L’État de droit est une figure moderne destinée à limiter l’exercice du pouvoir. Pour cerner le discours social de l’Église sur ce sujet, nous analysons d’abord ses mentions dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église. Puis nous réfléchissons sur les rapports entre la norme et le pouvoir, afin de distinguer une approche matérielle et une approche formelle de l’État de droit. Nous concluons sur la contribution de l’Église à la constitution d’un tel État.
Le concept d’État de droit fédère, comme plusieurs autres semblables, tels « démocratie » ou « constitutionnalisme » ou encore « droits de l’homme », un certain nombre de notes qui tournent toutes autour des limitations du pouvoir par le droit. Pour cerner la manière dont le discours social de l’Église entend l’expression « État de droit », nous analysons d’abord, très empiriquement, par touches successives, les cinq occurrences de cette formule telles qu’elles apparaissent dans le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (Conseil pontifical Justice et paix, 2005). Puis nous interrogeons de façon plus technique l’articulation à maintenir entre la norme et le pouvoir, afin de distinguer une approche matérielle et une approche formelle de l’État de droit. Car une question éthique majeure consiste à savoir si les limites assignées au pouvoir par la référence à l’État de droit sont suffisamment respectées lorsque le législateur (pouvoir législatif) ou le gouvernement (pouvoir exécutif) prennent des dispositions qui, sans doute, se conforment aux procédures formellement prévues par le droit (droit constitutionnel, droit international…) mais qui contrarient tout de même concrètement l’idée que telle autorité morale (l’Église catholique par exemple) se fait de l’être humain. Exemple : si, dans un État déterminé, une loi régulièrement adoptée autorise deux femmes à se marier entre elles et à engendrer des enfants par procréation médicalement assistée, peut-on dire que, sur ce point, cet État est encore « de droit » ? Il admet délibérément, en tout cas, qu’un enfant soit privé de père.
Sans surprise, on constatera que les citations de l’expression « État de droit » viennent dans le chapitre 8 du Compendium, consacré à la communauté politique, sauf la dernière, au chapitre 11, sur la promotion de la paix.
La première occurrence (n° 402 du Compendium) rappelle : « Dans l’État de droit, le pouvoir d’infliger les peines est, comme il se doit, confié à la Magistrature », ajoutant aussitôt cette précision, extraite du discours tenu le 31 mars 2000 par Jean Paul II au Congrès de l’Association italienne des Magistrats : « Les constitutions des États modernes, en définissant les rapports qui doivent exister entre le pouvoir législatif, exécutif et judiciaire, garantissent à ce dernier l’indépendance nécessaire dans le cadre de la loi. » (AAS 92, 2000, 633) L’État de droit a donc, en matière pénale, quelque chose à voir avec la Constitution, avec les rapports qu’entretiennent les trois pouvoirs constitués et avec l’indépendance du troisième d’entre eux, la magistrature. Autant de garanties de la liberté individuelle et de la sûreté des citoyens.
Le deuxième cas (n° 406) traite de la démocratie, en citant, cette fois, l’encyclique Centesimus annus : « L’Église apprécie le système démocratique, comme système qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s’avère opportun. Cependant, l’Église ne peut approuver la constitution de groupes dirigeants restreints qui usurpent le pouvoir de l’État au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques. Une démocratie authentique n’est possible que dans un État de droit et sur la base d’une conception correcte de la personne humaine (...) » (CA 46) Ici, l’État de droit apparaît, en même temps que la « conception correcte de la personne humaine », comme une condition de possibilité de la démocratie authentique. C’est que l’authenticité de ce régime court le risque de se corrompre dans une usurpation de pouvoir : le contrôle des gouvernants par les gouvernés pourrait en effet recouvrir le dessein, formé par des « groupes dirigeants restreints », de poursuivre soit « leurs intérêts particuliers » soit « des fins idéologiques ». À la lecture du texte, on peut penser que la « conception correcte de la personne humaine » s’oppose à la poursuite desdites fins, tandis que l’État de droit fait obstacle à l’usurpation du pouvoir au profit d’intérêts particuliers. L’État de droit connote donc la sauvegarde de l’intérêt de tous.
La troisième référence à l’État de droit dans le Compendium (n° 408) cite encore Centesimus annus : « Il est préférable que tout pouvoir soit équilibré par d’autres pouvoirs et par d’autres compétences qui le maintiennent dans de justes limites. C’est là le principe de l’‘État de droit’, dans lequel la souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés arbitraires des hommes. » (CA 44) Rappelant à cet égard l’originalité de l’encyclique Rerum novarum qui évoquait comme une nouveauté dans l’enseignement social de l’Église l’organisation de la société en trois pouvoirs, Jean Paul II situe le principe de l’État de droit dans l’instauration de justes limites assignées au pouvoir. Le moyen qui semble « préférable » pour atteindre cet objectif (moyen déjà cité dans la première mention du Compendium) consiste dans la séparation des trois pouvoirs, de telle sorte que l’un soit équilibré par les deux autres. Mentionnons aussi les énigmatiques « autres compétences » qui maintiennent également le pouvoir dans de justes limites et qui pourraient désigner des garanties aussi diverses que les normes du droit international ou la doctrine des juristes ou encore les enseignements des autorités morales. En tout cas, l’adversaire désigné est l’arbitraire des volontés ; son opposé est « la loi » à qui revient « la souveraineté ». Nous sommes ici au cœur de l’État de droit.
La quatrième occurrence concerne l’État et les communautés religieuses (Compendium n°423). On y lit : « En raison de ses liens historiques et culturels avec une nation, une communauté religieuse peut recevoir une reconnaissance spéciale de la part de l’État : cette reconnaissance ne doit en aucune façon engendrer une discrimination d’ordre civil ou social pour d’autres groupes religieux. La vision des rapports entre les États et les organisations religieuses, développée par le Concile Vatican II, correspond aux exigences de l’État de droit et aux normes du droit international. » Ici, on voit que la concession de la « reconnaissance spéciale » d’une communauté religieuse par l’État ne peut entamer la généralité du principe qui interdit la discrimination à l’égard des autres communautés. La référence au Concile Vatican II (Dignitatis humanae, DH 6) est mise en rapport tant avec « les exigences de l’État de droit » qu’avec « les normes du droit international », au sens où la liberté religieuse reconnue comme un véritable droit de l’homme, interdit à quelque pouvoir que ce soit d’entraver cette liberté. Dans une telle perspective, l’État de droit apparaît comme un espace où peut se déployer, sans distinctions arbitraires, la libre expression de la diversité des cultes. Par là, cette quatrième mention de l’État de droit rejoint la deuxième, relative à la défense de l’intérêt de tous.
La dernière référence faite à l’expression « État de droit » par le Compendium (n°514) concerne la lutte contre le terrorisme. Après une nette condamnation de ce mal et l’affirmation corrélative d’un « droit de se défendre contre le terrorisme », le texte poursuit : « Ce droit ne peut cependant pas être exercé dans le vide de règles morales et juridiques, car la lutte contre les terroristes doit être menée dans le respect des droits de l’homme et des principes d’un État de droit ». Dans ce passage, qui rejoint d’une certaine façon la première mention, relative au droit pénal, les principes de l’État de droit sont conjoints aux droits de l’homme pour rappeler aux tenants du pouvoir qu’ils ne peuvent exercer n’importe comment la répression du terrorisme. En parlant d’un « vide de règles morales et juridiques », le texte semble décrire le contraire de l’État de droit lui-même.
Au total, de ces cinq citations du Compendium de la doctrine sociale de l’Église, quelle figure pouvons-nous dessiner du thème de notre analyse ? L’idée centrale de l’État de droit est celle de la limite à rappeler au pouvoir, car celui-ci pourrait agir de façon arbitraire, par exemple en poursuivant sa lutte contre les terroristes au mépris des principes qui régissent la répression pénale (responsabilité personnelle, légalité des peines, etc.), ou en privilégiant l’exercice d’une religion au détriment des autres, ou encore, de façon plus générale, en poursuivant le profit d’intérêts particuliers. En d’autres termes, le pouvoir ne peut pas exercer tous les pouvoirs : une limite doit lui être assignée, et qui relève du droit. Le pouvoir ne trouve pas en lui seul la raison, – et donc la mesure –, de ses actes : une exigence s’impose à lui qui concerne à la fois le bien de l’ensemble des sujets soumis à ce pouvoir et la liberté de chacun d’eux. Aucun de ces sujets ne peut être soumis à la tyrannie de l’arbitraire.
Cette conviction-là n’est évidemment pas propre à l’Église puisque le Compendium cite lui-même quelques figures de la limite imposée au pouvoir. Rappelons-les : la Constitution, la séparation des pouvoirs, la légalité des incriminations et des peines, l’indépendance de la magistrature, la souveraineté de la loi, les normes du droit international, les règles morales et juridiques, les droits de l’homme… Comme ces figures relèvent du droit au sens large du terme, on parlera donc d’État de droit.
En droit interne, la Constitution règle l’exercice des pouvoirs constitués, montrant par là que chacun de ces pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire) ne peut s’exercer que dans son champ propre. Ainsi, le gouvernement (exécutif) ne peut agir que dans le respect des lois (législatif) et il doit laisser un tiers indépendant (magistrat) trancher les litiges de droit public ou de droit privé qui surgissent dans le champ social. Par là, aucun des trois pouvoirs ne peut se présenter comme la seule origine du droit qu’il énonce. La « source » du droit, dirait-on, coule en amont de chacun d’eux.
En outre, la Constitution, avant de régler cet exercice (séparé) des pouvoirs, énonce un certain nombre de droits et libertés qui s’imposent au respect des autorités publiques. La protection de ces droits s’est d’ailleurs doublement élargie, d’une part, en droit interne, par l’instauration du contrôle de constitutionnalité des lois et, en droit des gens, par l’internationalisation du contrôle juridictionnel du respect des droits de l’homme. Sous ces différentes formes, le pouvoir s’entend donc rappeler ses propres limites. Ainsi s’assure l’État de droit.
Tirons une première conclusion de notre lecture du Compendium : le discours social de l’Église se sent en consonance avec tous les efforts que déploient les juristes et les « autres compétences » pour rappeler « à temps et à contretemps » les normes qui encadrent les actes du pouvoir. Mais l’analyse de ce discours ecclésial sur l’État de droit ne saurait se borner à cette simple approbation telle que la donnerait, par exemple, n’importe quelle association de citoyens trop heureux d’échapper à l’arbitraire d’un pouvoir tyrannique. L’Église, en effet, épouse du Verbe Créateur, est davantage impliquée elle-même en ces rapports du pouvoir et du droit. Pour le montrer, arrêtons-nous au paradoxe de la priorité réciproque de la norme et du pouvoir.
Nous venons de le dire : l’essence de l’État de droit consiste à soumettre le pouvoir à la norme. Il reste cependant que cette norme est énoncée par un pouvoir. Par exemple, le Pouvoir constituant a déclaré que les pouvoirs constitués étaient soumis à telles et telles règles, consignées précisément dans la Constitution. Mais ce Pouvoir constituant lui-même, à quelles normes s’est-il soumis ? La réponse à cette question prend les allures d’un dilemme : soit nous découvrons, dans l’ordre juridique international par exemple, une norme (supra-constitutionnelle) à laquelle le Constituant aurait obéi, mais alors, il faudrait encore savoir quelle autorité a énoncé cette supra-norme-là, savoir aussi, pour respecter le principe de l’État de droit, à quelle norme encore supérieure cette autorité aurait elle-même obéi, etc., soit nous renonçons à cette régression à l’infini et nous admettons une grave entorse à l’État de droit puisque la norme suprême de l’ordre juridique interne (la Constitution) serait prise par un pouvoir que ne régirait aucune norme.
La même aporie se profile lorsqu’il s’agit non plus d’élaborer la norme mais, tâche importante s’il en est au cœur de l’État de droit, de vérifier la conformité de cette norme à la norme supérieure. Etant donné qu’une règle de droit ne peut pas vérifier par elle-même le respect de son propre prescrit par une règle inférieure (comme le ferait par exemple un ordinateur, programmé pour écarter toute procédure contraire au circuit prévu par l’auteur du logiciel), il faut passer par l’appréciation d’un tiers, généralement le magistrat, qui vérifiera la conformité de la norme à la loi, ou à la Constitution, ou à la convention internationale... Mais qui nous garantira que cette autorité juridictionnelle a elle-même bien apprécié cette conformité ? Faudra-t-il, à nouveau, instaurer une instance supplémentaire qui procédera à cette vérification ? Mais comment arrêter, une nouvelle fois, la régression à l’infini ? Telle est la question classique dans l’histoire de la philosophie du droit : Quis custodit custodes ? Qui garde les gardiens ?
Pour avancer dans la réflexion, il est intéressant de signaler ici le recours au serment. Dans sa version religieuse, comme prise à témoin de la divinité, ou dans sa transposition sécularisée d’engagement sur l’honneur, le serment prêté par les titulaires du pouvoir indique en tout cas un enracinement du droit dans une autre instance que le pouvoir. Car si, avant d’entrer en charge, les parlementaires jurent de respecter la Constitution et si les membres du gouvernement et les magistrats jurent en outre de respecter les lois, ce ne sont évidemment ni la Constitution, ni les lois, en tant qu’énoncés du pouvoir, qui obligent au respect de cette parole. C’est du respect du serment par ces titulaires du pouvoir que dépend le respect de la Constitution et des lois. Preuve qu’il existe, dans la conscience de l’homme lui-même, une exigence sociale (le respect de la parole donnée) qui ne trouve pas dans le pouvoir le fondement de son caractère obligatoire.
Cette remarque faite à propos du respect de la hiérarchie des normes (caractéristique de l’État de droit) ne pourrait-elle pas remonter jusqu’à l’énoncé de la norme elle-même ? Pour quitter en effet l’impasse où nous mène la priorité réciproque de la norme et du pouvoir (qui rappelle l’impossibilité où se trouve la poule de pondre l’œuf dont elle provient elle-même), ne faut-il pas aller jusqu’à dire que l’être humain porte déjà en lui une norme qui fonde l’ordre social, alors même qu’elle n’a pas encore été formulée par le constituant ? De la sorte, le secret de l’État de droit reposerait dans la conscience même des citoyens, lesquels découvriraient en leur propre nature le droit qui va les régir.
Mais, on le sait, cette option jusnaturaliste, traditionnellement défendue par les auteurs chrétiens, en particulier catholiques, n’est pas unanimement reçue, loin s’en faut. L’option positiviste, largement dominante dans la philosophie contemporaine du droit, conteste que la règle qui régit le pouvoir vienne d’ailleurs que du pouvoir lui-même. Ainsi donc, cette opposition doctrinale entre les jusnaturalistes et les juspositivistes quant à l’origine même du droit (quant à sa source) retentit évidemment sur l’expression « État de droit », lui donnant une double signification, formelle et matérielle, qu’il importe de distinguer.
Le positivisme juridique, dont une des figures emblématiques est le juriste autrichien Hans Kelsen, n’entend l’expression « État de droit » qu’en son sens formel. Ainsi, tout ordre (tout commandement) sera reçu comme juridique dans la mesure où il trouve dans une norme supérieure le fondement de sa « juridicité ». Le respect de cette hiérarchie des normes est constitutif, à la fois, de l’ordre juridique et de l’État lui-même. Dans ces conditions, on pourrait dire que, pour Kelsen, « l’État de droit » est un pléonasme, car l’État se définit en lui-même par cet agencement de normes qui, se validant en cascade, n’entretiennent aucun rapport, ni avec le champ des rapports de force, analysé par le sociologue, ni avec le domaine des valeurs, exploré par le moraliste. Dans cette perspective positiviste, en effet, aucune norme ne peut être validée (ou invalidée) en référence à une évaluation morale : il lui suffit d’être imputable à la norme supérieure qui autorisait le pouvoir inférieur à la formuler. L’État est ainsi « de droit » au sens où chaque norme est juridique par la continuité du lien qui la relie à la norme supérieure.
Mais la question surgit de savoir quelle norme ultime prend place au sommet de la pyramide juridique. Un premier débat tenu à ce sujet se situe au niveau de la norme posée, mais il n’est pas décisif, comme nous allons le voir, en vertu même du principe normativiste de Kelsen.
Dans un premier temps, l’auteur de la Théorie pure du droit, sensible à la cohérence de l’ordre juridique interne, posait la Constitution en haut de l’ordre juridique d’un État déterminé, mais pour éviter que n’éclatent encore les conflits entre les États qui s’estimeraient trop ‘souverains’, il a, dans un second temps, placé la norme de droit international au sommet de sa pyramide des normes, de telle sorte que l’État de droit ne s’arrêterait plus aux frontières d’un État déterminé mais s’étendrait, finalement, à la terre entière, Civitas maxima.
Or ce débat à propos de l’ultime norme posée (débat connu des juristes comme le ‘pont aux ânes’ des rapports entre le droit interne et le droit international) n’est pas encore décisif car il reste une dernière question : d’où vient le caractère juridique de l’ultime norme posée puisque, par hypothèse, aucune norme supérieure ne fonde sa « juridicité » ? Comment éviter qu’elle ne trouve sa force obligatoire que dans le coup de force ou la pure injonction d’un pouvoir qui ne pourrait se réclamer de l’habilitation d’aucune norme au-dessus de lui ? La réponse de Kelsen fait apparaître le formalisme de sa Théorie pure puisque, au-dessus de la dernière norme posée, il faut, lorsqu’on se trouve en présence d’un ordre juridique efficace en gros, simplement supposer une norme fondamentale (Grundnorm) qui se contente de dire : « Obéis à la première norme posée ! » (et, par là, à toutes celles qui en découlent). L’ordre juridique trouve donc la source de son impérativité dans sa propre effectivité globale puisque c’est elle qui amène l’observateur d’un tel ordre à postuler, à son sommet, une pure et simple norme d’obéissance.
À la différence de cette vision formelle de l’État de droit développée par les auteurs positivistes, les jusnaturalistes adoptent une approche plus matérielle selon laquelle le droit lui-même tient une consistance propre et ne se résume en aucune manière à un pur jeu d’habilitations qui autoriseraient le pouvoir à prendre n’importe quelles dispositions. Le droit, en effet, ne relève pas seulement de la volonté du pouvoir, autorisé à prendre tel ou tel commandement dans le respect des habilitations hiérarchiquement ordonnées ; il relève d’abord de la raison (pratique) qui considère en premier lieu la donnée naturelle des êtres humains afin de voir comment régir les relations que ces mêmes humains nouent entre eux dans le champ social. On perçoit à quel niveau de profondeur il faut entendre alors l’expression État de droit. Dans un tel État, ce n’est plus le pouvoir qui décide lui-même, – soit par la rupture logique de la régression à l’infini, soit par le postulat d’une norme formelle de soumission –, qu’il est « de droit », mais il accepte d’emblée d’être mesuré par le droit, c’est-à-dire par la justesse de la donnée humaine qui le précède.
La tradition classique parle de droit naturel pour désigner ce droit inhérent à la nature humaine en tant que telle. La période moderne, témoin du surgissement du Sujet, a décliné ce « droit naturel » au subjectif pluriel des « droits naturels », bientôt devenus « droits de l’homme ». Ici apparaissent à la fois les valeurs éminentes, tant de la liberté de chacun des sujets que de l’égalité entre eux tous, ainsi que les moyens mis en œuvre, par l’État de droit précisément, pour éviter à la fois l’oppression et la discrimination. Moyens dont nous avons entamé plus haut l’inventaire : Constitutionnalisme, démocratie authentique, séparation des pouvoirs, indépendance de la magistrature, etc. Nous avons rappelé que l’enseignement social de l’Église se trouve en consonance avec cette approche-là. Mais jusqu’où ?
Lorsque le pouvoir accepte d’intégrer en son exercice les figures juridiques qui lui imposent sa propre limitation en vue de reconnaître l’égale liberté des sujets de droit, l’Église ne peut que s’en réjouir. Le pouvoir, en effet, n’a pas sa fin en lui-même mais dans la croissance du corps social. Pour reprendre les termes du P. Gaston Fessard (Autorité et bien commun, éd. Aubier, 1944), lorsque le pouvoir de fait accepte de devenir pouvoir « de droit », il installe dans la durée une meilleure reconnaissance des sujets soumis à sa loi, commençant à exaucer par là sa propre vocation d’autorité, c’est-à-dire de « vouloir de sa propre fin ». Cette transformation du pouvoir de fait en pouvoir de droit permet de comprendre la consonance de l’enseignement social de l’Église avec les formes juridiques que nous avons vues, et qui obligent le pouvoir à tenir compte de la dignité des sujets de droit, non moins que de leur liberté, de leur égalité, de leur responsabilité, de leurs liens, etc.
Mais cette sympathie ecclésiale ne peut s’arrêter à la conception seulement formelle de l’État de droit selon laquelle, rappelons-le, l’énoncé du pouvoir devient d’emblée « du droit » dès lors qu’il entre dans le cadre procédural de son édiction et dans le système hiérarchique de son contrôle. Comme ce cadre et ce système proviennent (nécessairement) d’un acte du pouvoir, il importe en effet d’exaucer plus profondément le vœu de l’État de droit lui-même en dépassant la seule approche formelle, évitant ainsi que la tyrannie ou l’arbitraire ne s’installent dans un pays à la faveur du pur et simple respect de la seule légalité de son régime.
Il faut donc, pour suivre ici encore le P. Fessard, que le pouvoir de droit déborde le règne de la forme pour accéder à la valeur dans laquelle, à peine de déchoir de lui-même, il doit s’accomplir. Valeur qu’il ne produit pas de lui-même mais dont la gratuité lui est proposée comme son propre achèvement. Nous rejoignons ici l’autre approche, matérielle celle-là, de l’État de droit, au sens où le droit n’est pas seulement le discours normatif des autorités de l’État, ce discours fût-il énoncé dans les formes prévues, mais bel et bien la ‘chose juste’ elle-même, inhérente à la nature même de l’homme.
Dans ces conditions, on comprend que l’Église ne puisse se contenter du seul respect des formes de l’État de droit. Sans doute cette soumission du pouvoir aux formes qu’il a lui-même édictées constitue-t-elle un gage important du respect des personnes créées, dit la foi de l’Église, à l’image et à la ressemblance de Dieu. Mais lorsque, tout en respectant ces formes juridiques, l’État prend des dispositions qui, en réalité contredisent cette « image et ressemblance », l’Église ne pourra que dénoncer cette injustice. Malgré les apparences, en effet, l’État, pour elle, en cette occurrence-là, n’aura pas été « de droit ».
Sans doute les autorités publiques pourront-elles, à leur tour, s’irriter de cette contestation ecclésiale, suspectant peut-être même, de la part des ecclésiastiques, une volonté indue de prise de pouvoir sur la société. Ces autorités pourront également invoquer l’État de droit pour souligner que les normes ainsi contestées ont été prises et vérifiées selon les formes démocratiquement prévues. Mais, au nom de sa mission prophétique, l’Église, si attachée qu’elle soit au respect de ces formes, se sent tenue de rappeler que le droit ne s’y laisse pas enfermer. L’État de droit non plus, donc.