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14 mai 2020

Nation(s)

Christian Pian, Maître de conférence en théologie morale à l’Institut Catholique de Paris

Nation(s) Pxhere - Creative commons CCO

Le discours de l’Église catholique sur la nation et les nations, tel qu’il se déploie dans son enseignement social à partir de l’encyclique Rerum novarum, est tout à fait contextualisé au plan historique, ce qui n’exclut pas des présupposés et des implications théologiques qui peuvent valoir de tous temps. Le Magistère a ainsi élaboré un discours en tension entre une vision positive de l’idée de nation ne se confondant pas avec la perspective de l’État d’une part et, d’autre part, un refus de toute tentation nationaliste, ainsi que la recherche de mécanismes régulateurs des tensions internationales.

L’émergence d’un discours sur la nation et les nations

Les historiens nous rappellent que jusqu’au XIXe siècle les notions d’État et de nation étaient confondues ! Il fallut attendre la Révolution pour que la rupture entre l’État jusqu’alors incarné par le roi et la nation soit consommée1. Cette rupture donnera naissance au principe des nationalités (avec le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes). L’Église, au début, sera peu sensible, cependant, à ces perspectives et surtout préoccupée par la montée de l’unité italienne qui affectait l’autorité politique du pape sur les « États pontificaux2».

Et, de fait, dans Rerum novarum, les quelques emplois du mot nation(s) sont utilisés la plupart du temps dans le sens d’État(s), État(s)-Nation(s) ou pays. En deux circonstances significatives toutefois, le mot renvoie aux citoyens et donc au peuple de façon explicite :

- « Les pauvres, au même titre que les riches, sont de par le droit naturel, des citoyens, c’est-à-dire du nombre des parties vivantes dont se compose, par l’intermédiaire des familles, le corps entier de la nation. » (Rerum novarum, RN 27, 1)

- « La fin de la société civile embrasse universellement tous les citoyens. Elle réside dans le bien commun, c’est-à-dire dans un bien auquel tous et chacun ont le droit de participer dans une mesure proportionnelle. C’est pourquoi on l’appelle publique, parce qu’elle réunit les hommes pour en former une nation. » (RN 37, 2)

Il n’en demeure pas moins que, même après les Accords du Latran en 1929, le Saint-Siège continuera à ne considérer que les gouvernements des États dans son dialogue et ses négociations et condamnera tous les mouvements et régimes politiques qui font de la nation, de la race ou du peuple un absolu. On pense ici à l’Action Française et surtout au fascisme et au national-socialisme.

A cet égard, l’encyclique de Pie XI en 1937 Mit brennender Sorge et le radio-message de Pie XII pour le 50ème anniversaire de Rerum novarum en 1941 sont révélateurs.

Mit brennender Sorge affirme ainsi que : « L’Église fondée par le Rédempteur est une, la même pour tous les peuples et pour toutes les nations. » (Mit brennender Sorge, MbS 22) Et, plus fortement encore, que « seuls des esprits superficiels peuvent tomber dans l’erreur qui consiste à parler d’un Dieu national, d’une religion nationale » ; que seuls de tels esprits superficiels « peuvent entreprendre la vaine tentative d’emprisonner Dieu, le Créateur de l’univers, le Roi et le Législateur de tous les peuples, devant la grandeur duquel les nations sont “comme une goutte d’eau suspendue à un seau” dans les frontières d’un seul peuple, dans l’étroitesse de la communauté de sang d’une seule race. » (MbS 15) Plus précisément, enfin, le texte exprime une condamnation sans appel de toute perspective d’une Église nationale (ce qui vaut pour l’Allemagne dans le contexte, mais va au-delà) : « Si des hommes qui ne sont pas même unis dans la foi au Christ viennent vous présenter la séduisante image d’une Église nationale allemande, sachez que ce n’est autre chose qu’un reniement de l’unique Église du Christ, l’évidente trahison de cette mission d’évangélisation universelle à laquelle, seule, une Église mondiale peut suffire et s’adapter. L’histoire vécue par d’autres Églises nationales, leur engourdissement, la façon dont elles ont été enchaînées ou domestiquées par les pouvoirs terrestres prouvent la stérilité sans espoir à laquelle est voué avec une immanquable certitude tout sarment qui se sépare du cep vivant de l’Église. » (MbS 26)

Quant au radio-message de 1941, il est l’occasion, en revenant sur l’idée chère à Rerum novarum selon laquelle « la propriété privée doit pourvoir au bien de la famille », de pointer l’ambiguïté de la notion d’espace vital lorsqu’elle est revendiquée sur fond de nationalisme. Pie XII interroge à cette occasion de façon allusive mais claire : « Aujourd’hui, l’idée d’espace vital et la création de tels espaces est au centre des buts sociaux et politiques : mais ne devrait-on pas, avant toute chose, penser à l’espace vital de la famille et libérer celle-ci des liens qui lui imposent des conditions de vie ne lui permettant pas même de concevoir l’idée d’une maison à elle ? » (Radio-message 1941, RM 24).

Dans les textes du Magistère qui suivent la fin de la seconde guerre mondiale, on constate toutefois que, progressivement, le vocabulaire honorant l’idée de « nation(s) » en lien avec celle de « peuple(s) » va prendre plus de place et une place positive face à l’idée de nation(s) réduite à celle d’ « État(s)-Nation(s) ». Si la Constitution Gaudium et spes réaffirme, par exemple, en 1965, que l’Église « n’est liée d’une manière exclusive et indissoluble à aucune race ou nation » c’est pour mieux relever que « constamment fidèle à sa propre tradition et tout à la fois consciente de l’universalité de sa mission, elle peut entrer en communion avec les diverses civilisations » (Gaudium et spes, GS 58, 3) ; avec une telle affirmation, on est bien, semble-t-il du côté des peuples ou nations-peuples.

L’encyclique Pacem in terris, en 1963, donnait déjà des indices selon lesquels, dans la pratique, l’Église accueille favorablement les mouvements de décolonisation tout en veillant à ce que les transitions politiques s’effectuent dans le respect du droit et le refus de toute violence. Jean XXIII y précise en effet que « les hommes de tout pays et continent sont aujourd’hui citoyens d’un État autonome et indépendant » ou qu’ « ils sont sur le point de l’être » et que « personne ne peut être soumis à des pouvoirs politiques étrangers à sa communauté ou à son groupe ethnique ». Mais c’est pour ajouter : « A mesure que l’homme devient conscient de ses droits, germe comme nécessairement en lui la conscience d’obligations correspondantes : ses propres droits, c’est avant tout comme autant d'expressions de sa dignité qu’il devra les faire valoir, et à tous les autres incombera l’obligation de reconnaître ces droits et de les respecter. » (Pacem in terris, PT 43-44).

Le même texte se préoccupe par ailleurs des problèmes posés par les minorités nationales. La référence aux peuples concrets, pluriels, qui constituent les communautés nationales est faite dans le sens d’un respect inconditionnel des minorités : « Depuis le XIXe siècle, s’est accentuée et répandue un peu partout la tendance des communautés politiques à coïncider avec les communautés nationales. Pour divers motifs, il n’est pas toujours possible de faire coïncider les frontières géographiques et ethniques ; d’où le phénomène des minorités et les problèmes si difficiles qu’elles soulèvent. A ce propos, Nous devons déclarer de la façon la plus explicite que toute politique tendant à contrarier la vitalité et l’expansion des minorités constitue une faute grave contre la justice, plus grave encore quand ces manœuvres visent à les faire disparaître. » (PT 94-95)

Dans l’encyclique Populorum progressio, en 1967, Paul VI met certes encore en garde « les communautés récemment parvenues à leur indépendance politique » contre la tentation nationaliste. Il souligne que « le nationalisme isole les peuples contre leur bien véritable » et il souligne qu’« il serait particulièrement nuisible là où la faiblesse des économies nationales exige au contraire la mise en commun des efforts, des connaissances et des moyens financiers, pour réaliser les programmes de développement et accroître les échanges commerciaux et culturels » (Populorum progressio, PP 62). Pour autant, quatre ans plus, tard, en 1971, le document issu du Synode des évêques Justitia in mundo en vient à promouvoir l’idée d’un « nationalisme responsable ». Le paragraphe qui développe cette idée mérite d’être cité en entier :

« En assumant leur destin dans une volonté de promotion, les peuples en voie de développement – même s’ils n’aboutissent pas au résultat final – manifesteront authentiquement leur propre personnalisation. Pour affronter les rapports inégaux de l’enjeu planétaire actuel, un nationalisme responsable leur donne l’élan nécessaire pour accéder à leur identité. C’est de cette autodétermination fondamentale que peuvent découler les efforts pour l’intégration de nouveaux ensembles politiques susceptibles de rendre viable leur plein développement, les mesures nécessaires pour soulever les inerties qui contrecarrent cette poussée – comme dans certains cas la pression démographique – ou les nouveaux sacrifices qu’une planification accrue demande à une génération pour construire l’avenir. » (Justitia in mundo, JM18)

Ce que pourrait signifier une substitution de la nation en tant que peuple à l’État en matière de souveraineté trouvera une forme de consécration avec Jean-Paul II3.

La substitution de la nation à l’État chez Jean-Paul II et la question de la souveraineté

Dans un discours qui fit date à l’Unesco, le 2 juin 1980, celui-ci déclarait en effet :

« Il existe une souveraineté fondamentale de la société qui se manifeste dans la culture de la nation. Il s’agit de la souveraineté par laquelle, en même temps, l’homme est suprêmement souverain. N’y a-t-il pas, sur la carte de l’Europe et du monde, des nations qui ont une merveilleuse souveraineté historique provenant de leur culture, et qui sont en même temps privées de leur pleine souveraineté ? N’est-ce pas un point important pour l’avenir de la culture humaine, important surtout à notre époque, quand il est tellement urgent d’éliminer les restes du colonialisme ? »

Bien sûr, les commentateurs relevèrent à l’occasion l’allusion, à peine voilée, à la Pologne, mais d’autres textes et discours du pape indiquent que ses propos traduisaient, au-delà du cas de la Pologne, une conception différente des nations et de l’idée de nation même, ne la réduisant pas à l’État comme seul support et détenteur de la souveraineté mais se tournant vers les peuples, leur histoire et leur culture pour penser celle-ci. Déjà, à l'occasion d'un discours adressé le 12 janvier 1979, le même Jean-Paul II, en réponse aux vœux du Corps diplomatique, parlait ainsi de l’État comme « expression de l’autodétermination souveraine des peuples et des nations », les diplomates eux-mêmes étant considérés comme les « représentants des peuples et nations qui, à travers ces structures politiques, manifestent leur souveraineté, leur indépendance politique et la possibilité de décider de leur destinée de façon autonome ».

Dans ce sens, le pape Jean-Paul a eu plusieurs fois l’occasion de plaider en faveur des minorités lors de ses voyages dans le monde : en certaines circonstances, il est même apparu que ses propos semblaient encourager des actions en faveur de l’octroi de l’autonomie, sinon de l’indépendance. En septembre 1984, il pouvait adresser ainsi un message aux autochtones du Nord-Ouest canadien en affirmant :

« L’histoire prouve qu’au fil des siècles vos peuples ont à maintes reprises été victimes d’injustices de la part des nouveaux venus qui, dans leur aveuglement, considéraient souvent votre culture comme inférieure. […] Aujourd’hui, je veux proclamer cette liberté qui est requise pour une juste et équitable mesure d’autodétermination dans votre vie de peuples autochtones. Avec l’appui de toute l’Eglise, je proclame tous vos droits et les obligations qui en découlent […] Pour vous, une base territoriale dotée de ressources suffisantes est également nécessaire afin de développer une économie viable [.] J’affirme le droit à une part juste et équitable d’autonomie, en même temps qu’à des territoires et ressources adéquats. »

En janvier 1994 encore, le pape Jean-Paul II a eu des paroles déterminantes dans l’histoire récente du discours de l’Eglise catholique sur la nation lors d'un autre discours aux membres du Corps diplomatique :

« Nous nous trouvons face à un nouveau paganisme : la divinisation de la nation. L’histoire a démontré que, du nationalisme, on passe bien vite au totalitarisme et que, lorsque les Etats ne sont plus égaux, les personnes finissent, elles aussi, par ne plus l’être. Ainsi la solidarité naturelle entre peuples est-elle anéantie, le sens des proportions, perverti, le principe de l’unité du genre humain, méprisé.

L’Eglise catholique ne saurait accepter une telle vision des choses. Universelle par nature, elle se sait au service de tous et ne s’identifie jamais à une communauté nationale particulière. Elle accueille en son sein toutes les nations, toutes les races, toutes les cultures. Elle se souvient - bien plus, elle se sait dépositaire - du projet de Dieu sur l’humanité : rassembler tous les hommes en une même famille. Et cela parce qu’il est Créateur et Père de tous. Voilà pourquoi, chaque fois que le christianisme - qu’il soit de tradition occidentale ou orientale - devient l’instrument d’un nationalisme, il est comme blessé en son cœur même et rendu stérile. » (§ 7)

En tout cela, on trouve une préfiguration sans doute mal connue du même souci manifesté par le pape François pour le respect des peuples que constituent les communautés aborigènes. Celui-ci l'évoque en ces termes dans l’encyclique Laudato si’, dans une section consacrée à « l’écologie culturelle » : « Il est indispensable d’accorder une attention spéciale aux communautés aborigènes et à leurs traditions culturelles. Elles ne constituent pas une simple minorité parmi d’autres, mais elles doivent devenir les principaux interlocuteurs, surtout lorsqu’on développe les grands projets qui affectent leurs espaces (Laudato si’, LS 146). On peut aussi renvoyer ici au dernier synode emblématique des évêques pour l’Amazonie. Dans son Document final, en présentant l’Église comme « l’alliée des peuples amazoniens », il opère bien une claire distinction de ces derniers d’avec les « États nationaux et leurs gouvernements respectifs » qui ont notamment la responsabilité de la « délimitation et la protection du foncier » contre « l’avidité pour la terre » qui « est à l’origine des conflits qui conduisent à l’ethnocide, ainsi qu’au meurtre et à la criminalisation des mouvements sociaux et de leurs dirigeants » (§ 45). Dans l’exhortation apostolique post-synodale Querida amazonia, le pape François retiendra certes que « la solution n’est donc pas dans une “internationalisation” de l’Amazonie » mais en soulignant que « la responsabilité des gouvernements nationaux » n’en devient que « plus lourde » (QuA50).

La recherche de mécanismes régulateurs des tensions internationales

Le souci de l’unité humaine par-delà les logiques nationales est une composante de la pensée sociale de l’Église sur les nations qui l’a conduit à rechercher les mécanismes et soutenir les instances susceptibles de réguler les tensions internationales et à donner consistance à la perspective d’une communauté internationale.

Ce souci a pris une place plus évidente à partir de ce qu’on peut appeler le tournant planétaire de l’horizon de la doctrine sociale de l’Église dans les années 1960, en abordant résolument la question des relations et de la solidarité internationales face aux défis du développement. Ainsi, dès Pacem in terris, en 1963, on trouve un plaidoyer en faveur de l’ONU et de la Déclaration universelle des droits de l’homme considérée comme « un des actes les plus importants accomplis par l’ONU » en tant que cette Déclaration peut être considérée « comme un pas vers l’établissement d’une organisation juridico-politique de la communauté mondiale » (PT 143-144). C’est pourquoi Jean XXIII dans cette encyclique en vient à souhaiter que « l’Organisation des Nations unies puisse de plus en plus adapter ses structures et ses moyens d’action à l’étendue et à la haute valeur de sa mission » (PT 145).

L’idée d’une communauté mondiale qui s’appuie sur une communauté internationale organisée et régulée traverse dès lors l’enseignement social de l’Église. Elle se trouve ainsi largement honorée dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église paru en 2005. L’accent en est donné dès la lettre, reproduite en préambule du Compendium, du cardinal Angelo Sodano (Secrétaire d’État) au Cardinal Renato Martino (alors Président du Conseil Pontifical « Justice et Paix » et maître d’œuvre du document). Dans le contexte de la mondialisation, clairement nommé, le cardinal Sodano, évoquant le souci de l’humanité pour l’écologie et une gestion correcte des affaires publiques, estime que cette humanité « ressent la nécessité de sauvegarder la conscience nationale, sans toutefois perdre de vue le chemin du droit et de la conscience de l’unité de la famille humaine » (§ 3 de cette lettre).

Dans l’introduction même du Compendium, c’est dès le premier paragraphe que la perspective d’une « communauté internationale » est mise en avant en la rattachant à rien moins que l’histoire du salut : « L’Église continue d’interpeller tous les peuples et toutes les Nations, car ce n’est que dans le nom de Jésus que le salut est donné à l’homme. Le salut, que le Seigneur Jésus nous a acquis « à un prix précieux » (cf. 1 Co 6, 20 ; 1 P 1, 18-19), se réalise dans la vie nouvelle qui attend les justes après la mort, mais il englobe aussi ce monde, dans les domaines de l’économie et du travail, de la technique et de la communication, de la société et de la politique, de la communauté internationale et des rapports entre les cultures et les peuples ». (Compendium de la doctrine sociale de l’Église, CDSE 1)

Au-delà des nombreuses mentions de cette dimension internationale dans l’ensemble du Compendium, celui-ci, de façon significative, consacre un chapitre entier (le neuvième chapitre) à « La communauté internationale ». En partant d’une approche biblique (I) rappelant l’unité de la famille humaine dès les origines refondée en Jésus-Christ, il pose ce qu’il appelle « les règles fondamentales de la communauté internationale » (II) avant de redire la nécessité d’une « organisation de la communauté internationale » (III) et d’une « coopération internationale pour le développement » (IV).

Pour en venir au plus récent du magistère social de l’Église, le pape François, dans Laudato si’ honore, au-delà du nécessaire échelon national, l’échelon international, tant dans la proposition programmatique d’une « écologie intégrale » en réponse au diagnostic du « tout est lié » (chapitre 4, cf. LS 142) que dans la proposition de « quelques lignes d’orientation et d’action » (chapitre 5). On retiendra ici le constat qu'il fait du « drame de l’immédiateté politique » face aux défis à relever au nom d’une écologie intégrale et cet autre constat qui lui est lié qu’« il est très difficile pour le pouvoir politique d’assumer ce devoir (d’aller au-delà de l’immédiat) dans un projet de Nation » (LS 178). D’où la nécessité urgente soulignée d’ « accord internationaux » et « qui soient respectés pour intervenir de manière efficace ».

Le modèle de l’Europe

Le discours de l’Église sur l’Europe a tendu ces dernières décennies à la présenter comme un modèle, pour penser la cohabitation des nations selon les souhaits d’une régulation internationale organisée.

Ainsi, en 2003, dans l’exhortation apostolique post-synodale Ecclesia in Europa, Jean-Paul II pouvait écrire : « Dans le processus de transformation qu’elle vit actuellement, l’Europe est appelée avant tout à retrouver sa véritable identité. En effet, bien qu’elle soit parvenue à constituer une réalité fortement diversifiée, elle doit édifier un nouveau modèle d’unité dans la diversité, une communauté de nations réconciliées, ouverte aux autres continents et engagée dans le processus actuel de mondialisation. » (Ecclesia in Europa, EiE 109). Et le pape d’ajouter dans le contexte de l’élargissement européen : « Il faut souhaiter que, en plus d’assurer une mise en œuvre plus affermie des principes de subsidiarité et de solidarité, une telle expansion se réalise dans le respect de tous, valorisant les particularités historiques et culturelles, les identités nationales et la richesse des apports que pourront fournir les nouveaux membres. » (EiE 110) Il précisait à cet égard que « d’une part les différences nationales doivent être maintenues et cultivées comme le fondement de la solidarité européenne » ; et que, « d’autre part, l’identité nationale elle-même ne se réalise que dans l’ouverture aux autres peuples et à travers la solidarité envers eux » (EiE 112) Il misait enfin, au terme de cette exhortation, sur l’Évangile lui-même pour donner « un nouvel élan pour l’Europe ». Il reprenait ici une interpellation déjà faite dans le cadre d’un discours à différentes Autorités européennes (9 novembre 1982) : « Retrouve-toi toi- même. Sois toi-même. Découvre tes origines. Avive tes racines ». En ajoutant : « Au cours des siècles, tu as reçu le trésor de la foi chrétienne. Il fonde ta vie sociale sur les principes tirés de l’Évangile et on en voit les traces dans l’art, la littérature, la pensée et la culture de tes nations. Mais cet héritage n’appartient pas seulement au passé ; c’est un projet pour l’avenir, à transmettre aux générations futures, car il est la matrice de la vie des personnes et des peuples qui ont forgé ensemble le continent européen. » (EiE 120)

Certes, on ne trouve pas, depuis, de grand texte de référence romain qui traite explicitement de la question européenne. Il n’en demeure pas moins que celle-ci est restée bien présente à la pensée sociale et politique des deux derniers papes.

Dans une interview donnée en 20124 (dans le contexte de l’attribution du Prix Nobel de la Paix à l’Union européenne), Benoît XVI estimait encore, dans la lignée de la proposition d’Ecclesia in Europa, que l’Europe devait encore « trouver sa pleine identité », en estimant que le problème de l’Europe n’était plus « la diversité des nations » mais une « rationalité qui se veut émancipée de toutes les cultures ». Le pape insistait alors sur les racines chrétiennes oubliées de l’Europe – et l'on sait que cela fut pour lui un leitmotiv. Il déclarait que « le problème qu’a l’Europe à trouver sa propre identité me semble tenir au fait qu’il y a aujourd’hui en Europe deux âmes ». Une des deux « âmes » de l’Europe, affirmait-il, « est une raison abstraite, anti-historique, qui entend tout dominer parce qu’elle se sent au-dessus de toutes les cultures ». Une raison qui entend s’émanciper de toutes les traditions et valeurs culturelles, estimait-il encore « ne peut entrer dans un dialogue interculturel » avec le reste de l’humanité. L’autre « âme », ajoutait-il, « reste ancrée à ces racines qui ont donné l’origine à cette Europe, qui l’ont construite dans les grandes valeurs ». Des valeurs qui renvoient pour lui à une culture commune fondée sur la liberté d’une raison critique. Benoît XVI poursuivait : « Le problème aujourd’hui selon moi n’est plus celui des différences nationales. Car il s’agit de diversités qui ne sont plus des divisions, grâce à Dieu. Les nations demeurent et dans leurs diversités culturelle, humaine, de tempérament, sont une richesse qui se complète et donne naissance à une grande symphonie de cultures. Elles sont fondamentalement une culture commune. »

On retiendra enfin, les propos tout récents du pape François, dans un discours en date du 2 mai 2019 (avant les dernières élections européennes) devant l’Académie pontificale des sciences sociales réunie sur le thème « Nation, État, État-nation5». Il appelle à ne pas perdre « la conscience des bénéfices » de l’Europe unie dans un contexte de risque de nationalisme instrumentalisant le christianisme et que n'ignore pas l’Église catholique en Europe dans certains pays (comme c’est aussi le cas pour d’autres Églises comme aux États-Unis notamment). Tout en reconnaissant que « l’Église a toujours exhorté à l’amour de son propre peuple, de son pays, à respecter le trésor des diverses expressions culturelles, des coutumes et des habitudes et des justes modes de vie enracinés dans les peuples », il rappelait qu’elle met aussi en garde les personnes, les peuples et les gouvernements contre les « déviations de cet attachement lorsqu’il s’agit d’exclure et de haïr les autres, lorsqu’il devient un nationalisme conflictuel qui élève les murs, voire le racisme ou l’antisémitisme». Il indiquait aussi que « l’Église observe avec inquiétude la réapparition, presque partout dans le monde, de courants agressifs envers les étrangers, en particulier les immigrés, de même que ce nationalisme croissant qui oublie le bien commun » en soulignant que le bien commun était devenu maintenant mondial et que les nations devaient s’associer pour leur propre bénéfice.

On l’aura perçu : le discours de l’Église catholique sur les nations et l’idée même de nation apparaît quelque peu sinueux, malgré certains accents récurrents que l'on a cherché à mettre en avant. Certes, tous les textes évoqués n’ont pas le même poids (un discours n'est pas une encyclique...) et il faut savoir y être attentif, pour constater par exemple que l’insistance dominante demeure celle d’une grande prudence face à l’idée de nation si cela doit conduire à valoriser, d’une façon ou d’une autre, une forme de nationalisme conquérant ou excluant. Il est aussi frappant de voir comment sur un tel sujet l’influence de l’origine nationale des papes joue et continuera de jouer de façon variable dès lors que ceux-ci ne sont plus systématiquement italiens et même européens. Mais ceci est significatif de ce point fondamental : la tension inévitable qu’est appelée à vivre l’Église entre le particulier et l’universel, tension qui est constitutive de son être et ne peut que se refléter dans son enseignement touchant à une réalité évolutive aussi délicate à cerner que celle de nation.

 

1 Voir par exemple, en contexte français, Suzanne Citron, Le mythe national. L’histoire de France revisitée, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, 1987, 2019.

2 Voir Marcel Merle, « Entre nation et nationalisme. Positions de l’Église catholique », Études, mai 1994.

3 L’expression « substitution de la nation à l’État » à propos de Jean-Paul II est employée par Marcel Merle dans l’article déjà cité. C’est aussi lui qui donne les illustrations de discours du pape polonais ici proposées.

4 Propos rapportés dans l’article « Benoît XVI : “il y a aujourd’hui en Europe deux âmes” », Le Point, 16 octobre 2012.

5 Texte du discours disponible sur le site Doctrine sociale de l’Église catholique, présenté dans l’article « François appelle “à ne pas perdre conscience des bénéfices” de l’Europe unie », La Croix, 2 mai 2019.