la valeur du capital immobilisé et celle du capital immatériel (au-delà des brevets, le know-how, l’organisation, la culture d’entreprise, l’image de marque). Cette différence est ce que les financiers appellent le Good Will, qui représente souvent la part essentielle de la valorisation de l’entreprise. Une économie fondée sur la connaissance a des implications morales évidentes. En effet, elle est sujette à une plus forte variation d’évaluation et de valorisation sur les marchés. Du coup, elle provoque des effets sociaux brutaux. L’économie de la connaissance est le corollaire de la spécialisation et donc de l’accroissement des risques, renforçant la divergence entre ceux qui peuvent se prémunir contre les risques économiques et ceux qui ne peuvent pas se couvrir contre les aléas du marché. L’enjeu en est une solidarité qui naît non des sentiments, mais des risques affrontés et subis en commun. Il s’agit de bien autre chose que de l’égalité des chances dont se gargarisent certains libéraux.

1  Althusius, (1603) Politica methodica digesta atque exemplis sacris et profanis illustrata, réédité avec des ajouts en 1610 puis en 1614.