La dimension sociale du péché est trop souvent méconnue comme telle. Certains textes romains permettent de relire l'Ecriture à la lumière de la réalité sociale, comme l'avait fait l'épiscopat latino-américain dans les années 70.
On a parlé à juste titre du surgissement d’une théologie de la libération en Amérique latine, tout particulièrement relayée par les Conférences générales de l’épiscopat latino-américain (Celam). Dans des sociétés marquées par une grande pauvreté et des disparités scandaleuses dans la répartition du pouvoir et du revenu, l’annonce de l’Évangile aux pauvres et la libération proclamée en Christ acquièrent une portée politique autrement plus significative que dans les pays occidentaux. Cette redécouverte s’opère en grande partie par une simple relecture des textes bibliques à la lumière de la réalité sociale du continent. On redécouvre le caractère subversif du récit de l’Exode ou du Magnificat. L’histoire, conçue bibliquement comme une histoire sainte, comme histoire du salut, met au premier plan la dimension sociale du péché, ainsi que, par voie de conséquence, celle de la grâce, comme grâce libératrice. Cette approche marque toute l’argumentation théologique utilisée lors des Conférences épiscopales de Medellin (1968) et de Puebla (1979) pour aborder le mystère du péché.
Le péché social est abordé dans le document de Medellin1 par le biais de la théologie de la création et de la sotériologie. En arrière-plan, on retrouve une vision biblique de la temporalité, comme histoire de la perte et du salut de l’homme. Dieu, affirme le texte, « a envoyé son Fils dans le monde, pour libérer tous les hommes de l’esclavage dans lequel les retient le péché, l’ignorance, la faim, la misère et l’oppression »2. Toutes ces formes d’asservissement ont leur origine dans l’égoïsme humain. Plus fondamentalement, « tout mépris de l’homme, toute injustice doit être cherchée dans le déséquilibre intérieur de la liberté humaine »3. C’est affirmer avec force que ces situations sociales sont de l’ordre du mal commis 4et non de la fatalité. Elles ne relèvent pas d’une simple et implacable loi naturelle. Nous ne serons véritablement libérés de cet assujettissement au péché que par une profonde conversion au Christ, qui fera des chrétiens des hommes nouveaux, libres et responsables. Dès lors, l’Église et l’humanité vivent dans l’espérance du salut5 et le peuple de Dieu a ainsi une vocation fondamentalement prophétique en vertu même de sa foi : il doit dénoncer et s’engager dans la lutte contre tout péché, spécialement ceux qui engendrent des situations de « violence institutionnalisée »6.
Le document de Medellin identifie plusieurs « situations d’injustices » à partir du critère de la paix et du développement : certaines injustices « conspirent contre la paix » et sont l’expression d’une « situation de péché »7. Ce sont notamment les « tensions internationales et le néocolonialisme », les « tensions entre les classes sociales et le colonialisme interne », et les « tensions entre les pays d’Amérique latine »8.
A Puebla, face à l’ampleur du scandale de la violence institutionnalisée et la tragédie des situations d’injustice en Amérique latine, les évêques s’interrogent encore 9 : est-ce là le monde que désire le Père, lui qui est le Créateur et le Maître de l’histoire ? Leur conclusion est tranchée : tel n’est pas le dessein de Dieu. Comme Créateur, Dieu a pensé et imparti les biens de la Terre à tous les hommes afin que personne ne manque du nécessaire. C’est pourquoi le même amour et la même justice qui ont présidé à la création du monde doivent également inspirer la domination que l’homme exerce sur celui-ci.
Face à ce « dessein créateur et salvifique de Dieu », poursuivent les évêques à Puebla, le péché est le récit d’un drame, celui d’une anti-histoire qui le contredit. C’est une « force de rupture » qui fait un obstacle permanent à la croissance de l’amour entre le Créateur et ses créatures10. Dans le péché, le refus de Dieu vient briser l’axe principal de la relation qui unissait l’homme au dessein d’amour du Père. L’homme perdu, qui porte désormais en lui la marque de son péché, doit alors composer avec sa faute dont les conséquences au fil du développement de l’histoire l’enchaînent et l’asservissent dans une condition infra humaine.11
La Conférence de Puebla thématise donc le péché comme un « refus » et une « force de rupture »12. Ces deux usages font référence à un même contexte théologique : celui d’un Dieu qui se fait proche et entre en alliance avec son Peuple ; celui d’un Dieu qui désire instaurer avec lui une relation stable dans le cadre de droits et de devoirs réciproques. Mais les accents sont différents selon les expressions. Le refus renvoie à l’initiative divine qui propose à l’homme le don gracieux du salut, dans son Fils, qu’il peut accepter ou refuser, honorer ou mépriser. Lorsqu’il est thématisé comme « force de rupture », c’est pour relever le caractère destructeur du refus. On met en avant sa puissance de négation, sa dimension dynamique. Contrairement au « refus », qui accentue l’aspect subjectif du péché, le terme de « rupture » appréhende le péché sous son aspect objectif : le péché, c’est une relation brisée, un homme déchu, un monde déformé et marqué par des situations d’injustice. Plus précisément, le péché, qui « détruit la vie divine en nous », est objectivement une négation « de la dignité de fils de Dieu », et se manifeste au plan interpersonnel comme un asservissementà des situations d’injustices : “ Au péché comme rupture correspondent des attitudes d’égoïsme, d’orgueil, d’ambition, d’envie qui génèrent l’injustice, la domination et la violence à tous les niveaux (…) Ainsi s’établissent des situations de péché, qui asservissent tant d’hommes et conditionnent négativement la liberté de tous ”13. Ce lien qui unit le péché personnel et le péché social est l’une des affirmations centrales de la Conférence de Puebla. Elle accentue une continuité sans dessiner pour autant une relation de causalité simple ou directe entre les deux, tout en mettant en avant cette mystérieuse solidarité dans le mal de l’humanité pécheresse.14
Quant à l’expression « structure de péché », employée par Jean Paul II dans son discours d’introduction à la conférence, il revient sous différentes formes dans le document pour désigner tout déséquilibre social qui affecte la dignité de la personne humaine15, comme peuvent l’être le trafic des armes, la corruption ou le système économique lorsqu’il marginalise une partie de la population16. Ce que l’Église discerne en ces phénomènes, c’est une commune appartenance au mystère du mal-commis, dans lequel ils plongent leurs racines 17 : “Sans entrer dans le détail de ces racines, nous constatons qu’il existe à leur base un mystère d’iniquité(…)”18.
C’est ici la deuxième affirmation clé de la Conférence de Puebla sur le péché. D’une part est affirmé avec force le lien qui unit le péché personnel au péché social, et d’autre part, on affirme l’appartenance de ces « situations », de ces « mécanismes » au domaine du mal-commis. Les évêques, qui se considèrent comme des interprètes de la réalité latino-américaine et non ses théoriciens, s’emploient à décrire, de manière théologique, ce qui semble tomber sous le sens commun 19. Une violation systématique des droits humains fondamentaux ne peut relever que du mal et quand, par ailleurs, il s’agit d’un phénomène social, ce mal ne peut qu’être rattaché au mal-commis !
A partir de cette genèse latino-américaine, la question va rebondir au niveau du magistère pontifical, notamment et malheureusement dans le cadre des polémiques qui ont entouré la théologie de la libération dans les années 70 et 80.
Entre 1982 et 2000, le magistère universel, préoccupé par les questions soulevées en Amérique latine, va traiter de la notion de péché social. Il le fera selon une diversité d’approches qui enrichissent tout autant qu’elles norment la discussion dans ce domaine20.
Libertatis nuntius (LN) et Libertatis conscientia (LC)21– deux textes relatifs à la théologie de la libération publiés par la Congrégation pour la doctrine de la foi – relèvent d’une approche sotériologique, où le thème du péché est inséré dans une relecture de la rédemption comme libération. Reconciliatio et paenitentia22 aborde la question du péché social dans le cadre de la réflexion synodale et se veut essentiellement pastoral. L’encyclique Sollicitudo rei socialis23, dans la lignée des grands documents sociaux de l’Église, va situer la problématique des « structures de péché » dans le cadre d’une réflexion sur la dimension morale du développement. Enfin, nous verrons encore, à cause de leur singulière originalité, les demandes de pardon formulées par Jean Paul II à l’occasion du grand jubilé24.
Cette diversité d’approches – sotériologie, pastorale, éthique sociale – différencie des documents qui, sur le point précis du péché social, sont largement homogènes. Tous les documents réaffirment qu’il n’y a de péché, au sens strict, premier du terme, que personnel ; l’existence indéniable de situations d’injustice et de structures iniques, sont de l’ordre des conséquences du péché personnel. Aussi l’expression « structure de péché » doit-elle être comprise selon la « dimension analogique du péché », car aucune « situation » ou « structure » ne saurait être considérée comme un sujet de moralité. Cependant, comme le souligne Jean Paul II à l’issue du synode Reconciliatio et paenitentia, toute la question est de savoir sur quoi porte l’analogie. Tout au plus peut-on dire que ces textes ne résolvent pas la question de fond qui est celle de savoir comment les structures qui organisent le vivre ensemble peuvent appartenir à la sphère du mal-commis.
Dans ces deux documents, la Congrégation voit le sens spécifique du péché comme celui d’une désobéissance à Dieu, où l’homme, dans son orgueil, renie son Créateur et refuse sa condition de créature. Cette volonté absolue et radicale d’autonomie, poursuit la Congrégation, est un mensonge tant au plan anthropologique que théologique : “ En péchant, l’homme meurt à soi-même et se sépare de sa vérité. En recherchant la totale autonomie et l’autarcie, il nie Dieu et se nie lui-même…”. Le péché est ainsi une perversion de la vérité sur l’homme, sur le monde et surtout sur Dieu (LC 38). Par sa conduite, l’homme altère ainsi profondément “ son ordre et son équilibre intérieur, ceux de la société et même de la création ” (LC 38). C’est pourquoi, pour la Congrégation, le désordre induit par la désobéissance est clairement de l’ordre du mal-commis, c’est-à-dire dans un rapport de causalité strict. La Congrégation insiste lourdement sur le péché comme source de toute aliénation, servitude ou oppression : “ l’aliénation par rapport à la vérité de son être créature aimée de Dieu est la racine de toutes les autres aliénations ” (LC 38). Elle est “ la raison radicale des tragédies qui marquent l’histoire de la liberté ” (LC 37). Le désordre et les conflits engendrés par le péché ont effectivement des conséquences sociales très graves : “ Ils faussent les relations entre les hommes (…) d’où dérivent inévitablement les désordres qui affectent la sphère familiale et sociale ”25. Au point de marquer institutions et structures et de prolonger, de manière originale et propre, le pouvoir d’aliénation et de destruction du péché dans la sphère sociale26.
A la lumière de cette approche du péché, les deux documents vont aborder la question des structures de péché. Libertatis conscientia fournit une définition du terme de structure : “ Celles-ci sont l’ensemble des institutions et des pratiques que les hommes trouvent déjà existantes, et qui orientent ou organisent la vie économique, sociale et politique ”. Le document poursuit aussitôt par une appréciation morale : “ En soi nécessaires, elles tendent souvent à se figer et à se durcir en mécanismes relativement indépendants de la volonté humaine, paralysant par là ou pervertissant le développement social et engendrant l’injustice. Cependant, ellesrelèvent toujours de la responsabilité de l’homme qui peut les modifier et non d’un prétendu déterminisme de l’histoire ” (LC 77). A la lumière de l’Évangile, on peut donc parler de « structures marquées par le péché » 27. Car les “inégalités iniques et les oppressions de toutes sortes qui frappent aujourd’hui des millions d’hommes et de femmes sont en contradiction ouverte avec l’Évangile du Christ ” (LC 57). Mais en ajoutant aussitôt que cette expression est à comprendre en un sens dérivé, analogue. Seul l’acte volontaire et libre, c’est-à-dire l’acte qui engage pleinement la personne dans le mal est à strictement parler un péché 28. Il fait, par conséquent, partie de la mission de l’Église, tant de discerner ces situations marquées par le péché et l’injustice, que d’appeler à les vaincre pour établir des conditions propices à l’exercice d’une authentique liberté.
On le voit, ces deux documents s’appuient sur la distinction classique qui fait du péché personnel et mortel l’analogue premier de tous péchés véniel. Toute la question étant de savoir alors si la différence entre le péché mortel et le péché véniel n’est que de l’ordre de la gradation ou si elle est de l’ordre du genre. La réponse n’est pas tranchée dans ces deux textes ou des arguments pour les deux options peuvent se trouver. Le sens demeure donc ambigu et la question est finalement reportée à des approfondissements théologiques ultérieurs que nous allons présenter ci-dessous.
Comme son nom l’indique, le document post-synodal se veut pastoral et non pas théologique. Cependant on va y aborder la question du péché social et des structures de péché, en partie en réaction aux deux documents de la Congrégation pour la doctrine de la foi, jugés comme trop restrictifs29.
Dans sa reprise conclusive du synode Jean Paul II30 rappelle que la blessure et le désordre intérieur du pécheur se répercutent sur ses relations avec le reste des hommes. La trame des rapports humains est affectée par le péché. “ C’est pourquoi on peut parler de péché personnel et social : tout péché est personnel d’un certain point de vue ; et d’un autre point de vue tout péché est social en ce que, et parce que, il a aussi des conséquences sociales ” (RP 15). Il y a là une double blessure envers soi-même et envers le prochain.
Cependant, Jean Paul II accentue aussi la causalité de ce rapport : le péché social est de l’ordre des conséquences du péché personnel31. Ce n’est pas qu’il ignore l’existence de puissants « facteurs externes », voire « d’habitudes », ou même de « tendances liées à une hérédité » qui peuvent atténuer la liberté de la personne, mais celle-ci est ainsi faite qu’aucun conditionnement externe ne peut la contraindre absolument. C’est pourquoi le péché “ au sens propre et précis du terme, est toujours un acte de la personne, car il est l’acte de la liberté d’un homme particulier etnon pas, à proprement parler, celui d’un groupe ou d’une communauté”32. Mais si on ne peut imputer le péché des individus à des réalités extérieures, que ce soit des structures, des situations ou tout autre conditionnement extérieur, que peut dès lors signifier l’expression « péché social » ?
Jean Paul II détaille trois sens plausibles à ce terme33. Le premier est cette solidarité humaine dans le mal, tout autant réelle et concrète que mystérieuse et imperceptible, “ par laquelle, le péché de chacun se répercute d’une certaine manière sur les autres ” (RP 16). De la même manière qu’il existe une communion dans le bien, existe également cette singulière « communion dans le mal » (RP 16). En second lieu, l’objet même de certains péchés porte contre le prochain. Ce sont tous les péchés commis contre la justice ou les droits de l’homme. Troisièmement, l’expression « péché social » peut vouloir désigner certaines situations, certains rapports, ou encore certains comportements collectifs, dans la mesure où ils ne sont pas conformes au dessein de Dieu. C’est le cas des guerres, du déséquilibre croissant entre pays riches et pays pauvres ou du poids de la dette extérieure sur certaines nations. Le caractère anonyme et la complexité qui marquent ces rapports ou ces situations interdisent d’en attribuer la responsabilité à quelqu’un. Aussi faut-il parler ici de « mal social », à moins de comprendre l’expression « péché » au sens analogique34. Quand l’Église parle de « situation de péché », “ elle sait et proclame que ces cas de péché social sont le fruit, l’accumulation et la concentration de nombreux péchés personnels. Il s’agit de péchés tout à fait personnels de la part de ceux qui suscitent, favorisent l’iniquité, voire l’exploitent ; de la part de ceux qui, bien que disposant du pouvoir de faire quelque chose pour éviter, éliminer ou au moins limiter certains maux sociaux, omettent de le faire par incurie, par peur et complaisance devant la loi du silence, par complicité masquée ou par indifférence ; de la part de ceux qui cherchent refuge dans la prétendue impossibilité de changer le monde ; et aussi de la part de ceux qui veulent s’épargner l’effort ou le sacrifice en prenant prétexte de motifs d’ordre supérieur ” (RP 16). Cette accentuation unilatérale du caractère personnel du péché qui préside à la formation de structures de péché, réagit à la dilution de la responsabilité individuelle et au risque d’imputer le comportement mauvais à la société, les structures, le milieu social etc. Il n’y a pas de sujet de moralité à ce niveau, martèle Jean Paul II, donc pas de péché.
Il demeure cependant que ces rapports ou ces situations sont contraires au dessein de Dieu. Et si on ne peut imputer ces maux à quelqu’un, leur existence même requiert, exige l’engagement de tous les chrétiens afin de les contrer et de les transformer.
Le document du synode ne va pas empêcher le pape à employer à nouveau le terme, malgré ses ambiguïtés désormais notoires, dans sa prochaine encyclique sociale. Cette constance à employer un terme difficile peut être surprenante, mais il ne faut pas oublier que c’est Jean Paul II lui-même qui a forgé l’expression « structures de péché » à Puebla. Il poursuit donc ici son intuition notamment en affirmant le caractère dynamique du péché social ainsi qu’en signalant la vertu de solidarité comme étant celle qui s’y oppose diamétralement.
Créé dans le temps, l’homme est inscrit dans un devenir que marquent les exigences de l’imago dei. C’est à travers le temps, la succession de ses actes, qu’il s’accomplit et coopère simultanément au dessein du Créateur. Ce double mouvement – l’accomplissement et la coopération – sont unifiés par Jean Paul II dans la notion de développement. Le péché, dans ce cadre, y est analysé comme un obstacle au plein et authentique développement de la personne et de la communauté humaine. Or ce sont des actes « concrets », « personnels », qui font naître les obstacles au développement, les « consolident » et les rendent « difficiles à abolir » (SRS 36, Cf. RP 16). Ces mécanismes pervers, précise Jean Paul II, sont “ la somme de facteurs négatifs qui agissent à l’opposé du bien commun universel et du devoir de le promouvoir…”35. Une de leurs caractéristiques est de se draper des apparences de la nécessité et de s’imposer, tant aux personnes qu’aux institutions, avec la puissance d’une destinée funeste, d’un sort contraire, qui dépasse les forces humaines.
C’est par le terme de « structure de péchés » que l’Église désigne ces réalités négatives. Elle souligne ainsi la racine du mal qui affecte l’homme dans ces situations particulières36. Non seulement elles s’opposent de toute évidence au dessein de Dieu (au développement authentique), mais elles blessent spécifiquement le rapport au prochain, auquel le Christ s’est identifié. Ces structures de péché s’alimentent du péché personnel, qui est à leur origine et les consolide constamment. C’est ainsi qu’elles “se renforcent, se répandent et deviennent sources d’autres péchés” (SRS 37). Elles marquent ainsi la conduite des hommes par des “ conditionnements et des obstacles qui vont bien au-delà des actions d’un individu et de la brève période de sa vie.” (SRS 37).
Si l’Église cherche ainsi à approfondir sa compréhension du péché social, c’est dans le but d’indiquer une voie possible pour s’en libérer (SRS 37). Ces chemins de conversion sont longs et complexes. Cela tient à la fragilitédes desseins et des réalisations humaines, tout comme aux changements imprévisibles du contextesocio-économique, politique ou culturel des structures de péché. Jean Paul II évoque particulièrement deux attitudes qui semblent favoriser ces structures iniques : le désir exclusif du profit et la soif de pouvoir (SRS 37). Elles peuvent caractériser non seulement des personnes, mais également des nations, des entités collectives. Dans ce contexte une conversion – c’est-à-dire la prise de conscience de la nature du mal et le ferme désir de changer d’attitude – doit surmonter l’obstacle d’un péché qui s’est banalisé et s’impose comme un fait social à l’individu.
C’est précisément par une redécouverte de l’interdépendance37 des hommes et des nations que passe ce chemin de conversion. A la lumière de la foi, le sens de cette interdépendance est transformé. Le prochain doit être aimé inconditionnellement. Cette exigence définit une attitude morale : la solidarité, cette “ détermination ferme et constante de travailler pour le bien commun ; c’est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous ” (SRS 38). C’est par cette vertu, diamétralement opposée au péché social et aux attitudes qu’il génère, que peuvent être combattues et surmontées les structures de péché (SRS 38). “ La liberté par laquelle le Christ nous a libérés (Gal 5, 1) nous pousse à nous convertir pour devenir les serviteurs de tous. Ainsi le processus du développement et de la libération se concrétise dans la pratique de la solidarité.” (SRS 46).
Insister sur l’interdépendance, c’est également mettre en évidence l’inter-action ou l’inter-omission qui est à la base des structures de péché. C’est dire, en particulier, que ces obstacles au développement intégral sont surmontables. Ni le désespoir, ni le pessimisme, ni la passivité ne peuvent se justifier lorsqu’on croit que “ l’histoire récente ne reste pas fermée sur elle-même, mais qu’elle est ouverte au Règne de Dieu ” (SRS 46).
Jean Paul II cependant ne va pas clore sa réflexion personnelle avec Sollicitudo rei socialis. Elle se poursuit et trouve un aboutissement dans les remarquables demandes de pardon publiques qu’il va formuler dans le cadre de la préparation du Jubilé de l’an 200038. Elles sont faites au nom de l’Église universelle pour des fautes commises autrefois par les fils de l’Église et ne sont donc pas le fait personnel, privé, de Jean Paul II. Il parle d’ailleurs au nom de l’Église universelle et engage l’ensemble de l’Église catholique sur ce chemin de vérité sur soi-même et de réconciliation avec ceux qu’elle a blessés au cours de son histoire.
S’il peut ainsi demander pardon pour l’antisémitisme des chrétiens ou pour l’inquisition, ce n’est pas uniquement en raison de la continuité historique du sujet sociologique qu’est l’Église. Jean Paul II met surtout en avant le mystère de sa constitution. L’Église est réellement composée à l’image d’une tête et d’un corps, où la personne divine du Verbe s’est associée la multitude des baptisés. Opérée par l’Esprit Saint, la communion qui unit ce corps mystique en un tout n’est conditionnée ni par le temps ni par l’espace. Rassemblé par et dans le Christ en Église, les croyants d’hier et d’aujourd’hui ne sont pas étrangers les uns aux autres. Leurs actes, dans le bien comme dans le mal, se répercutent sur l’ensemble de l’Église une. C’est sur ce mystère de communion que Jean Paul II fonde ses actes, courageux, de repentir ecclésial. C’est à cause de la continuité historique de l’Église et de la communion qui nous lie en son sein les uns aux autres, que nous portons le fardeau des erreurs et des fautes de nos prédécesseurs.
Nous recevons des générations antérieures le lourd héritage des conséquences de leurs péchés : “ nous portons ce poids de ressentiment, de violence, d’injustice qui sont autant de tentations pour l’aujourd’hui ” (TMA 34). Et ce « sans avoir de responsabilité personnelle » dans ce mal de peine (IM 11). En d’autres mots, l’Église souffre des conséquences de péchés commis autrefois par des baptisés. Cette caractéristique, déjà identifiée du péché social d’étendre ses conséquences au-delà de la vie d’un individu (SRS 36), fonde, dans le cas présent, une exigence pour l’Église : “Elle doit prendre en charge, avec une conscience plus vive, le péché de ses enfants, dans le souvenir de toutes les circonstances dans lesquelles, au cours de son histoire, ils se sont éloignés de l’Esprit du Christ, présentant au monde (…) le spectacle de façons de penser et d’agir qui étaient de véritables formes de contre témoignages et de scandales.” (TMA 33)
Ces situations qui pèsent sur la conscience actuelle des chrétiens peuvent et doivent être assumées en un processus de réconciliation que Jean Paul II nomme « purification de la mémoire ». Qui vise “à libérer la conscience personnelle et commune de toutes les formes de ressentiments ou de violences, héritages des fautes du passé”39. C’est l’amertume et le poids des conséquences du péché qui engagent ce processus de conversion et exige une libération effective de la violence et du ressentiment. Cette « purification de la mémoire » s’opère par une évaluation, tant historique que théologique, des événements passés, qui mène à une connaissance authentique du mal commis au nom de l’Église par les croyants. Seule cette purification de la mémoire ouvre un chemin réel, effectif, de réconciliation.
Les notions de péché social et de structures de péché sont donc désormais bien établies dans le magistère ecclésial et plusieurs de leurs éléments déterminants sont explicités. Cependant, la question de la manière dont ces structures de péché appartiennent au domaine du mal-commis n’est pas définitivement tranchée. D’une part, on tient à ce que ces structures résultent du péché personnel d’une multitude d’agents et relèvent donc d’un mal de peine conséquent au péché personnel mais, d’autre part, Jean Paul II affirme que ces structures de péché sont dynamiques et induisent puissamment au mal. Très clairement, on se situe dans ces interventions du magistère à la croisée entre péché individuel et péché originel, le caractère personnel de la faute n’étant pas le même dans les deux cas, quoique tous deux soient reconnus comme des péchés au sens plein du terme, c’est-à-dire qu’ils requièrent et demandent pastoralement une grâce sacramentelle, celle du baptême ou de la réconciliation. C’est d’ailleurs en ce sens que va la dernière réflexion de Jean Paul II.
Dans ces tiraillements quant à l’émergence de ces notions, on observe le discernement en acte du magistère et ses divers tâtonnements. C’est donc bien que l’enseignement social chrétien, loin d’être une doctrine, est bien plutôt une tradition d’interprétation vivante. Il faut s’en réjouir.
1 Celam Medellin, Conclusions de Medellin, Cerf, 1992.
2 Medellin, 2.
3 Ibid. 10.
4 On distingue le mal-commis comme celui qui pour origine un homme ou des hommes; il implique donc une responsabilité. Il est habituellement opposé au mal-subi ou mal de malheur, qui est celui dont l'origine est extérieure à l'être humain, comme par exemple les catastrophes naturelles, ou un événement fortuit imprévisible. Du premier il pourra être dit qu'il appartient à la sphère du péché, alors que le second devra être tenu pour un mal ne relevant pas du péché. Les documents du magistère jouent implicitement avec ces distinctions mais ne prennent pas position en faveur de l'une ou de l'autre. C'est une des raisons de l’ambiguïté des textes sur ce sujet.
5 Ibid.9, 2 et 9, 7.
6 Ibid. 14, 4-5 et 2, 1–11. L’expression « violence institutionnalisée » est tirée de 2, 16.
7 Medellin, Conclusiones, 2, 1.
8 Ibid. 2, 2-11.
9 Celam, Puebla, Construire une civilisation de l’amour, Paris, 1980.
10 Puebla, Conclusiones, 281.
11 Ibid. 328.
12 Cf. Ibid. 186, 281, 326, 328.
13 Ibid. 328.
14 Cf. Ibid. 267, 328, 330, 482.
15 Les expressions associées : « structures injustes » (16, 573, 587, 1155, 1257) ; « situation d’injustice » (90, 281, 864, 1094, 1258) ; « situation de péché » (28, 281, 1032, 1259, 1269).
16 Cf. Ibid. 1254-1293.
17 Cf. Ibid. 70.
18 L’Église latino-américaine ne cherche pas à remonter les fils d’une insaisissable responsabilité pour démasquer les responsables de l’injustice présente. Le jugement qu’elle prononce sur ces situations ou ces structures se réfère au dessein salvifique de Dieu dans l’évènement de l’incarnation du Fils. Sous ce biais elles relèvent objectivement du « refus » de Dieu et d’une puissance de destruction.
19 Cf. Puebla, 3.
20 On fait souvent référence, pour ce thème, aux textes de Vatican II où on reconnaît l’influence du contexte social sur la vie morale des hommes (LG 36 ; GS 10, GS 13, GS 25, GS 37-40, GS 43, GS 58 ; AA 7).
21 Congrégation pour la doctrine de la Foi, Libertatis nuntius, 1984 ; Libertatis conscientia, 1985. Libertatis nuntius est notoirement peu équilibré. Ce texte doit impérativement être relu à la lumière de Libertatis conscientia qui cherche une véritable compréhension du mouvement théologique latino-américain.
22 Jean Paul II, Reconciliatio et paenitentia, 1984.
23 Jean Paul II, Sollicitudo rei socialis, 1987.
24 Jean Paul II, Lettre apostolique Tertio Millennio Adveniente, 2000 ; Bulle d’indiction du grand jubilé de l’an 2000, Incarnationis mysterium, 1998.Commission théologique internationale, Mémoire et réconciliation, L’Église et les fautes du passé, Paris, 2000.
25 Ibid. 39. Voir aussi 67ss. Cf.10.
26 Ibid. 54 et 57.
27 Ibid. 74 et 54.
28 Ibid. 67, par référence à la distinction entre péché mortel (sens plein du terme ; analogue premier) et péché véniel (sens second ; analogue du péché mortel).
29 Pour les débats du synode, cf. G. Caprile (éd.), Il sinodo dei vescovi 1983, Rome, 1985.
30 Ce synode, en rupture avec le Concile, a laissé au Saint Père la tâche de rédiger le document final des débats synodaux. C’est donc bien un texte de Jean Paul II.
31 Dans une théologie thomiste, les divisions sur la dimension horizontale sont dans un rapport de causalité seconde par rapport à la rupture et la réconciliation sur la dimension verticale. Ce qui signifie que la personne est seule capable de l’offense, qui est le constituant formel du péché. Cf. Reconciliatio et paenitentiae, 15.
32 Ibid. 39. Cette insistance sur le péché personnel provient de son antagonisme supposé avec le péché social. Alors que précisément les interventions synodales insistent, au contraire, sur la continuité entre ces deux réalités.
33 Jean Paul II résume de manière sélective les débats du synode Cf. G. Caprile, op. cit., 111, 214, 248, 346-350, 359, 403, 486, 589.
34 Ibid. 16; Cf. 39. Le terme « analogique » semble avoir été proposé par le cardinal Höffner, Cf. G. Caprile, op. cit., 132.
35 SRS 36. L’expression « facteurs négatifs » est malheureuse. A quoi se réfère-t-elle ? Aux péchés personnels ? Aux mécanismes systémiques iniques en tant que tels ?
36 Ce type d’analyse veut surtout montrer la véritable nature du mal “ auquel on a à faire face dans le problème du développement des peuples, il s’agit d’un mal moral, résultant de nombreux péchés qui produisent des «structures de péché» ” (Sollicitudo rei socialis, SRS 37).
37 L’interdépendance dit ici le système nécessaire des relations humaines, dans ses dimensions économique, culturelle, politique et religieuse.
38 Jean Paul II, Bulle d’indiction du grand jubilé de l’an 2000, Incarnationis mysterium (IM), 1998 ; Lettre apostolique Tertio millennio adveniente (TMA), 2000.
39 Commission théologique internationale, Mémoire et réconciliation : l’Église et les fautes du passé, 2000, §9.