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22 septembre 1982

Pour de nouveaux modes de vie

Conseil permanent de la Conférence des Evêques de France

Sommaire

 

I La situation économique et sociale, difficile et caractérisée par le chômage, engendre de nombreux drames (1). Ce sont autant d'événements sociaux qui s'inscrivent dans un monde en profond changement (2). Mais l'avenir, qui n'est pas abandonné à la fatalité, suppose responsabilité, imagination et volonté (3).

II. Les évêques parlent. Conscients de ces drames mais croyant en l'homme, ils veulent tracer une voie d'espérance et susciter de nouveaux comportements de solidarité, de justice et d'équité (4).

III. Changer les habitudes. Cela suppose d'abord une idée réaliste de l'état des choses (5), en s'informant et en réfléchissant (6). Cela suppose ensuite de vaincre quelques traits des mentalités courantes (7). Il ne s'agit ni de juger ni de condamner, mais de procéder à un examen critique permettant de progresser vers plus de solidarité (8)

IV. Chercher de nouveaux modes de vie. L'esprit de l'Évangile ne s'accommode pas de n'importe quel comportement (9). Les évêques proposent dix-neuf points d'attention au sujet de l'emploi, du placement de l'argent, des revenus et de la consommation (10). S'interroger ne suffit cependant pas : il faut promouvoir des pratiques nouvelles (11).

Texte intégral

 

I. Une situation économique et sociale difficile.

1. a) Après les mois d'été, les Français trouvent, comme les habitants des autres pays industrialisés, une situation économique et sociale de plus en plus difficile dans un monde déstabilisé par la compétition internationale, la révolution technologique, le dérèglement du système monétaire.

b) Les jeunes viennent grossir le nombre des demandeurs d'emploi. Ils constituent à eux seuls 42 % des effectifs et s'ajoutent aux hommes et aux femmes qui ont perdu ou recherchent une tâche professionnelle. Ce drame s'aggrave par sa durée : 27 % des chômeurs sont sans emploi depuis plus d'un an. La protection sociale exclut certains et n'empêche pas ceux qui en bénéficient de se sentir rejetés, marginalisés, humiliés. Les difficultés sont générales. Des chefs d'entreprises, petites ou moyennes notamment, connaissent la faillite, en dépit de leurs efforts. Des exploitants agricoles ne parviennent plus à faire face aux emprunts qu'ils ont souscrits pour s'établir. Par ailleurs, pour garder ou retrouver un emploi, des hommes et des femmes doivent accepter une perte de qualification, souvent accompagnée d'une diminution de revenu. Nous savons les désespérances que ces situations entraînent fréquemment, les tentations de violence qui en résultent parfois alourdissent le climat d'insécurité générale.

2. a) Par leur multiplication, ces situations dramatiques deviennent des événements sociaux. Cette crise profonde et durable de l'économie mondiale n'épargne aucune nation. On sait la détresse de certains pays de l'Est.

b) Le monde a profondément changé1. Les équilibres économiques, politiques, financiers, militaires qui traduisaient la prospérité de pays comme le nôtre, sans que des contreparties suffisantes aient été consenties au bénéfice de pays sous-développés, sont devenus précaires. Cette crise est grave puisqu'elle atteint en même temps les valeurs qui fondent une société humaine et s'apparente à un véritable affrontement aux redoutables effets. Les pays riches ne parviennent plus à juguler l'inflation, à relancer la croissance, à maîtriser le chômage. Nous constatons que les remèdes contrastés de gouvernements aux conceptions diverses se révèlent trop peu efficaces. Partout le chômage s'accroît. Pourtant cette situation préoccupante s'avère sans commune mesure avec le sort de centaines de millions d'hommes, de femmes et d'enfants dans les pays du tiers monde.

3. a) L'avenir, cependant, n'est pas abandonné à la fatalité. Les bouleversements de l'histoire mettent les hommes devant leurs responsabilités. Les difficultés doivent stimuler leur imagination et leur volonté d'entreprendre. Chacun à sa place, même modeste, peut apporter sa pierre à la construction d'un monde solidaire. Tous ceux qui témoignent d'un esprit de service généreux dans la vie sociale et politique, dans les tâches d'éducation, dans la création et la marche d'entreprises concourent à la construction d'une société susceptible de répondre aux conditions nouvelles.

b) Rien de grand ne se réalise sans intelligence, dévouement, voire sans sacrifices, y compris au plan international. Pratiquer l'ouverture de son propre pays sur le reste du monde ne supprime pas ses difficultés internes. Mais n'est-ce pas le chemin obligé pour réaliser une humanité de partage, seule capable de réussir la paix ?

II. Pourquoi parlons-nous ?

4. a) En contact quotidien avec des personnes et des groupes engagés dans ces dures réalités, y compris des prêtres et des religieux, nous rencontrons dans notre charge d'évêques des drames vécus par ceux qui en sont les victimes. C'est la conscience que nous en avons qui nous conduit aujourd'hui à intervenir pour tracer, à notre manière, une voie d'espérance. Cette intervention doit être située dans le cadre de la société française globale et non par rapport à tel pouvoir politique passé ou actuel.

b) Il n'est pas de la mission de l'Église de proposer un plan permettant de s'adapter à cette mutation que vit le monde durant la présente période, mais alors pourquoi intervient-elle dans ces domaines touchant au travail et aux questions économiques et sociales ? « La raison en est que l'Église [...] croit en l'homme : elle pense à l'homme et s'adresse à lui non seulement à la lumière de l'expérience historique ou à l'aide des multiples méthodes de connaissance scientifique, mais encore et surtout à la lumière de la parole révélée du Dieu vivant2. »

c) Il appartient aux pouvoirs publics et à toutes les forces organisées de mettre au point de nouveaux types d'échange dans la justice, et de faciliter pour les hommes de nouveaux comportements. Pour autant, ils ne peuvent les décréter. Dans l'Église, la mission pastorale des évêques est d'une autre nature. Elle consiste à annoncer la Bonne Nouvelle du salut offert à tout homme par la venue en notre monde du Christ Jésus. Cette mission qui est la nôtre nous pousse à susciter, au moins auprès des catholiques, au nom de ce service de l'homme fréquemment réaffirmé par Jean-Paul Il, des attitudes inspirées par la charité selon l'Évangile, le sens chrétien de la solidarité, de la justice et de l'équité. Partout déjà, dans tous les milieux, à travers les organisations dont ils se sont dotés, des hommes et des femmes œuvrent dans ce sens. Nous participons à leurs efforts au titre de notre foi. Telle est notre contribution à l'espérance du monde dans une phase difficile de son histoire.

III. Changer les habitudes3

5. En premier lieu, il est indispensable que tous les citoyens de notre pays acquièrent une idée réaliste de l'état du monde et de la situation de la France. Cette exigence implique que les gouvernements et les oppositions successives n'entretiennent pas l’illusion de solutions faciles et rapides, contribuant ainsi à la démobilisation des énergies ; que les mass media développent un effort courageux et coordonné pour éduquer réellement. Les rêves sont vains, le désespoir inutile, le sentiment d'impuissance injustifié. Il s'agit de permettre à chacun de comprendre la situation et de s'interroger sur la contribution personnelle qu'il est en mesure d'apporter.

6. Nous appelons tous ceux qui contribuent à la vie économique, sociale et, pour ce qui nous concerne, les membres des communautés chrétiennes, les mouvements et les regroupements divers, à s'informer sans exclusive et à réfléchir aux raisons de la crise. Tenter une telle analyse est une entreprise complexe, même pour des spécialistes. Il est néanmoins urgent de s'y efforcer. Il est également très important de mettre au clair les ressorts qui sous-tendent le fonctionnement de la vie économique et sociale et expliquent les durcissements et les blocages. Sans cette prise de conscience, il est impossible de concevoir une transformation positive des institutions.

7. Sans préjuger des résultats de cette analyse ni prétendre en épuiser le champ, nous croyons important d'évoquer quelques traits des mentalités courantes qui ont régné pendant toute la période de croissance continue et qui constituent aujourd'hui des obstacles à vaincre.

a) L'un des moteurs efficaces de la consommation a été, pour chacun, le vif désir d'atteindre le niveau de vie de la catégorie jugée immédiatement supérieure à la sienne.

b) Le besoin de consommation fait naître parfois, pour anticiper sa satisfaction, la course aux emprunts entraînant la pratique excessive du cumul des emplois.

c) La croissance continue a entraîné des pratiques inégalitaires. Des groupes catégoriels ont su s'organiser pour obtenir des avantages contractuels ou légaux garantis indéfiniment.

d) Le sentiment illusoire qu'il resterait des surplus à partager entre tous a engendré un système de protection sociale tellement complexe qu'il est parfois inaccessible aux plus démunis. Étendu à l'indemnisation du chômage, il est facilement altéré par des abus, malgré les valeurs qu'il comporte4.

e) Enfin, le passage, en une génération, du monde rural au monde industriel urbain, l'objectif prioritaire de l'enrichissement individuel, le manque de participation des citoyens à une gestion des affaires jugée trop complexe pour eux, l'amenuisement des corps intermédiaires ont suscité des comportements largement démunis d' idéal, insoucieux des autres et surtout de la collectivité. Les premiers symptômes de crise ont cristallisé ces tendances au repli, qui rendent spontanément inaptes à la solidarité.

8. a) Il ne s'agit pas de juger ni de condamner. Nous constatons les faits.

b) La persistance d'un tel état d'esprit rendrait impossible le nécessaire partage à la fois de l'emploi et du revenu. Déjà techniquement difficile, un tel partage serait impossible à réaliser sans transformation des mentalités individuelles et catégorielles.

c) C'est donc à un examen critique que nous convions les catholiques. Les insuffisances en matière de justice et d'équité, tout aussi importantes hier qu'aujourd'hui, étaient plus ou moins masquées par l'effet d'une croissance rapide. La crise actuelle met en lumière les inégalités et l'insécurité d'un grand nombre. Nous sommes appelés à nous montrer solidaires sans plus tarder. Personne ne peut se dérober. La confrontation avec l'Évangile appelle à de nouveaux comportements.

d) Par le sacrement de réconciliation, objet du prochain synode, le Christ qui nous réconcilie avec le Père nous appelle à une réconciliation avec nos frères. Par l'eucharistie, il nous convie à un partage effectif.

IV. Chercher de nouveaux modes de vies5.

9. a) L'esprit de l'Évangile ne s'accommode pas de n' importe quel comportement individuel ou collectif. Il ne transige ni avec la vérité, ni avec la justice, ni avec le respect des partenaires. Dans le cas présent, la démagogie, le corporatisme, les multiples manières de tirer égoïstement son épingle du jeu, le report des responsabilités sur un bouc émissaire... contredisent les exigences de la foi.

b) Chacun porte la responsabilité des moyens à mettre en œuvre : la diversité de situation des individus, des familles et des groupes est telle qu'aucun code précis ne peut convenir à l'action concrète de tous. Il faut cependant admettre que nous devons questionner ceux qui disposent d'un pouvoir plus grand avec plus de vigueur que ceux qui sont en situation de dépendance ou de pauvreté. Tous, cependant, ont des droits et des devoirs.

10. Dans cet esprit évangélique de réconciliation et de partage, nous invitons les communautés chrétiennes à s'interroger sur la qualité de la solidarité humaine vécue par leurs membres. Nous leur proposons quelques points d'attention. Ces propositions sont exigeantes, réalistes et source d'espérance. Elles ne s'adressent pas toutes à tout le monde : à chacun, à chacune, à chaque groupe de voir celles qui les concernent davantage et de les approfondir.

Emploi.

1°) Alors que certains ménages bénéficient du cumul de salaires plus que suffisants, le renoncement total ou partiel à l'un d'entre eux, celui de l'homme ou celui de la femme, faciliterait le partage du travail.

2°) Le cumul d'un emploi et d'une retraite suffisante peut poser question. Dans certains cas, renoncer au premier développerait la possibilité d'exercer une autre activité, par exemple dans la vie associative.

3°) Certains foyers, lorsque les enfants sont élevés et les besoins en voie de diminution, pourraient envisager la retraite anticipée.

4°) Il semble que l'on n'ait pas encore suffisamment exploré la possibilité d'emplois à temps partiel, au moins à certaines époques de la vie d'une famille.

5°) Une société dans laquelle le travail « au noir » est aussi répandu dans la plupart des catégories sociales ne peut être une société de justice.

6°) Toutes les inscriptions au Fonds de chômage sont-elles pleinement justifiées ?

7°) Si le système de répartition des charges sociales freine l'emploi plus qu'il ne le stimule, il convient de le réexaminer. En contrepartie, les dispositions nouvelles devraient inciter à l'embauche.

8°) Dans la mesure où la sécurité des uns a pour contrepartie l'insécurité des autres, il serait anormal de lutter sans discernement pour le maintien des avantages acquis et des dispositions qui les consacrent.

9°) Dans les conditions actuelles, on ne peut en rester à une attitude nourrie de préjugés et systématiquement critique qui cacherait un refus de participer à la solution des difficultés communes.

Placement de l'argent.

10°) Ceux qui peuvent actuellement placer de l'argent ont à juger de leurs placements en fonction de leur utilité sociale et non de leur seule rentabilité financière.

Revenu.

11°) Sauf pour les plus défavorisés, la défense du niveau de vie n'est pas aujourd'hui l'objectif le plus urgent.

12°) Il est conforme à la justice que tous les professionnels, salariés ou non participent au financement de la protection sociale.

13°) Les dissimulations et les fraudes fiscales et parafiscales vont à l'encontre de la solidarité indispensable.

14°) Les mécanismes d'augmentation des salaires sont légitimes pour assurer le nécessaire aux moins favorisés ; mais étendre sans discernement ce processus à toute hiérarchie augmente souvent les inégalités.

15°) L'éventail actuel des revenus paraît loin de correspondre au travail ou aux services rendus.

16°) Nous remarquons aujourd'hui des attitudes individualistes qui ne sont ni honnêtes ni raisonnables en face des institutions de solidarité telles que la Sécurité sociale.

17°) Le recours aux subventions de l'État et des collectivités n'est pas toujours justifié. Quand il l'est, le sens de la solidarité devrait conduire ceux qui en profitent à les rendre superflues grâce aux résultats obtenus pour permettre à d'autres d'en bénéficier à leur tour.

18°) Les responsables des deniers publics doivent se préoccuper du caractère productif et créateur d'emplois de leur utilisation.

Consommation.

19°) La vigilance des consommateurs jointe à l'effort des intermédiaires rendrait plus équitable la détermination du prix des services et des produits.

11. S'interroger ne suffit pas. Seul le changement des comportements individuels et collectifs peut entraîner un plus haut degré de solidarité sociale, nationale et internationale. Dans ce but, que les catholiques qui exercent des responsabilités économiques et sociales déploient toutes les ressources de leur intelligence pour faire œuvre nouvelle ; pour ceux d'entre eux qui appartiennent aux catégories sociales les plus revendicatives et les mieux garanties, qu'ils poursuivent leur effort ou, éventuellement, prennent l' initiative d' imaginer, de proposer, de promouvoir, par des engagements collectifs, des pratiques neuves. Celles-ci relèvent de notre réponse à l'appel du Christ, d'un effort permanent de conversion.

 

 

  • 1. Voir « Le monde entre deux ères » (document de la Commission française Justice et paix), La Documentation catholique, n° 1784, 20 avril 1980, p. 387.
  • 2. Voir Jean-Paul II, Laborem exercens, LE 4.3.
  • 3. Voir Lève-toi et marche !, § 12 (message des évêques aux catholiques de France, assemblée plénière de l'Épiscopat, Lourdes 1981).
  • 4. Nous avons déjà attiré l'attention sur ce point (voir La Sécurité sociale et ses valeurs, Commission sociale de l'Épiscopat, octobre 1980, Éd. du Centurion).
  • 5. Voir Lève-toi et marche !