Aujourd’hui plus que jamais, un devoir de diligence s’impose dans la chaîne d’approvisionnement afin de mettre un terme aux abus commis par les entreprises et de garantir une solidarité mondiale.
Au travers de leurs activités, des entreprises irresponsables se rendent complices d’actes de violence et de souffrances. Nous, dignitaires de l’Église catholique du monde entier, appelons les États à mettre un terme à cette situation.
L'apparition du Covid-19 a plongé l'humanité dans une crise sans précédent. Le risque pour la santé publique s’accompagne de perturbations socio-économiques qui menacent les moyens de subsistance et le bien-être à long terme de millions de personnes. Les millions de travailleurs – dont de nombreuses femmes – qui forment les premiers maillons de la chaîne d'approvisionnement sont les premières victimes de cette crise. À titre d’exemple, certaines grandes marques et détaillants du secteur de la mode ont annulé des commandes, voire refusé de payer les vêtements déjà produits. Des millions de travailleurs ont été renvoyés chez eux sans salaire, ni sécurité sociale, ni compensation. Cette pandémie a mis en évidence notre interdépendance et désorganisé les chaînes d'approvisionnement mondiales qui relient les usines entre elles par-delà les frontières, démontrant du même coup combien nous dépendons de travailleurs vulnérables qui effectuent un travail essentiel aux quatre coins de la planète.
Pour surmonter cette crise, tous les membres de la famille humaine devront se montrer solidaires. Notre forte interdépendance exige que nous fassions tous preuve de responsabilité les uns envers les autres. Or, les entreprises multinationales privilégient trop souvent et uniquement leurs intérêts privés, plutôt que de faire preuve de solidarité. Des entreprises irresponsables commettent depuis longtemps divers abus, en éludant les taxes qui pourraient servir à construire et à maintenir des services publics tels que des hôpitaux ou des écoles, en polluant nos sols, notre eau et notre air, ou en se rendant complices d’atteintes flagrantes aux droits humains un peu partout dans le monde, s’agissant notamment du travail forcé et du travail des enfants. Et lorsque des lois environnementales ou sociales mettent leurs bénéfices en péril, les entreprises multinationales vont parfois jusqu’à menacer les Etats de poursuites judiciaires, via le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et Etats. Aujourd’hui plus que jamais, il nous appartient de remettre en cause ce système axé sur le profit et la culture du déchet qui l’accompagne.
Au moment où les violations des droits des travailleurs focalisent l’attention, tout comme les conséquences écologiques néfastes de niveaux de production et de consommation sans précédent, les gouvernements s’emploient à corriger les travers du système. Par ailleurs, la prise de conscience générale de la vulnérabilité des chaînes d'approvisionnement mondiales ouvre la voie à une réglementation plus stricte et à des chaînes d'approvisionnement plus résistantes. En tant qu'Évêques, nous estimons qu’il est de notre devoir moral et spirituel de réclamer d’urgence un réagencement des priorités, pendant et après la crise.
Cette situation préoccupante offre aux Nations unies, à l'Union européenne et aux États une occasion unique de passer à l'action, d’introduire une législation efficace et solide qui soumettrait les entreprises à un devoir contraignant et intersectoriel de diligence raisonnable en matière de droits humains, d'environnement et de gouvernance et qui permettrait aux victimes d’atteintes aux droits humains commises par des entreprises d’accéder plus facilement aux tribunaux afin d’obtenir réparation pour le préjudice subi.
Une étude2 publiée par la Commission européenne en février 2020 affirme sans équivoque que les mesures volontaires ne fonctionnent pas et qu'il est urgent de prendre des mesures réglementaires au niveau de l'UE. Une étude de suivi commanditée par le gouvernement allemand conclut que moins de 20 % des entreprises allemandes font preuve de vigilance en matière de droits humains, alors que les cadres internationaux l’imposent depuis près de dix ans.
Il apparaît en effet que les principes directeurs et les approches volontaires ne parviennent ni à prévenir ni à protéger les habitants de cette planète de la destruction de l'environnement ou des atteintes aux droits humains. En 2011, le Conseil des droits de l'homme des Nations unies a approuvé à l'unanimité les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme, qui n’ont toutefois abouti à aucun changement, ou presque, pour les populations concernées. Les États ont cherché à appliquer ces principes au travers de démarches reposant sur la bonne volonté des entreprises, sans y rattacher la moindre sanction en cas de non-respect.
De ce fait, en 2014, le Conseil des droits de l'homme a adopté une résolution portant sur la création d’un groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée ayant pour mandat d'élaborer un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises commerciales en matière de droits de l'homme. Mais à ce jour, nous n'avons vu ni l'UE, ni le Canada, ni les États-Unis ni d'autres grandes nations s’engager de manière substantielle et constructive dans le processus d’élaboration d’un traité contraignant des Nations unies.
Au niveau national, une étape importante a été franchie en 2017 lorsque la France a montré la voie en adoptant une loi pionnière qui impose un devoir de vigilance aux grandes entreprises françaises, via la publication d'un plan de vigilance, pour que celles- ci identifient et préviennent les effets négatifs de leurs activités d’un bout à l’autre de leur chaine d’approvisionnement. Cette nouvelle loi a fixé une norme minimale pour le reste du monde, en démontrant qu'il était effectivement possible de tenir les entreprises multinationales pour responsables de leurs activités, y compris en dehors de leur territoire national, sans nuire à l'économie. Des législations nationales similaires sont à l'étude en Suisse, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Finlande et en Norvège.
Nous appelons tous les gouvernements à tenir leurs promesses et à respecter leur obligation en vertu du droit international de protéger les droits humains des atteintes commises par les entreprises. À cet égard, nous nous félicitons des résultats de l'étude de la Commission européenne mentionnée précédemment et de l’annonce par le commissaire européen à la justice d’une législation contraignante et solide. Cette législation devrait introduire une diligence raisonnable obligatoire en matière d'environnement et de droits humains, consistant à identifier, évaluer, arrêter, prévenir et atténuer les risques et les atteintes à l'environnement et à l’ensemble des droits humains d’un bout à l’autre des chaînes d'approvisionnement et à améliorer substantiellement la possibilité pour les victimes de demander réparation devant des tribunaux civils nationaux.
Nous pensons que des lois sont susceptibles d’apporter des changements tangibles pour les populations à partir du moment où elles offrent également un meilleur accès aux recours judiciaires pour les victimes, conformément au devoir de protection contre les abus commis par les entreprises (accaparement des terres, atteintes aux droits humains, assassinat de défenseurs des droits humains, travail forcé et travail des enfants, violence sexiste, dégradation de l'environnement, déforestation, …).
En conséquence, tous les États devraient participer de manière active et constructive aux négociations des Nations unies relatives à un instrument juridiquement contraignant, destiné à réglementer les activités des sociétés transnationales et autres entreprises commerciales dans le cadre du droit international des droits de l'homme. Un tel traité empêcherait un pays ou une entreprise quelconque d’appliquer des modèles de production abusifs et d’accepter la destruction de la création aux fins d’améliorer leur position concurrentielle sur le marché mondial.
Le système en place est nocif pour les personnes et pour la planète : nous sommes appelés à faire mieux. Nous demeurons convaincus de notre capacité à tirer collectivement les leçons du passé et de la crise actuelle et à proposer une démarche qui défend la justice et les droits humains et qui fait passer la vie avant le profit. La crise du coronavirus nous offre l’occasion d’amorcer une transition juste et d’instaurer un nouveau système économique qui sert avant tout les intérêts des personnes et de la planète.
Cet appel est soutenu par la CIDSE, famille internationale d’organisations œuvrant pour la justice sociale. Contact : Sylvia Obregon – obregon (at) cidse.org
2 https://op.europa.eu/en/publication-detail/-/publication/8ba0a8fd-4c83-11ea-b8b7-01aa75ed71a1/language-en
Voir le texte intégral sur le site de la CIDSE :
https://cidse.org/fr/2020/07/06/bishops-statement-regulation/
Photo ci-dessus : lamtheboo, Creative Commons 3.0, Wikipedia