Cet article présente les grandes lignes de l’enseignement de l’Église depuis Vatican II sur le politique comme tel – ses fondements, sa nécessité, sa légitimité – et sur d’importantes questions générales comme la démocratie, le pluralisme des opinions, les raisons pour lesquelles les laïcs doivent s’engager pour la « chose publique ». Les interventions des autorités ecclésiales dans le champ politique font l’objet d’autres articles de ce site : laïcité, migrations, paix, justice, droits de l’homme, écologie, gouvernance et autorité mondiale, etc.
Au préalable, il importe de répondre à une question qu’on entend souvent, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Église : ne s’écarte-telle pas de sa mission propre lorsqu’elle s’exprime sur des situations ou des événements qui touchent de près au domaine politique ? Le Concile Vatican II y apporte cette réponse : « Il est juste que l’Église puisse partout et toujours …. porter un jugement moral, même en des matières qui touchent le domaine politique, quand les droits fondamentaux de la personne ou le salut des âmes l’exigent, en utilisant tous les moyens, et ceux-là seulement, qui sont conformes à l’Évangile » (Gaudium et spes, GS 76,5) Selon Vatican II, la défense des « droits fondamentaux de la personne » fait donc partie de la mission de l’Église tout autant que le « salut des âmes » : ces deux aspects de sa mission sont cités à égalité, ce qui constitue une rupture avec l’idée assez répandue que le devoir de défendre les « droits fondamentaux de la personne » serait une sorte d’annexe, une « matière à option »… Le Concile souligne aussi qu’une telle défense autorise l’Église à « porter un jugement moral » - donc pas directement politique - même quand un tel jugement peut avoir des effets dans le champ politique. Ces effets ne sont certes pas visés comme tels, mais le fait qu’on puisse les prévoir ne doit pas dissuader l’Église de porter des jugements moraux si c’est nécessaire pour défendre les droits fondamentaux des personnes. Quand le pape François, par exemple, dénonce avec vigueur les mesures politiques qui ont pour conséquence la noyade de milliers d’exilés, il est très conscient des effets politiques d’une telle dénonciation, mais c’est bien un jugement moral qu’il porte.
Sur le politique comme tel, sa nécessité, ses fondements, le Concile Vatican II rappelle la doctrine catholique classique, dans le chapitre IV de la deuxième partie de Gaudium et spes, intitulé « la vie de la communauté politique », notamment au paragraphe 74 (GS 74).
Pour le Concile, si une « communauté politique » est nécessaire, plus vaste et plus structurée que la « communauté civile », c’est parce que cette dernière est par elle-même « impuissante » à réaliser le bien commun. C’est donc pour réaliser ce « bien commun » que les « individus, familles, groupements divers » – qui constituent « la communauté civile » – doivent « conjuguer leurs forces » dans une « communauté politique ». On sait combien cette exigence de viser le « bien commun » est au cœur de la doctrine sociale de l’Eglise. C’est cette visée qui, pour le chrétien, caractérise en propre le politique.
Si une « autorité publique » est nécessaire, c’est pour « orienter vers le bien commun les énergies de tous » ; car, sans une instance d’autorité, la diversité des opinions pourrait disloquer les forces et mettre en échec la réalisation du bien commun. A cette autorité publique (dont les formes ne sont pas définies par le Concile, mais « laissées à la libre volonté des citoyens ») tous doivent obéissance, à condition qu’elle « se déploie dans les limites de l’ordre moral » et « n’opprime pas les citoyens ».
Par-delà ce rappel de la théologie politique traditionnelle, Gaudium et spes marque une très importante avancée sur deux points que l’enseignement social catholique avait peu abordés auparavant, mais qui sont au cœur des valeurs et des pratiques politiques contemporaines : la démocratie et le pluralisme.
Combattue par l’Église tout au long du XIXe siècle, la démocratie a été d’abord tolérée (à partir du « ralliement » de Léon XIII au régime républicain par le célèbre « toast d’Alger » de 1890). Il faut attendre le radio message de Pie XII (Noël 1944) pour qu’elle soit pleinement reconnue comme un régime politique louable ; c’est le premier texte officiel de l’Eglise affirmant clairement la légitimité et les bienfaits de la démocratie. Un pas de plus est franchi par Vatican II, qui la présente comme le seul régime pleinement conforme à la vision chrétienne de l’homme et de la société. Sans doute le mot même n’apparaît-il pas encore – était-ce pour ne pas mettre en difficulté les épiscopats de pays catholiques non démocratiques à l’époque, comme l’Espagne et le Portugal ? –, mais les formulations du Concile décrivent sans la moindre ambiguïté ce type de régime : « Il est pleinement conforme à la nature de l'homme que l'on trouve des structures politico-juridiques qui offrent sans cesse davantage à tous les citoyens, sans aucune discrimination, la possibilité effective de prendre librement et activement part tant à l'établissement des fondements juridiques de la communauté politique qu'à la gestion des affaires publiques, à la détermination du champ d'action et des buts des différents organes, et à l'élection des gouvernants (GS 75,1). Constatant, a contrario, un rejet de plus en plus général des formes politiques qui « font obstacle à la liberté civile ou religieuse » (GS 73,3), le Concile juge positives plusieurs des caractéristiques des régimes démocratiques :
- Le suffrage universel : « Que tous les citoyens se souviennent donc à la fois du droit et du devoir qu'ils ont d'user de leur libre suffrage en vue du bien commun » (GS 75,1) ;
- Le devoir, pour tout « ordre politico-juridique » de garantir et protéger les « droits de la personne » : liberté d’expression, d’association et de réunion, liberté religieuse (GS 73,2) ;
- La protection des minorités (GS 73,3) ;
- Le rôle des « partis politiques », dont le devoir est de « promouvoir ce qui, à leur jugement, est exigé par le bien commun » (GS 75,5).
Ce oui à la démocratie entraîne logiquement un oui au pluralisme politique des croyants. Les autorités catholiques n’en avaient jusque-là guère parlé, considérant sans doute ce pluralisme comme un fait à constater – voire à regretter – plutôt que comme une valeur. Avec Gaudium et spes, ce pluralisme est pleinement légitimé. Parlant de la responsabilité des laïcs chrétiens, qui agissent « soit individuellement, soit collectivement, comme citoyens du monde », les pères conciliaires s’expriment ainsi sur la diversité de leurs opinions et engagements : « Fréquemment, c’est leur vision chrétienne des choses qui les inclinera à telle ou telle solution, selon les circonstances. Mais d'autres fidèles, avec une égale sincérité, pourront en juger autrement, comme il advient souvent et à bon droit ». Par les mots « à bon droit », le pluralisme n’est pas seulement constaté mais approuvé. Le Concile met donc en garde contre toute tentative de présenter une option particulière comme s’imposant au nom de la foi : « S'il arrive que beaucoup lient facilement, même contre la volonté des intéressés, les options des uns ou des autres avec le message évangélique, on se souviendra en pareil cas que personne n'a le droit de revendiquer d'une manière exclusive pour son opinion l'autorité de l'Église » (GS 43).
Cet enseignement de Gaudium et spes sur « la nature et la fin de la communauté politique » traduit une vision du politique que l’on peut trouver quelque peu irénique : en ne mentionnant, pour justifier la nécessité d’une « autorité politique », que la diversité des « opinions », non celle des « intérêts » ni celle des « projets de société », le Concile semble ignorer que l’autorité politique n’a pas seulement à gérer et à orienter, mais aussi à « imposer », y compris par certaines formes de contrainte. Si on considère que toutes les forces agissant dans le domaine public visent sincèrement le « bien commun » et ne divergent que sur les moyens de le réaliser, la question du « pouvoir », dans sa composante de coercition (voire de « violence » légale : police, justice, prisons…), ne se pose pas. Il est significatif que, dans Gaudium et spes, le mot « autorité » soit souvent préféré à celui de « pouvoir », lequel n’apparaît que dans l’expression « pouvoirs publics ». Des aspects importants de la réalité politique sont ainsi laissés de côté, qui feront l’objet de réflexions ultérieures.
Six ans plus tard, Paul VI, dans Octogesima adveniens, exprime sur le politique des positions qui répondent en partie aux questions laissées ouvertes par le Concile et qui tiennent grand compte des débats politiques du moment. Si le fondement du politique est à nouveau présenté comme la visée du « bien commun », le texte prend en compte la nécessité de lui donner chair dans un « projet de société » susceptible d’orienter l’action de manière plus précise. Or un tel projet ne peut éviter de se confronter aux « idéologies » qui dominent les débats du moment : marxisme et libéralisme. Toutes deux y sont fermement critiquées (OA 26).
Conformément à une ligne constante dans l’Enseignement social de l’Église depuis Rerum novarum, Paul VI rappelle, parmi les raisons justifiant la nécessité du politique, qu’il lui revient de contrôler l’économique (OA 46). L’activité économique ne peut contribuer au bien commun que si elle est régulée, contrôlée, par le politique. Ainsi, à propos des entreprises multinationales, le pape déplore que la concentration de leurs moyens leur permette de mener des « stratégies autonomes, en grande partie indépendantes des pouvoirs politiques nationaux, donc sans contrôle au point de vue du bien commun » (OA 44). Après avoir affirmé que « la politique est une manière exigeante de vivre l'engagement chrétien au service des autres », ce texte s’achève par un appel à l’engagement dans ce champ (OA 48-49). Rappelant la position du Concile sur le légitime pluralisme des options politiques, le pape invite les chrétiens ayant pris des options différentes à faire un « effort de compréhension réciproque des positions et des motivations de l’autre » (OA 50).
On connaît l’engagement de Jean Paul II sur plusieurs terrains politiques, à commencer par celui de la résistance non violente aux totalitarismes (Centesimus annus, III, CA 23), fondée sur le respect des droits de l’homme (au cœur de sa première encyclique, Redemptor hominis, 1979). Il ne revient pas sur la question théorique du fondement du politique, mais en traite indirectement, notamment dans sa longue analyse du monde contemporain dans Centesimus annus, où il souligne la nécessité de soumettre les dynamismes économiques à l’orientation éthique de ceux dont la fonction est de viser le « bien commun » - l’Etat, mais aussi les corps intermédiaires - et de maîtriser ainsi les tendances qui, laissées à leur logique propre, seraient déshumanisantes et porteuses de mort. Dans ce texte important, le régime politique démocratique, que Gaudium et spes louait sans le nommer, est explicitement désigné : « L’Église apprécie le système démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun » (CA 47).
Sur le devoir d’engagement politique des laïcs catholiques, Jean Paul II est particulièrement insistant. Dans l’exhortation apostolique Les laïcs fidèles du Christ, publiée après le Synode de 1987 sur les laïcs, il écrit : « Pour une animation chrétienne de l'ordre temporel (...), pour servir la personne et la société, les fidèles laïcs ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la politique, à savoir l'action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir le bien commun. Les Pères du Synode l'ont affirmé à plusieurs reprises : tous et chacun ont le droit et le devoir de participer à la politique ». Ce qui permet au pape d’être aussi vigoureux dans cet appel, c’est qu’il donne de la politique une définition assez large pour que chacun puisse trouver une manière de s’y engager : « l'action multiforme, économique, sociale, législative, administrative, culturelle, qui a pour but de promouvoir le bien commun ».
Le pape n’ignore pas les objections élevées par bien des catholiques contre l’engagement politique, en raison des risques moraux que l’on court dans une telle activité, mais il invite à ne pas se laisser paralyser par elles : « Les accusations d'arrivisme, d'idolâtrie du pouvoir, d'égoïsme et de corruption qui bien souvent sont lancées contre les hommes du gouvernement, du parlement, de la classe dominante, des partis politiques, comme aussi l'opinion assez répandue que la politique est nécessairement un lieu de danger moral, tout cela ne justifie pas le scepticisme ni l'absentéisme des chrétiens pour la chose publique. »
Traitant, dans la deuxième partie de Deus caritas est (DCE 26-29), du rapport entre Justice et Charité, Benoît XVI apporte des précisions sur les objectifs respectifs de l’Église et de la politique. Après avoir rappelé que Charité et Justice ne doivent pas être opposées, comme si l’une devait éliminer l’autre (« L’amour – caritas – sera toujours nécessaire, même dans la société la plus juste »), il développe l’idée que la justice est la tâche propre du politique et la charité celle de l’Église : « La société juste ne peut être l’œuvre de l’Église, mais elle doit être réalisée par le politique ».
Une distinction aussi nette pourrait laisser penser que ce pape insiste moins que ses prédécesseurs sur le devoir d’engagement politique des chrétiens. Pourtant, s’il est vrai qu’il évite l’expression « charité politique » forgée par Pie XI en 1927 ("Le domaine de la politique... est le champ de la plus vaste charité, la charité politique") et lui préfère celle de « charité sociale », il redit aux laïcs chrétiens qu’ils doivent s’engager en politique, puisque « l’Église ne peut ni ne doit rester à l’écart dans la lutte pour la justice », une lutte dont il précise qu’elle relève justement du politique. Dans cette lutte, le chrétien rejoint d’autres hommes de bonne volonté. Si la charité est donc le « propre » du message évangélique, elle inspire aux chrétiens la volonté de servir leurs frères dans une tâche qui ne leur est pas propre, une tâche qui relève de l’éthique et doit mobiliser tout homme, croyant ou non : faire la justice.
En quoi l’Église prend-elle part à cette lutte politique pour la justice, puisqu’elle respecte « l’autonomie des réalités terrestres » mise en avant par Vatican II et « refuse de se mettre à la place de l’État » ? Pour Benoît XVI, son apport réside en quatre contributions importantes :
- Elle propose sa doctrine sociale, accessible à tous puisqu’elle argumente « à partir de la raison et du droit naturel » ; elle aide ainsi à définir l’objectif commun : « Le but d’un ordre social juste consiste à garantir à chacun (…) sa part du bien commun ».
- Elle donne vigueur à une foi capable de « purifier la raison ». En effet, quand il s’agit de passer à l’action, la raison pratique est guettée par « l’aveuglement éthique » que peut provoquer la « tentation de l’intérêt et du pouvoir ». C’est alors que « politique et foi se rejoignent » : la foi, fondée dans une vraie rencontre avec le Dieu vivant, peut libérer la raison de ses aveuglements. Elle aide l’acteur politique à rester lucide sur ce qui, dans tout programme visant à réaliser la justice, pourrait cacher en fait la poursuite d’intérêts ou de puissance.
- Elle met en garde contre l’idéologie du « tout politique » : « L’expérience de l’immensité des besoins peut nous pousser vers l’idéologie qui prétend faire maintenant ce que Dieu, en gouvernant le monde, n’obtient pas, à ce qu’il semble : la solution universelle de tous les problèmes ».
- Elle « forme les consciences » des laïcs chrétiens à qui incombe d’« agir pour un ordre juste dans la société… en coopérant avec les autres citoyens ». Elle ne leur dit pas ce qu’il faut faire mais réveille leurs « forces spirituelles » pour affronter les luttes et les renoncements, car ils devront toujours agir en fonction des véritables exigences de la justice, « même si cela est en opposition avec des situations d’intérêt personnel ».
En 2009, dans Caritas in veritate, Benoît XVI forge une expression qui met un lien paradoxal entre deux notions que l’on n’a guère l’habitude de voir associées, « institution » et « charité », invitant les chrétiens à suivre la « voie institutionnelle de la charité », qui est celle de la politique : « Tout chrétien est appelé à vivre cette charité, selon sa vocation et selon ses possibilités d’influence au service de la pólis. C’est là la voie institutionnelle – politique peut-on dire aussi – de la charité » (CV 7).
C’est donc bien l’amour (ou la charité) qui fonde le devoir des chrétiens de se préoccuper de la chose publique ; mais il leur faut pour cela s’affranchir de l’idée que l’amour-charité ne concernerait que les relations avec les personnes avec qui ils sont en relation directe. Benoît XVI souligne que « l’amour est le principe non seulement des micro-relations (rapports amicaux, familiaux, en petits groupes), mais également des macro-relations (rapports sociaux, économiques, politiques) (CV 2). Voilà pourquoi, pour aimer tout homme (y compris ceux qu’il ne rencontrera jamais), le chrétien doit agir pour améliorer les « institutions » et donc faire de la politique. Il n’y a pas à hiérarchiser ces deux manières de vivre la charité, car la « voie institutionnelle de la charité… n’est pas moins qualifiée et déterminante que la charité qui est directement en rapport avec le prochain, hors des médiations institutionnelles de la cité » (CV 7).
Sur la noblesse et la nécessité de l’action politique, le pape François s’inscrit dans la continuité avec ses prédécesseurs. Dès son premier texte important, Evangelii Gaudium, il fait sien l’éloge traditionnel de l’action politique, en tant qu’elle vise le « bien commun ». Il reprend la formule de Benoit XVI que l’on vient d’évoquer pour demander aux chrétiens désirant vivre pleinement la charité d’accorder autant d’importance aux macro-relations qu’aux micro-relations : « La politique, tant dénigrée, est une vocation très noble ; elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun. Nous devons nous convaincre que la charité « est le principe non seulement des micro-relations : rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais également des macro-relations : rapports sociaux, économiques, politiques» (Benoît XVI, Caritas in veritate, CV 2) ». Il y ajoute cette note plus personnelle : « Je prie le Seigneur qu’il nous offre davantage d’hommes politiques qui aient vraiment à cœur la société, le peuple, la vie des pauvres ! » (EG 205).
Cette attention aux macro-relations, et donc à tout ce qui relève du champ politique, il l’exprime notamment à propos de deux questions qui lui tiennent particulièrement à cœur : l’accueil des migrants d’une part, la double écoute de la clameur de la terre et de la clameur des pauvres de l’autre. Sur chacun de ces points, il en appelle à la fois à la conversion des attitudes personnelles et au changement des politiques publiques, sans jamais les opposer. Ainsi, sur le devoir d’accueil des migrants, s’il ne cesse d’en appeler à l’ouverture des cœurs, à la compassion, à la « culture de la rencontre », il insiste tout autant sur la nécessité d’un changement des politiques publiques. Particulièrement politique est son message de janvier 2018 (publié le 15 août 2017), qui dresse une liste de 21 mesures précises, relevant toutes de décisions à prendre par les autorités politiques, pour « accueillir, protéger, promouvoir et intégrer » les migrants. Face au drame des noyades massives en Méditerranée, il dit son indignation devant «la mondialisation de l’indifférence », mais demande avec non moins de vigueur que changent les politiques qui poussent tant de personnes à tenter l’aventure migratoire et rendent si meurtrières leurs tentatives d’atteindre l’Europe.
Sur la double exigence d’entendre à la fois la clameur de la terre et la clameur des pauvres, toute l’encyclique Laudato si’ est traversée par un double appel à la conversion personnelle et aux changements structurels (dont politiques). On y lit, par exemple : « Il devient urgent et impérieux de développer des politiques pour que, les prochaines années, l’émission du dioxyde de carbone et d’autres gaz hautement polluants soit réduite de façon drastique» (LS 26) ; mais aussi ces recommandations à chacun : «Eviter l’usage de matière plastique et de papier, réduire la consommation d’eau, trier les déchets, cuisiner seulement ce que l’on pourra raisonnablement manger, traiter avec attention les autres êtres vivants, utiliser les transports publics ou partager le même véhicule entre plusieurs personnes, planter des arbres, éteindre les lumières inutiles » (LS 211).
Les changements personnels exigent une « conversion ». Les changements structurels exigent que, conformément à l’enseignement constant de l’Église, le politique ait le pouvoir de contrôler l’économique. Mais il constate que ce n’est pas le cas : « Il est vrai qu’aujourd’hui certains secteurs économiques exercent davantage de pouvoir que les États eux-mêmes. Mais on ne peut pas justifier une économie sans politique…» (LS 196) De plus, même quand de bonnes lois sont adoptées, elles sont rarement respectées (LS 142).
C’est pourquoi François ne peut s’empêcher de laisser entendre son scepticisme quant à la capacité des politiques à prendre les décisions nécessaires : « Pourquoi veut-on préserver aujourd'hui un pouvoir qui laissera dans l’histoire le souvenir de son incapacité à intervenir quand il était urgent et nécessaire de le faire ? » (LS 57).
Evoquant le principe de subsidiarité (LS 196), il se dit davantage confiant dans les mobilisations de la société civile : « Tout le monde n’est pas appelé à travailler directement en politique ; mais au sein de la société germe une variété innombrable d’associations qui interviennent en faveur du bien commun en préservant l’environnement naturel et urbain […] De cette façon, le monde et la qualité de vie des plus pauvres sont préservés, grâce à un sens solidaire qui est en même temps la conscience d’habiter une maison commune que Dieu nous a prêtée. Ces actions communautaires, quand elles expriment un amour qui se livre, peuvent devenir des expériences spirituelles intenses » (LS 232).
Entre la conversion personnelle et les grandes stratégies des Etats, il importe de redonner toute leur place aux organisations de citoyens (la doctrine sociale de l’Église les appelle « corps intermédiaires »). Plus que ces prédécesseurs, François se montre sensible à leur force proprement politique. Signe de cette inflexion, il ajoute l’adjectif « civil » dans la formule « charité politique ». C’est un « amour civil et politique » qui, à ses yeux, doit inspirer les chrétiens dans leur engagement pour le « bien commun » : « L’amour, fait de petits gestes d’attention mutuelle, est aussi civil et politique, et il se manifeste dans toutes les actions qui essaient de construire un monde meilleur […] Joint à l’importance des petits gestes quotidiens, l’amour social nous pousse à penser aux grandes stratégies à même d’arrêter efficacement la dégradation de l’environnement et d’encourager une culture de protection qui imprègne toute la société ». Et il ajoute, comme signature personnelle d’un homme habité par le désir de faire l’union entre le social et le spirituel : « Celui qui reconnaît l’appel de Dieu à agir de concert avec les autres dans ces dynamiques sociales doit se rappeler que cela fait partie de sa spiritualité, que c’est un exercice de la charité, et que, de cette façon, il mûrit et il se sanctifie » (LS 231).
Des textes présentés ici, émanant du Concile et des papes, on peut tirer des éléments qui constituent vraiment une « doctrine » : le service du bien commun comme principe, la démocratie pluraliste comme moyen, le devoir éthique d’engagement comme mise en œuvre concrète, la « charité » comme fondement théologique du service rendu à tous par l’action politique.
En ces temps où il est beaucoup question de « crise de la politique » (quel est son pouvoir face aux pouvoirs des grandes firmes multinationales ?) ou, plus spécifiquement, de « crise de la démocratie » (montée des votes protestataires, critiques récurrentes de la « classe politique »), on peut souligner la tonalité résolument positive des textes de l’Église sur le sujet. La politique se voit reconnaître de nobles missions : viser le bien commun, orienter les énergies, faire respecter la dignité de l’homme, contrôler l’économie, assurer pacifiquement le remplacement des dirigeants, protéger les libertés, réduire les injustices, etc.
Il y a cependant bon nombre de questions sur lesquelles des approfondissements seraient opportuns, pour entrer davantage en débat avec la philosophie politique contemporaine ou pour tenir compte des questions que se posent les catholiques face aux choix politiques. On peut en évoquer quatre : la question de la coercition, notamment dans sa composante de violence (police, justice, prison), celle du pluralisme et de ses limites (tout n’est pas compatible avec la fidélité au Christ), celle de l’attitude à adopter en cas de conflit entre convictions éthiques et loi de l’Etat (problèmes de l’objection de conscience et de la désobéissance civile), celle enfin de la représentation de tous par quelques uns. Là comme ailleurs, la doctrine sociale est en chantier.