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02 avril 2013

Évangélisation

Doctrine sociale de l’Église, évangélisation et vie de la communauté chrétienne

Alain Thomasset, Jésuite, Centre Sèvres - facultés jésuites de Paris 

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Doctrine sociale de l’Église, évangélisation et vie de la communauté chrétienne

Il n’est pas habituel d’associer la doctrine sociale de l’Église avec le souci de l’évangélisation ou encore avec la vie de l’Église. Il n’est pas rare en effet de voir se développer une sorte de cloisonnement entre des chrétiens dont la pratique et l’intérêt sont surtout liturgiques ou spirituels et d’autres pour qui l’engagement évangélique est surtout social et qui ne se reconnaissent guère dans des pratiques liturgiques ou les réflexions sur la nouvelle évangélisation. A-t-on le souci de l’annonce de l’Évangile, sans pour autant parler de prosélytisme, lorsqu’on défend ou met en pratique les principes de la doctrine sociale de l’Église ? Sans doute pas toujours et même bien des fois, sans doute est-ce inapproprié. Parle-t-on souvent de l’enseignement social de l’Église  à la messe ou dans les groupes de partage spirituels ? Probablement peu, même si les choses changent. Mon ambition est de réfléchir aux relations qui sont pourtant vitales pour l’Église entre son enseignement social, sa mission d’annonce de l’Évangile et sa vie communautaire, y compris liturgique. Un des enjeux actuels de la nouvelle évangélisation est de montrer que le service de la foi et le service de la charité et de la justice sont inséparables. Dans cet exposé, je ne parlerai pas tant du contenu de la doctrine sociale de l’Église que de ses relations avec les autres fonctions de l’Église. Comme Benoît XVI nous y invite qui a voulu faire coïncider l’année de la foi avec le 50e anniversaire de Vatican II, je privilégierai les documents du Concile, et en particulier Gaudium et Spes.

Doctrine sociale et évangélisation

C’est d’abord en quelque sorte vers l’extérieur de l’Église qu’il faut tourner notre regard. Même si l’évangélisation est bien sûr ce qu’il nous faut d’abord vivre nous-mêmes, en tant que chrétiens (j’y reviendrai), les disciples du Christ rassemblés dans l’Église ont pour mission d’annoncer l’Évangile au monde, de faire connaître Celui en qui ils ont reconnu leur Sauveur. L’Église est, dans le Christ, « en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (Lumen Gentium 1). En quoi l’enseignement social de l’Église participe-t-il à ce désir de donner accès au Christ à nos contemporains ?

L’évangélisation inclut le souci de l’homme concret dans sa vie sociale

L’Evangile humanise la vie des hommes et son histoire

Il faut en premier lieu réfléchir à la nature de l’évangélisation. Comme l’a fortement souligné le Concile Vatican II, l’Église se veut « au service du monde » et si elle apporte la Bonne nouvelle du Royaume, « elle ne le fait pas de manière abstraite ou purement spirituelle mais dans le contexte de l’histoire et du monde où l’homme vit » (Compendium 60, GS 40, CA 53-54), là où il est rejoint par l’amour de Dieu. La révélation n’est pas un ensemble de doctrines à croire, elle est une communication personnelle, une expérience de rencontre avec Dieu lui-même qui se donne à nous (Dei Verbum). En ce sens elle touche à l’être humain dans sa liberté profonde, dans ses relations culturelles et sociales. La diffusion du message évangélique inclut l’écoute du récepteur et l’attention à ses besoins. L’évangélisation inclut donc l’humanisation de la vie personnelle et sociale.

 « L’Église, en poursuivant la fin salvifique qui lui est propre, ne communique pas seulement à l’homme la vie divine : elle répand aussi, et d’une certaine façon sur le monde entier, la lumière que cette vie divine irradie, notamment en guérissant et en élevant la dignité de la personne humaine, en affermissant la cohésion de la société et en procurant à l’activité quotidienne des hommes un sens plus profond, la pénétrant d’une signification plus haute. Ainsi, par chacun de ses membres comme par toute la communauté qu’elle forme, l’Église croit pouvoir largement contribuer à humaniser toujours plus la famille des hommes et son histoire ». (GS 40)

« Il ne s’agit pas de l’homme « abstrait », mais réel, de l’homme « concret », « historique ». Il s’agit de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus Christ s’est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère. Il s’ensuit que l’Église ne peut abandonner l’homme et que « cet homme est la première route que l’Église doit parcourir en accomplissant sa mission […]. Tel est le principe, et le principe unique, qui inspire la doctrine sociale de l’Église. Si celle-ci a progressivement élaboré cette doctrine d’une manière systématique, c’est parce que toute la richesse doctrinale de l’Église a pour horizon l’homme dans sa réalité concrète de pécheur et de juste. (CA 53)

Entre évangélisation et promotion humaine, un lien profond existe. Le Synode des évêques sur la justice dans le monde de 1971 déclare avec force que « l’action pour la justice et la participation à la transformation du monde nous apparaissent clairement comme une dimension constitutive de la prédication de l’Évangile » (Synode des Évêques, La justice dans le monde, 1971, Introduction). De la même manière, le Synode de 1974 sur l’évangélisation dans le monde expose que l’exercice de la charité et du travail pour la justice « ne sont pas seulement cause de crédibilité pour l’Église, mais qu’ils sont partie intégrale de l’évangélisation ». Dans Caritas in Veritate (2009), Benoît XVI reprend l’encyclique de Paul VI :

L’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi, pour sa part, est très étroitement liée au développement, car « l’évangélisation – comme l’écrivait Paul VI – ne serait pas complète si elle ne tenait pas compte des rapports concrets et permanents qui existent entre l’Évangile et la vie personnelle et sociale de l’homme (n°29). « Entre l’évangélisation et la promotion humaine – développement, libération – il y a en effet des liens profonds » (n° 31): conscient de cela, Paul VI établissait un rapport clair entre l’annonce du Christ et la promotion de la personne dans la société. Le témoignage de la charité du Christ à travers des œuvres de justice, de paix et de développement fait partie de l’évangélisation car, pour Jésus Christ, qui nous aime, l’homme tout entier est important. C’est sur ces enseignements importants que se fonde l’aspect missionnaire (SRS 41) de la doctrine sociale de l’Église en tant que composante essentielle de l’évangélisation (idem et CA 5. 54). La doctrine sociale de l’Église est annonce et témoignage de foi. C’est un instrument et un lieu indispensable de l’éducation de la foi. (CV 15).

À l’exemple de Jésus, la bonne nouvelle parle par les paroles et les actes

Jésus annonce la bonne nouvelle du Royaume de Dieu indissociablement par ses paroles et par ses actes. L’enseignement de Jésus ne peut concevoir et se comprendre qu’en lien avec ses guérisons, ses gestes de solidarité avec les pauvres et les pécheurs. L’amour du Père que le Fils est venu manifester et qui par l’Esprit veut se répandre à toute l’humanité, est un salut concret qui touche les cœurs et les corps, transforme les relations sociales et bouleverse les représentations de la société pour donner à chacun sa place et restituer la dignité des exclus. Zachée, Bartimée, le bon samaritain, la femme pécheresse, la samaritaine, les lépreux, les malades, autant de personnes mises au band du système social et religieux que Jésus accueille et rétablit dans leur relations avec les autres. Ce ne sont pas les « purs » selon la Loi qui accueillent le Royaume mais ceux qui se font le prochain de l’homme blessé sur le chemin (cf. Lc 10), ceux qui font la volonté du Père et lui rendent grâce en devenant pauvres, pacifiques, miséricordieux, assoiffés de justice (cf. Mt 5). L’évangélisation est le déploiement de cette action de Dieu dans toute l’humanité en toutes ses dimensions, personnelle, sociétale, internationale.  C’est la diffusion du style de vie de Jésus-Christ à toutes sphères de la vie humaine, tant personnelle qu’économique ou politique. Le propre de la doctrine sociale de l’Église est précisément de montrer l’impact et la fécondité de l’Évangile dans la vie sociale en vue du respect de tout  homme et de tout l’homme (Paul VI). En cela elle est la conséquence directe de cet événement unique qu’est la vie, la mort et la résurrection du Christ.

L’action et l’enseignement social à la source de l’évangélisation

Si la pratique sociale inspirée de l’Évangile et l’enseignement social  de l’Église sont des effets de l’évangélisation et de la bonne nouvelle de l’amour de Dieu, il faut aussi dire qu’ils sont la source et la porte d’accès à cette bonne nouvelle.

La pratique sociale et le service des hommes rendent crédibles la bonne nouvelle

Le service des hommes et de l’humanité entière (notamment dans l’action sociale que l’enseignement social de l’Église explicite) est une source de l’évangélisation, « car c’est l’amour de l’autre qui nous presse d’annoncer l’évangile. L’Église évangélise par la Parole, les sacrements et le service. Comme Jésus évangélisait par ce qu’il disait, ce qu’il faisait et ce qu’il était, l’être-dans-la-charité de l’Église fait partie de sa sacramentalité, de ce par quoi elle est bonne nouvelle et signe, ici et au plan international, « de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain » (Lumen Gentium n°1) »1. Le souci des hommes, la promotion de relations sociales plus humaines pousse à annoncer Celui qui restaure l’humanité dans sa dignité, elle est en le signe déjà là.

Par ailleurs, cet effet social de l’Évangile rend crédible la bonne nouvelle du Royaume, elle en constitue pour beaucoup de nos contemporains comme une porte d’entrée. L’histoire nous apprend que dans les cités de l’antiquité romaine, les pratiques sociales nouvelles des communautés chrétiennes ont largement contribué à l’expansion du christianisme. Dans un monde urbain méditerranéen où  les conditions de vie étaient effrayantes avec « un chaos social et une misère chronique », les communautés chrétiennes ont joué un rôle social et éthique crucial en étant en mesure de faire face aux nombreux problèmes urbains urgents. Dans les zones surpeuplées avec un flux constant de nouveaux arrivants, les communautés chrétiennes ont accueilli les immigrants nouvellement arrivés et offert charité mais aussi espoir pour les nombreux sans-abri et les pauvres. Les communautés chrétiennes ont fourni de « nouvelles normes et nouveaux types de relations sociales » et étendu, amour et soins "au-delà des frontières habituelles de la famille et la tribu”. Elles ont offert un refuge et des relations d’amitié pour les nouveaux arrivants et se sont fait ainsi connaître au sein d’un monde hostile comme spécifiquement hospitalières. Ces pratiques révolutionnaires, qui ont rendu témoignage au Dieu de la miséricorde et de l’amour chrétien, sont devenues la base culturelle « pour la revitalisation d’un monde romain gémissant sous une multitude de misères ».2 On pourrait bien sûr prendre bien d’autres exemples dans l’histoire, depuis l’apport civilisateur des monastères du Moyen âge jusqu’aux multiples initiatives caritatives et sociales des XIXe et XXe siècles.

La pratique et la doctrine sociales de l’Église, portes d’entrée vers le Christ

Aujourd’hui, plus que jamais sans doute, c’est par la porte de la vie éthique que des hommes et des femmes découvrent ou redécouvrent la pertinence de l’Évangile et l’inattendu de la rencontre du Christ. Habités par un désir de justice et de paix, ils font l’expérience que la rencontre des pauvres et de ceux qui les accompagnent révèle en eux un mystère caché. Au sein de leur activité la plus profane, l’Évangile se met à parler en rejoignant leur souhait profond et en découvrant le visage du Christ présent à leur côté. Le témoignage des chrétiens désireux de mettre en pratique l’inspiration sociale de leur foi leur est d’un grand secours. Comme le disait Paul VI dans Evangelii Nuntiandi en 1975, « L’homme contemporain écoute plus volontiers les témoins que les maîtres ou s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont des témoins. [...] C’est donc par sa conduite, par sa vie, que l’Église évangélisera tout d’abord le monde, c’est-à-dire par son témoignage vécu de fidélité au Seigneur Jésus, de pauvreté et détachement, de liberté face aux pouvoirs de ce monde, en un mot, de sainteté » (n°41). Dans un monde en crise, la diaconie de l’Église et son enseignement social sont des sources de résistance et d’inventivité. Les défis de la nouvelle évangélisation, en particulier dans les pays touchés par une christianisation ancienne, « sont les défis d’une nouvelle fraternité et d’une charité nouvelle »3.

Entre évangélisation, enseignement social de l’Église et pratique sociale des chrétiens, il y a une sorte de cercle vertueux. La crédibilité de ce discours social s’enracine dans le témoignage des chrétiens et des communautés ecclésiales. Dans nos sociétés, là où l’Église est plus entendue c’est là où elle est présente, auprès des pauvres, des migrants, des malades, des enfants, des familles.  La pratique de la charité (au sens général) renvoie donc à cette pensée sociale et à sa source dans l’Évangile qu’elle contribue à rendre explicite. L’un des lieux privilégié de l’accès au Christ aujourd’hui passe par la cohérence de ces témoignages. Ce que nos contemporains appellent l’authenticité, c’est-à-dire la cohérence entre la parole et l’action, est l’une des premières conditions de l’écoute des propositions de sens qui s’offrent nombreuses et diverses dans nos sociétés. Si nous sommes cohérents entre nos actions et notre discours social, c’est-à-dire fidèles en cela à l’exemple du Christ, nous avons quelque chance d’être entendus et ainsi de laisser percevoir quelque chose de la sainteté du Christ, image du Père. Doctrine sociale de l’Église et pratiques chrétiennes tiennent leur crédibilité l’une de l’autre et dans la mesure où elles sont davantage mise en lien. Quand le secours catholique qui souhaite agir au nom de la foi en Jésus Christ et son souci des pauvres publie son rapport annuel sur la pauvreté en France et fait des propositions concrètes aux pouvoirs publics, ce discours contribue au discours social de l’Église et le rend crédible. Ses propositions sont également crédibles parce qu’elles sont fondées sur l’expérience des 62 000 bénévoles et des 84 délégations diocésaines.

Bien sûr il existe toujours un risque d’ambiguïté. Benoît XVI dans son encyclique Dieu est  Amour en est conscient : « La charité ne doit pas être un moyen au service de ce qu’on appelle aujourd’hui le prosélytisme. L’amour est gratuit. Il n’est pas utilisé pour parvenir à d’autres fins. Cela ne signifie pas toutefois que l’action caritative doive laisser de côté, pour ainsi dire, Dieu et le Christ. (…) Celui qui pratique la charité au nom de l’Église ne cherchera jamais à imposer aux autres la foi de l’Église. Il sait que l’amour, dans sa pureté et dans sa gratuité, est le meilleur témoignage du Dieu auquel nous croyons et qui nous pousse à aimer » (DCE 31). L’équilibre est parfois délicat entre gratuité et témoignage. De ce point de vue, l’exemple du Concile est toujours d’une grande actualité, car Gaudium et Spes par exemple, allie à la fois le souci de parler à tous les hommes de bonne volonté et la nécessité d’enraciner davantage son enseignement dans la Parole de Dieu. Gaudium et spes s’adresse à tous les hommes de bonne volonté et cherche à exprimer ses convictions dans un langage qui puisse être entendu de tous. Ce document fait appel à l’expérience humaine commune et à l’analyse de la situation de l’homme dans la société moderne (ses incertitudes, ses espoirs, ses angoisses…) de manière à susciter la responsabilité de tous face aux graves questions de ce temps. Il use autant que possible d’arguments rationnels qui par principe dans la tradition catholique ne sont jamais contradictoires avec la foi chrétienne. En même temps, le Concile souhaite éclairer ces questions à la lumière de l’Évangile et apporter sa contribution dans la compréhension du mystère de l’homme et des solutions qui peuvent être apportées à ses interrogations morales. Il s’appuie pour cela sur une théorie des droits de l’homme profondément enracinée dans une anthropologie chrétienne de l’homme créé à l’image de Dieu, sauvé par le Christ et appelé avec lui à la plénitude de la vie. C’est une compréhension théologique de la dignité de la personne humaine dans son histoire qui forme le socle de l’argumentation de Gaudium et Spes et non plus un ordre social venu d’en haut et immuable par nature. Ce double ancrage de la doctrine sociale de l’Église dans la raison et l’Évangile demeure la règle pour aujourd’hui. Elle indique fondamentalement ce souci universel du christianisme, qui loin du prosélytisme, pose que son  enseignement peut nourrir l’ensemble de la vie sociale. Sans prétendre avoir toute la vérité, elle a la prétention de croire que cet enseignement a une portée universelle, au-delà de l’adhésion explicite au Christ. L’Église veut apporter « la lumière de l’Évangile sur les questions de ce temps » (GS 3), dit le Concile, et en même temps, elle sait que son Seigneur est présent à tout homme d’une manière que Dieu seul connaît (cf. GS 22).

La pratique de l’ESE comme lieu d’évangélisation des chrétiens

Ce qui vient d’être dit de la crédibilité de l’Évangile pour nos contemporains n’est pas seulement vrai pour ceux qui sont encore éloignés de l’Église. Lorsque les chrétiens et les communautés ecclésiales pratiquent la charité, accompagnent les pauvres et luttent pour la justice, conformément à l’orientation de l’enseignement social de l’Église, ils vivent également une conversion. Jésus en s’identifiant aux pauvres, aux malades, aux prisonniers… (cf. Mt 25) nous donne la pierre d’angle de toute évangélisation : l’Évangile s’annonce avec les pauvres et à partir d’eux. La rencontre des pauvres, la lutte à leur côté est lieu d’approfondissement de la foi. Le service de la charité n’est pas d’abord à penser comme une conséquence de la foi (« je suis chrétien, donc je dois me mettre au service des autres »), mais comme un lieu source pour la foi. La foi de tous est revigorée par les personnes marquées par le handicap, la grande pauvreté, la maladie, etc. C’est dans l’humanité blessée que se découvre le Dieu blessé pour notre salut. Et ceci n’est pas seulement valable à l’échelle personnelle, mais aussi pour une communauté paroissiale ou autre. Nos communautés sont évangélisées quand elles accueillent en leur sein des personnes en grande précarité.

La doctrine sociale de l’Église élément constitutif de l’évangélisation

Pour résumer ce point, il faut donc poser que la doctrine sociale de l’Église n’est ni seulement une conséquence de l’Évangile, ni seulement ce qui le rend crédible, mais un élément constitutif de l’évangélisation. À la fois conséquence de l’annonce évangélique et facteur d’entrée dans son intelligence et son mystère, l’enseignement social de l’Église est au cœur de la mission de l’Église et non pas à la périphérie. On peut se référer à ce que disent Jean Paul II et Benoît XVI a plusieurs occasions :

« La doctrine sociale a par elle-même la valeur d’un instrument d’évangélisation » (CA, 54)

« L’enseignement et la diffusion de la doctrine sociale de l’Église appartiennent à sa mission d’évangélisation; c’est une partie essentielle du message chrétien, car cette doctrine en propose les conséquences directes dans la vie de la société et elle place le travail quotidien et la lutte pour la justice dans le cadre du témoignage rendu au Christ Sauveur » (CA, 5)

« La doctrine sociale fait partie intégrante du ministère d’évangélisation de l’Église » (Compendium, n° 66).

 « Le témoignage de la charité du Christ à travers des œuvres de justice, de paix et de développement fait partie de l’évangélisation car, pour Jésus Christ, qui nous aime, l’homme tout entier est important. C’est sur ces enseignements importants que se fonde l’aspect missionnaire (SRS 41) de la doctrine sociale de l’Église en tant que composante essentielle de l’évangélisation (idem et CA 5. 54). La doctrine sociale de l’Église est annonce et témoignage de foi » (CV, 15).

Malgré ces déclarations claires, il faut bien reconnaître que rien n’est gagné dans l’esprit des responsables et des chrétiens. Dans la préparation du synode des évêques sur la nouvelle évangélisation qui s’est tenu à l’automne dernier, les documents préparatoires faisaient bien peu de place à l’activité caritative des chrétiens et à la doctrine sociale de l’Église. Dans un document adressé au synode Caritas internationalis protestait contre ce fait : « Nous sommes préoccupés, malgré quelques allusions pleines d’espoir à la charité, par le peu d’attention accordée à l’action socio‐caritative de l’Église dans l’évangélisation telle que présentée dans les documents préparatoires du Synode (…) Si la charité est constitutive de la nature de l’Église et de sa mission d’évangélisation, et est un champ propre de la nouvelle évangélisation, on ne peut pas la prendre en compte seulement de manière anecdotique dans la réflexion sur la nouvelle évangélisation. Elle devrait avoir une considération et un traitement spécifiques dans son étude ».4

Finalement on retrouvera quelques traces de cela dans les propositions faites par les pères à la fin du synode, en particulier la proposition 24 :

« Pour promouvoir une nouvelle évangélisation dans la société, il faudrait accorder une plus grande attention à la doctrine sociale de l’Église, en comprenant qu’il s’agit d’une annonce et d’un témoignage de foi, un moyen irremplaçable d’éducation dans la foi » (cf. Caritas in veritate, 15). (proposition n°24 du Synode des évêques pour la nouvelle évangélisation, octobre 2012)

Doctrine sociale et vie de l’Église

Si on se place maintenant au sein de la communauté ecclésiale, quel est le lien entre la doctrine sociale de l’Église, son discours qui vise à humaniser la société à la lumière de l’Évangile et la vie ordinaire de la communauté chrétienne ?

La vie selon le Royaume visée de la doctrine sociale de l’Église

La vie de l’Église est (et devrait être) signe de ce Royaume de paix et de justice que Jésus annonce et qui constitue comme l’utopie de nos discours sur la vie sociale. Comme dit Gaudium et Spes : « l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du Règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine » (…) « Mystérieusement, le Royaume est déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra » (GS 39). La liturgie, la prière, les groupes spirituels, la célébration des sacrements, les mouvements d’action catholique, les œuvres sociales et caritatives, toutes ces activités de la communauté chrétienne sont en elles-mêmes porteuses de cet idéal de vie conforme au Royaume qui inspire toute la pensée sociale de l’Église. Lorsque des chrétiens de cultures, de nationalités, de couches sociales différentes, se réunissent pour prier ensemble et communier au même pain ils manifestent une fraternité qui est comme le signe du Royaume à venir et l’idéal de l’humanité entière. Lorsqu’ils mettent en œuvre l’amour du prochain dans des œuvres caritatives ou participent à des associations humanitaires au nom de leur foi, ils désignent un monde de justice que l’Église veut promouvoir pour tous.

La diaconie de l’Église rend manifeste cette orientation sociale de l’Évangile, elle est centrale dans l’Église

La diaconie de l’Église, cette mise en œuvre de la charité au service des frères, en particulier les plus démunis, est une incarnation de la doctrine sociale de l’Église. Le soin apporté aux personnes malades, sans-abris, ou dans le besoin mais aussi les actions plus structurelles de dénonciation ou de proposition au plan collectif, mettent en lumière les exigences de solidarité, de justice, de visée du bien commun qui sont au centre de l’enseignement social de l’Église. Mais là encore le danger serait de séparer les activités qui sont de l’ordre de la charité et de l’œuvre sociale d’une part et les activités plus intérieures à l’Église comme la liturgie et la catéchèse. Il n’est pas rare que les activités sociales soient considérées comme accessoires par rapport au cœur de la vie chrétienne qui serait la prière et les sacrements, que la diaconie soit un peu comme une chapelle latérale de la grande église, mais pas dans la nef. L’un des défis de la démarche Diaconia 2013 des évêques de France est de rendre le service de la charité et la question sociale en général plus intérieure à la vie de l’Église, de lui rendre la place centrale qui doit lui revenir aux côtés de la liturgie et de l’annonce de la parole de Dieu. Comme le dit Benoît XVI dans Deus Caritas est :

« Toute l’activité de l’Église est l’expression d’un amour qui cherche le bien intégral de l’homme: elle cherche son évangélisation par la Parole et par les Sacrements, (…); et elle cherche sa promotion dans les différents domaines de la vie et de l’activité humaines » (DCE, 19)

« La nature profonde de l’Église s’exprime dans une triple tâche: annonce de la Parole de Dieu (kerygma-martyria), célébration des Sacrements (leitourgia), service de la charité (diakonia). Ce sont trois tâches qui s’appellent l’une l’autre et qui ne peuvent être séparées l’une de l’autre. La charité n’est pas pour l’Église une sorte d’activité d’assistance sociale qu’on pourrait aussi laisser à d’autres, mais elle appartient à sa nature, elle est une expression de son essence elle-même, à laquelle elle ne peut renoncer » (DCE, 25).

L’exemple de la liturgie

Brève enquête dans le discours social de l’Église

Prenons l’exemple de la liturgie qui a priori semble le domaine le plus éloigné de la doctrine sociale de l’Église. On trouve très peu de références à la liturgie dans l’enseignement social de l’Église. Une brève recherche dans le site du Ceras sur la doctrine sociale catholique ne montre que quelques maigres allusions dans les textes magistériels (GS 52. 58. 62, JM 61, SRS 38, DCE 25). On n’a visiblement pas réfléchi à la question ou de manière périphérique et anecdotique. Gaudium et Spes parle de l’apport des diverses cultures (et de l’art) comme ressources pour la prédication et la célébration (GS 58. 62) ainsi que l’apport du culte liturgique dans la formation à la vocation des époux chrétiens et la pastorale familiale (GS 52). Sollicitudo Rei Socialis évoque la reconnaissance du péché comme obstacle au vrai développement des peuples (SRS 38). Le plus intéressant concerne le rapport de la vie de l’Église avec la culture :

« La Bonne Nouvelle du Christ rénove constamment la vie et la culture de l’homme déchu ; elle combat et écarte les erreurs et les maux qui proviennent de la séduction permanente du péché. Elle ne cesse de purifier et d’élever la moralité des peuples. Par les richesses d’en haut, elle féconde comme de l’intérieur les qualités spirituelles et les dons propres à chaque peuple et à chaque âge, elle les fortifie, les parfait et les restaure dans le Christ (Cf. Ep 1,10). Ainsi l’Église, en remplissant sa propre mission, concourt déjà par là même à l’œuvre civilisatrice et elle y pousse ; son action, même liturgique, contribue à former la liberté intérieure de l’homme ». (GS 68)

La bonne Nouvelle de l’Évangile façonne l’être et la liberté intérieurs des personnes. Elle féconde et renforce les qualités spirituelles nécessaires à la vie sociale. Notons au passage que le texte exprime une concession : « même la liturgie » contribue à cette formation, ce qui indique combien ce lien paraît éloigné. Le synode des évêques de 1971 sur la justice dans le monde s’en explique un peu plus et consacre un paragraphe à ce sujet :

« La liturgie, qui est comme le cœur de la vie de l’Église à laquelle nous présidons, peut être un lieu privilégié de formation à la justice. Action de grâces au Père dans le Christ, elle manifeste, par son caractère communautaire, nos liens fraternels et nous redit sans cesse la mission de l’Église. La liturgie de la Parole, la catéchèse et la célébration des sacrements ont le pouvoir de nous faire retrouver les grands enseignements sur la justice des prophètes, du Seigneur et des apôtres. La préparation au baptême inaugure la formation de la conscience chrétienne. La pratique de la pénitence doit mettre en évidence la dimension sociale du péché et du sacrement. L’Eucharistie, enfin, constitue la communauté et la met au service des hommes ». (Justice dans le monde, n°61)

Je retiens plusieurs éléments de cette brève enquête :

- La liturgie, en nous mettant en contact avec la parole de Dieu, nous expose aux enseignements de la Bible sur la justice sociale, mais aussi à la manière dont Jésus se rapporte aux personnes exclues de la société. Cet impact de la liturgie suppose sans doute que la prédication puisse également faire le lien avec la doctrine sociale qui formalise davantage cet enseignement et tire parti de l’expérience chrétienne.

- La préparation aux sacrements est un lieu de catéchèse et de formation de la conscience sociale des chrétiens. Vouloir suivre le Christ et être agrégé au peuple de ses disciples suppose une cohérence avec le mode de vie proposé par le Christ. Cela pose des difficultés particulières d’ailleurs. On ne peut pas vouloir être baptisé et être ouvertement raciste par exemple. La préparation au baptême (pour les adultes) doit amener le sujet à se poser des questions sur sa vie relationnelle et affective, sur ses responsabilités sociales et peut pousser à des conversions nécessaires. De même on ne communie pas impunément au corps du Christ en menant une vie ouvertement désordonnée.

- L’eucharistie constitue la communauté et la met au service des hommes. La célébration qui est action de grâce pour le Christ qui a donné sa vie pour nous sauver doit nous inviter à mettre nos pas dans Celui qui est venu « non pas pour être servi mais pour servir » (Lc 22,27 ; Mt 20, 28). L’offrande du Christ pour notre salut est ressourcement profond pour notre propre offrande au service des hommes de ce temps. Avec le pain et le vin ce sont nos propres vies que nous présentons à l’autel pour que le Seigneur les transforme en sa vie donnée. Ce que le discours social formalise sous forme de principes, de recommandations, d’orientations d’action, tire son sens ultime et sa puissance spirituelle de cette transformation des personnes et des communautés. C’est là, entre autres, que la communauté chrétienne tire le souci des pauvres et la force de promouvoir des institutions plus justes. Mais il faut aller plus loin et mettre en évidence d’autres aspects.

Rendre plus visible la dimension diaconale et sociale de la liturgie

Liturgie et diaconie sont à penser ensemble au sein de l’Église. Le cloisonnement est dommageable. « La diaconie ne peut se passer de cette nourriture essentielle qu’est la liturgie, tout comme la liturgie reste stérile si elle ne s’épanouit pas en diaconie » (note théologique n°7, liturgie et diaconie). Il faudrait rendre plus visible la dimension diaconale et sociale de la liturgie. L’eucharistie en particulier invite à habiter autrement l’ensemble de notre vie de relations. « La liturgie nous introduit dans la filiation du Christ par rapport à son Père et fonde ainsi la fraternité qui est au cœur de la diaconie » et de la vie sociale selon la doctrine sociale de l’Église. Rappelons ce que nous dit Gaudium et Spes :

« À ceux qui croient à la divine charité, Il (le Christ) apporte ainsi la certitude que la voie de l’amour est ouverte à tous les hommes et que l’effort qui tend à instaurer une fraternité universelle n’est pas vain. Il nous avertit aussi que cette charité ne doit pas seulement s’exercer dans des actions d’éclat, mais, et avant tout, dans le quotidien de la vie. En acceptant de mourir pour nous tous, pécheurs (Cf. Jn 3,14-16 ; Rm 5,8-10), Il nous apprend, par son exemple, que nous devons aussi porter cette croix que la chair et le monde font peser sur les épaules de ceux qui poursuivent la justice et la paix. Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre (Cf. Ac 2,36 ; Mt 28,18), agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de son Esprit ; Il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir, mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière » (GS 38) (voir aussi GS 3 et 92).

La vie, la mort et la résurrection du Christ célébrée dans la liturgie ouvre à l’espérance que la fraternité humaine est possible, mieux, qu’elle est déjà advenue en lui. Elle nous invite à notre tour et à sa suite à nous offrir pour la vie d’un monde de justice et de paix. Cette vie du Christ anime désormais les croyants et tous les hommes de bonne volonté, elle leur donne force par l’Esprit  en vue d’une meilleure vie humaine.

Gaudium et Spes montre admirablement que l’étude de la  Parole de Dieu et la célébration des sacrements constituent une ressource spécifique pour la formation éthique des sujets. Là il peut sembler difficile de s’engager ou de se mobiliser pour transformer le monde, le Concile montre la part jouée par la parole de Dieu dans la mise en œuvre concrète du « respect de l’homme »5.

« De nos jours surtout, nous avons l’impérieux devoir de nous faire le prochain de n’importe quel homme et, s’il se présente à nous, de le servir activement : qu’il s’agisse de ce vieillard abandonné de tous, ou de ce travailleur étranger, méprisé sans raison, ou de cet exilé, ou de cet enfant né d’une union illégitime qui supporte injustement le poids d’une faute qu’il n’a pas commise, ou de cet affamé qui interpelle notre conscience en nous rappelant la parole du Seigneur : « Chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25,40) ». (GS 27)

Philippe Bordeyne commente ce texte en soulignant sa rédaction subtile. « La vue des pauvres et des opprimés ne débouche pas à elle toute seule sur l’action éthique, pas davantage que le souvenir des paroles de l’évangile. Il faut le travail coordonné de la conscience morale et de la mémoire que chacun conserve en soi de la Sainte Écriture pour que naisse une véritable réponse. D’où l’importance de l’écoute en Église de la Parole de Dieu : l’écoute personnelle s’amplifie dans le corps ecclésial et chacun s’en trouve davantage immergé dans le corps social. Chaque croyant est appelé à lire la Bible, à la méditer dans son cœur et devant Dieu. Mais dans l’écoute collective de la messe, suivie de la prédication, la présence du Seigneur à son peuple s’actualise. Les sujets s’en trouvent davantage équipés pour l’éthique, parce que leur intériorité se construit dans un contexte social, qui exclut la fermeture sur soi. Dans notre monde individualiste, où chacun “ se blinde ” pour ne plus voir les misères d’autrui, la Parole ouvre les cœurs par la puissance de l’Esprit saint. Elle s’inscrit dans les mémoires et prépare les croyants à l’action éthique, d’une manière qu’ils ne soupçonnent pas et qui pourra les surprendre ». (Ibid.)

« Le mémorial de la mort et de la résurrection de Jésus nous maintient en éveil au plan liturgique mais aussi éthique. La liturgie anticipe dès à présent ce que nous espérons tous : une humanité réconciliée dans le Christ » (note 7). Le respect de la dignité de toute personne, la promotion de la justice, la poursuite de la paix, la recherche du bien commun, etc. tous ces principes de la doctrine sociale de l’Église sont portés par la visée d’une humanité réconciliée en Christ que les gestes liturgiques attestent et symbolisent.

Mieux habiter la liturgie pour en percevoir la puissance de transformation

Nous avons à mieux habiter la liturgie pour en percevoir davantage la puissance de transformation. Par sa symbolique propre, ses gestes, ses chants, la liturgie nous façonne. Si elle reste avant tout chose un acte gratuit d’action de grâce, cette posture fondamentale opère en nous un changement de regard, suscite des attitudes spécifiques et construit notre d’identité profonde. Autant d’éléments essentiels dans la vie éthique et l’engagement dans le monde.

Reconnaissant que nous sommes pécheurs en début d’eucharistie, nous prenons conscience des obstacles profonds au cœur de la vie en société et nous nous ouvrons à la grâce transformatrice du Christ. La lutte pour la justice et la paix est lutte contre les structures de péché avec lesquelles nous sommes complices. Dans la prière, nous nous plaçons devant Dieu, comme créatures en action de grâce pour les dons reçus. Nous prenons davantage conscience que l’origine et la fin de notre existence n’est pas en nous-mêmes. Par là nous percevons que les biens de la terre, créés par Dieu, sont destinés à tous y compris aux générations à venir et que le partage s’impose. Par l’offrande nous offrons notre vie et nous présentons nos travaux pour qu’ils soient transformés en œuvre de salut pour le monde. Dans la prière universelle, nous faisons mémoire de ceux qui souffrent, et nous demandons au Seigneur d’être les instruments de son amour envers eux. Dans la quête, nous manifestons concrètement notre solidarité au sein de la communauté mais aussi à l’égard des personnes dans le besoin. Dans le geste de paix, nous témoignons dès maintenant de ce désir de réconciliation et de paix à laquelle aspire toute la communauté humaine. Dans la communion, c’est à la mort et à la résurrection du Serviteur, que nous sommes unis pour devenir serviteur à notre tour. Dans l’envoi, nous sommes missionnés dans le monde, pour témoigner de cette vie nouvelle reçue et la manifester dans toutes les médiations humaines de notre vie familiale, économique, et politique. Chaque instant de la vie eucharistique peut alimenter de l’intérieur la dynamique propre de l’enseignement social de l’Église et en témoigner dès aujourd’hui au sein de la communauté réunie au nom de Jésus.

La crédibilité de la doctrine sociale de l’Église et celle de la liturgie sont en jeu

Nous avons un gros effort à faire pour rapprocher la liturgie de l’activité sociale de l’Église, de son insertion réelle dans la chair du monde. Mais c’est à cette condition que la liturgie comme la doctrine sociale de l’Église seront perçues dans leur authenticité. Le jeudi saint la célébration reprend le geste de Jésus qui offre librement sa vie. Celui qui est le bon Pasteur qui donne sa vie pour nous et pour la multitude, se présente en même temps comme le Serviteur, et même l’esclave, qui se met à genoux pour laver les pieds de ses disciples. Jésus explique ainsi son offrande et invite à faire de même : « Si je vous ai lavé les pieds, moi le Seigneur et le maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns des autres » (Jn 13,14). Une telle invitation lie ensemble la suite du Christ et le service des frères. Ce geste est aujourd’hui remis en valeur et pratiqué dans des communautés religieuses ou à l’occasion de pèlerinages ou de rassemblements (comme en 2012 au Frat, rassemblement à Lourdes des lycéens d’Ile de France). La mémoire liturgique du Christ dans l’eucharistie ne prend sens qu’en relation avec la mémoire existentielle du service d’autrui.

« L’Église d’aujourd’hui a besoin de redécouvrir la jonction intime qui relie l’Eucharistie à la vie des hommes, en montrant que le rassemblement eucharistique se prolonge par une sorte de liturgie de la vie quotidienne : celle de l’existence chrétienne vécue dans la foi, l’espérance et la charité, et dans une pratique fidèle à l’Évangile. Libérés et réconciliés par Dieu, comment ne lutterions-nous pas ensemble pour que les hommes vivent libres et réconciliés ? C’est dans cet engagement historique et concret de la vie quotidienne que se vérifie la pratique eucharistique ». (Congrès eucharistique international, Lourdes, 1981).

Lors du Congrès eucharistique de Philadelphie en 1976, le Père Arrupe rapproche le partage eucharistique, la faim dans le monde et la dignité de l’homme.

« Si la faim existe quelque part dans le monde, notre célébration de l’Eucharistie est, en quelque sorte, incomplète partout. Dans l’Eucharistie nous recevons le Christ qui a faim dans le monde des affamés. Il ne vient pas à nous tout seul, mais avec les pauvres, les opprimés, ceux qui meurent de faim sur la terre. Par Lui, ces hommes viennent à nous en quête de secours, de justice, d’amour exprimé dans l’action. C’est pourquoi nous ne saurions recevoir dignement le Pain de Vie, à moins de donner nous-mêmes du pain à ceux qui en ont besoin pour vivre, où qu’ils se trouvent, quels qu’ils soient. (…) En particulier, nous devons nous demander : Que signifie pour moi, ici et maintenant, le fait de recevoir pleinement l’Eucharistie ? À quoi est-ce que je m’engage quand je reçois la Sainte Communion ? Ce sont là des questions exigeantes et vitales. Elles sont tout autant passionnantes. Rien qu’en me les posant, je suis déjà à moitié engagé à m’offrir généreusement aux autres. Puisse le Christ, que nous recevons sous la forme de pain, donner à chacun de nous le courage de ne pas refuser ce don de nous-mêmes, de ne pas fléchir devant notre devoir, de ne pas y mettre de limites. Puissions-nous, à notre tour, être aussi généreux envers Lui qu’il l’est envers nous. » (Congrès Eucharistique de Philadelphie, 1976, Écrits pour évangéliser, Pedro Arrupe, DDB, coll. Christus n°59, 1985)

Conclusion

L’enseignement social de l’Église est indissociablement parole et action au cœur des réalités sociales, économiques et politiques. Il est l’un des meilleurs exemples de ce que Vatican II souhaitait lorsqu’il parle avec Gaudium et Spes d’une Église solidaire, présente dans le monde de ce temps au service des hommes, et témoignant de la force et de la lumière de l’Évangile pour répondre avec d’autres aux multiples questions éthiques de notre époque (cf. GS 3).  La crédibilité de la bonne nouvelle de l’Évangile dépend aujourd’hui en bonne part de ce témoignage, surtout en cette période où beaucoup ignorent les bases culturelles du christianisme. Parler, au nom de sa foi, de juste salaire, de justice économique, de participation politique, de droit de tous à l’éducation et au travail ou de souci des générations à venir, invite à la cohérence. Cette mise en œuvre, si elle est authentique, est bien une première évangélisation. Elle peut devenir signe de ce qui en profondeur anime ce souci chrétien pour l’humanité dans sa promotion. Une jeune ingénieure non chrétienne qui travaillait pour un centre de développement agricole, créé par une congrégation religieuse au Pérou, m’a un jour posé la question : pourquoi les chrétiens s’intéressent-ils ainsi au développement et aux questions sociales ? Je n’ai pu que lui répondre, un peu instinctivement et sans trop de précaution,  que si Dieu s’était fait homme en Jésus et qu’il était mort sur la croix, c’était que tout homme était digne d’être aimé et secouru. L’homme blessé est le lieu où Dieu se dit et nous appelle. La vie de l’Église, et en particulier la liturgie me semble-t-il, nous le rappelle et nous y conduit.

1  « Année de la foi, évangélisation et diaconie », Note n° 6 du comité de suivi théologique de Diaconia 2013, p. 2

2  Cf. Rodney Stark, The Rise of Christianity : A Sociologist Reconsiders History, Princeton, NJ : Princeton University Press, 1996 ; Wayne Meeks, The First Urban Christians, New Haven, CT : Yale University Press, 1983.

3  Note théologique 6, diaconia 2013, p. 2

4  Contribution de « caritas internationalis » au synode des évêques sur la nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi, Vatican, 2012,

5  Cf. Bordeyne, « la dignité humaine, la personne, la communauté », Conférence de carême 2006, Notre-Dame de Pentecôte.