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27 septembre 1984

Attention... pauvretés ! Avec les pauvres, reconstituer des solidarités

Commission sociale de l'épiscopat français

"On a faim, aujourd’hui, en France !"

Un cri qui surprend. Et pourtant... Du 9 janvier au 29 février 1984, les seuls Chiffonniers d’Emmaüs ont distribué 12.000 repas dans les rues de Paris.

Voici que la pauvreté est de retour. Vraiment.

On la croyait en voie de disparition. Trente ans de croissance économique continue avaient nourri certaines illusions : l’abondance généralisée devait, pensait-on, mettre fin aux différences et aux injustices sociales et créer une vaste classe moyenne pour laquelle la pauvreté ne serait plus qu’un accident exceptionnel, traité comme tel. Une part considérable, et chaque année plus importante, des ressources nationales était consacrée à la protection sociale.

Elle l’est toujours ; et cependant, la pauvreté persiste. Plus grave : elle augmente. La crise économique fait apparaître, depuis 1976, des flots croissants de "nouveaux pauvres".

Convaincus que "l’avenir n’est pas abandonné à la fatalité"(Pour de nouveaux modes de vie $3), les évêques membres de la Commission sociale de l’Episcopat, s’appuyant sur le témoignage de tous ceux qui rencontrent aujourd’hui les pauvres et souvent vivent avec eux, et sur les témoignages des pauvres eux-mêmes, veulent une fois encore tracer une voie d’espérance, afin qu’aujourd’hui aussi la Bonne Nouvelle soit annoncée aux pauvres.

Cherchant les causes profondes et immédiates de la pauvreté, ils s’adressent, pour leur part, au nom même de la Justice de Dieu, aux membres des communautés chrétiennes et à tous ceux qui partagent leur souci. Ils leur proposent de restaurer ou d’instaurer avec les pauvres des liens de solidarité immédiats, mais esssentiels.

Evidemment, les auteurs de cet appel savent que sévissent actuellement bien des pauvretés autres qu’économiques ; que les causes du déferlement actuel et les moyens d’y remédier sont, entre autres, de type politique et culturel ; qu’ils sont loin d’être les seuls à dénoncer cette situation.

Très sciemment, ils ont choisi d’énoncer modestement quelques propositions d’attitudes et d’actions qui leur sont apparues facilement réalisables par tous et pour tous.

En agissant ainsi, ils ont conscience de répondre à un appel et à une initiative de Dieu lui-même.

I - Une précarité grandissante

a) Les signes d’une pauvreté en train d’émerger

De tous côtés, agents des Bureaux d’Aide sociale, travailleurs sociaux, élus locaux, permanents et bénévoles d’associations diverses ou d’organisations charitables, alertent l’opinion : le drame de la pauvreté resurgit de façon aigüe.

Ils le voient à certains signes : les demandes d’aides, y compris d’aide alimentaire, se multiplient. Les Caisses d’Allocations familiales doivent faire face aux demandes de prêts et secours exceptionnels provenant de catégories sociales qui, jusque-là, n’y étaient pas contraintes. Les Commissions techniques d’orientation et de reclassement professionnel (COTOREP) enregistrent l’afflux de dossiers concernant des chômeurs de longue durée en attente de l’allocation d’adultes handicapés. Le Fond social des ASSEDIC est de plus en plus sollicité par des demandeurs d’emploi parvenus en fin de droits. Les organismes gestionnaires d’HLM sont confrontés à l’augmentation du nombre des loyers impayés. Des handicapés viennent, avec raison, réclamer leurs allocations qui n’arrivent pas aux dates prévues.

Ces hommes et ces femmes qui, avec leurs demandes nouvelles, se présentent aux guichets des services sociaux ou aux permanences des organisations charitables, viennent accroître le nombre de pauvres plus "traditionnel". Ils rejoignent ainsi, par exemple, des errants, des mendiants, des immigrés, des "gens du voyage", des familles du Quart-Monde, voire des personnes âgées ou handicapées qui, bénéficiant, grâce à la médecine, d’une prolongation de l’existence, ne reçoivent pas parallèlement de quoi assurer leur minimum ; ou encore en certaines régions, des petits agriculteurs, des aides familiaux ou des salariés agricoles et, un peu partout, des "paumés" auxquels les structures de notre société et la lourdeur bureaucratique enlèvent toute possibilité de réaction ou de responsabilité.

b) Des « Français moyens » basculent

Si on parle de "nouveaux pauvres" à propos de tous ceux qui viennent grossir les rangs des demandeurs d’aides, ce n’est pas qu’en son fond la pauvreté ait changé. Non. Elle reste identique à elle-même, insupportable et dégradante. Mais ce qui paraît nouveau, c’est qu’elle atteint des "Français moyens”.

Le Secours catholique décrit ainsi 1es personnes touchées par la pauvreté (Messages, mai 1984) : « Le pauvre reste pour l’essentiel un Français. Sédentaire dans le département, surtout en milieu urbain, mais aussi à la campagne. Un sur deux vit en couple, un sur quatre est une femme seule avec enfants, et un sur quatre est seul c’est-à-dire célibataire, mais aussi parfois "saisonnier" ou errant. Dans leur majorité, ce sont des jeunes adultes de moins de quarante ans (63%)… »

La situation de ces "nouveaux pauvres" est le plus souvent le résultat de basculements brutaux en état de précarité, de vulnérabilité par rapport à toute diminution de leur pouvoir d’achat, ne disposant d’aucune "avance" que ce soit en argent, en santé, en relation ou en capacités diverses. Le moindre choc — chômage, maladie, retards et blocages administratifs, rupture familiale...— les fait basculer dans la spirale inextricable de la pauvreté. Ils entrent ainsi dans un cycle de dépendance, d’insécurité, d’isolement et risquent de perdre toute faculté d’autonomie et toute possibilité de participation à la vie sociale.

c) Une précarité massive

Autre fait nouveau dans la situation actuelle : le caractère massif et très diversifié des phénomènes de précarité. Avec, en corollaire, une double difficulté celle de cerner et de prévenir les ruptures qui font chuter dans la détresse et celle de trouver des solutions adaptées.

La crise économique multiplie les aléas ; des familles de plus en plus nombreuses sont touchées. Il suffit, par exemple, de penser aux problèmes du Bâtiment et des Travaux publics ou aux restructurations industrielles pour saisir que les répercussions humaines de ces problèmes atteignent non seulement des cas individuels mais aussi des ensembles de populations pour qui le travail industriel était le principal élément de cohésion et de sécurité.

Dans ce contexte, les politiques sociales traditionnelles, conçues en temps de croissance pour traiter des difficultés selon des règles et des procédures codifiées de manière verticale (famille, maladies, accidents de travail, invalidité, vieillesse, chômage, handicapés...) ne peuvent plus répondre aux situations nouvelles.

Si quelques catégories sociales semblent particulièrement exposées parce que mal protégées par le système social, comme les femmes chefs de famille, les chômeurs de longue durée, les invalides non reconnus comme tels, les familles à très bas revenus…, les nouveaux pauvres ne constituent pas pour autant des populations sociales bien identifiables. Cependant, on peut souvent en repérer dans certains types de logements dans lesquels ils sont rassemblés et qui manifestent leur pauvreté (cf. fin du paragraphe IV de ce document et le récent dossier du Secours catholique « Et se loger aussi »).

Or l’ampleur du phénomène et son caractère collectif dévoilent aujourd’hui la vraie nature, longtemps occultée, de la pauvreté, qu’il s’agisse de la pauvreté traditionnelle, qui est souvent extrême pauvreté et misère, ou de la "nouvelle pauvreté" (« la crise actuelle met en lumière les inégalités et l’insécurité d’un grand nombre jusque-là plus ou moins masqués par l’effet d’une croissance rapide » -Pour de nouveaux modes de vie, $8). La question est de savoir si les "nouveaux pauvres" d’aujourd’hui ne vont pas devenir demain des pauvres "traditionnels", à mesure que les différents domaines de leur existence sont touchés. La pauvreté ne peut plus être considérée comme un phénomène marginal permanent qui ressortirait seulement de l’aide ou de l’assistance publique ou privée.

Elle atteint maintenant le tissu même de la société et menace sa cohésion. Elle fait mieux discerner les exigences éthiques fondamentales de justice, de responsabilité et de solidarité qui doivent être â la base d’une notion démocratique.

C’est pourquoi l’on parle de "solidarité nationale", à la charnière de l’économique et du social. Le problème de la pauvreté interpelle toute la nation.

II - Les solidarités perdues

Pourquoi tant d’hommes et de femmes, tant de familles aujourd’hui se trouvent-ils dans des situations tellement précaires qu’ils basculent dans la pauvreté au moindre accident ?

Les causes de cette précarité massive sont diverses ; elles interfèrent de manière complexe. Il ne peut être question ici de les organiser en système. Il importe cependant d’en nommer quelques-unes au moins pour "défataliser" la pauvreté.

a) Un productivisme effréné

Certaines causes sont profondes et anciennes comme des racines : elles nourrissent de manière plus ou moins consciente les mentalités et les comportements courants, individuels et collectifs, dont la crise économique révèle le caractère nocif ; ainsi, les systèmes et les politiques qui, depuis longtemps, ont développé et privilégié le productivisme qui considère le développement de la production comme le but de l’évolution sociale.

Mis hors-jeu des circuits de production, certains individus ou groupes sociaux sont privés des avantages directs et indirects qui s’y rattachent. Ils connaissent alors la précarité économique et ses conséquences : il leur est toujours plus difficile de participer à la vie sociale dans une société de relations primaires…

Cela est vrai également pour certains peuples du Tiers-Monde. Le groupe de travail "Nord-Sud" de la Commission générale du Plan souligne le risque d’une "marginalisation profonde" par l’économie mondiale de tout ce qui, dans le Sud (c’est à dire dans les pays en voie de développement), ne sert pas les intérêts dominants de cette économie. (cf. aussi le discours de Jean-Paul II à Edmonton, au Canada, le 17 septembre 1984).

Il faut nommer encore...

les systèmes éducatifs et certains modes de fonctionnement d’entreprises qui privilégient quasi exclusivement la réussite individuelle et la compétition comme règles du jeu ;

les courants de pensée néo-païens, qui proclament la primauté éthique du puissant sur le faible, du grand sur le petit ;

la ré-évaluation actuelle et ambigüe de l’individualisme comme valeur privilégiée de vie. Le "moi" joue un nouveau rôle (vivre mieux, s’occuper de soi, de son corps, ne pas vieillir, cueillir le moment présent) alors que le social et les projets collectifs sont dévalués.

Il s’agit là, semble-t-il, d’un comportement durable : il n’est pas une conséquence de la crise économique mais plutôt du fonctionnement de la société et notamment des modes de consommation.

b) La crise économique

D’autres causes de la précarité massive paraissent plus immédiatement liées à la crise économique. L’appel des Evêques "à de nouveaux modes de vie", en septembre 1982, soulignait que « Le monde d’aujourd’hui —et très particulièrement le Tiers-Monde- est déstabilisé par la compétition internationale, la révolution technologique et le dérèglement du système monétaire ». La révolution technologique, qui semble aujourd’hui d’une autre nature, tant le rythme de son évolution est accéléré, a déjà provoqué une grande mutation intérieure de 1950 à 1975 en France. Elle a projeté la moitié des ruraux et des paysans vers les villes industrielles au prix d’une précarisation et d’une marginalisation des agriculteurs qui n’ont pas pu "suivre".

Au plus grand nombre de ceux qui devaient quitter la terre pour la ville, on offrait un minimum de garanties sociales et l’élévation croissante du niveau de vie, en compensation des solidarités perdues, fondées sur la famille, le voisinage, une histoire et une culture communes, y compris, bien souvent, l’expression religieuse.

Il faut se garder, bien sûr, d’idéaliser ces solidarités rurales. Mais, en contrepartie des contraintes réelles qu’elles imposaient à l’individu, elles jouaient de fait, pour ceux qu’elles enserraient, un rôle de protection naturelle.

c) Il y a un mal de l’urbanisation

Il est évident que l’urbanisation participe positivement à l’épanouissement des hommes.

Mais, telle qu’elle s’est développée parallèlement à l’industrialisation, elle ne favorise guère, surtout pour les populations les plus pauvres, la constitution et la permanence de ces solidarités premières qui font que, chacun, là où il vit, se sent, à la fois, pris dans un réseau. La ville, il est vrai "libérait" des contraintes sociales du village. En ville, les conditions de vie sont telles que, malgré les aides apportées, les gestes les plus simples deviennent pesants pour ceux qui ont un handicap physique ou social.

Certains ne peuvent plus suivre le rythme et se marginalisent peu à peu. Les difficultés de logement - qu’il s’agisse de l’accès à un logement décent pour certaines catégories sociales ou qu’il s’agisse de décisions locales qui tendent à exclure de l’habitat social des familles à problèmes - compromettent des équilibres humains déjà fragiles. Les liens familiaux se distendent sous la pression des contraintes et de l’usure quotidienne. On se perd de vue ; on sait, confusément, que bien des gens restent en chemin, on est vaguement inquiet mais on se rassure : l’Etat-Providence quelque part, veille et prodigue à tous, au nom de tous, une solidarité légale.

Il y a un mal de l’urbanisation : il développe notamment l’individualisme précédemment évoqué.

d) De nouvelles ruptures

Certes, la ville produit des solidarités d’un autre ordre, précieuses, celles qu’on noue dans le travail ou dans la vie associative et culturelle. Mais, précisément, certaines de ces solidarités sont elles-mêmes en crise. Le travail, dans la mesure où il se fait rare, est l’occasion et le lieu de ruptures. La plus grave est celle qui se produit entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas ou qui n’ont qu’un emploi de plus en plus précaire.

Les premiers sont souvent dans des secteurs économiques protégés ou bien couverts par un statut permanent. L’avenir et la durée leur sont assurés : les acquis, confirmés, défendus voire étendus, souvent aux dépens de ceux qui ne peuvent s’organiser et se faire entendre.

Les autres sont dans des ensembles économiques exposés : ceux des petites entreprises ou du travail temporaire. Ils ont un statut professionnel peu stable, ou encore peu défini, quand il s’agit des jeunes. Ils ont trop peu "d’avance" en formation technique et humaine pour faire face. Là, les organisations ouvrières sont plus rares et leurs actions, plus difficiles.

Les rigidités économiques et sociales, qui risquent ainsi de couper le pays en deux, sont, d’une manière générale, tellement conservées et consolidées, qu’on a pu se demander si, de fait, il ne s’établit pas « une sorte d’accord tacite entre tous ceux qui bénéficient d’une situation acquise, qui permet de reporter tout le poids des contraintes nouvelles, sous forme de chômage, sur une partie de la population ».

Tout un réseau de relations fondées sur le travail se défait sous l’effet du chômage. Les certitudes déclinent : le travail, pour beaucoup, n’est plus porteur d’espoir. C’est alors que risquent de faire cruellement défaut ces solidarités premières, qui passaient pour moins nécessaires puisque la protection sociale était censée protéger tous les citoyens.

A l’épreuve de la crise ouverte, ce système de protection sociale se révèle lui aussi inadapté et en crise. Conçu, en temps de croissance économique où le chômage n’était considéré que comme un état provisoire, il est construit pour traiter les difficultés de manière cloisonnée et rationnelle, en fonction de tel ou tel aspect de l’ayant-droit, et pour gérer des populations bien identifiées.

Or la situation est inédite, tant par le grand nombre de personnes en difficulté que par l’éventail des catégories atteintes. En définitive, à considérer ces différentes causes, la pauvreté d’aujourd’hui, qu’elle soit "nouvelle" ou "traditionnelle", apparaît de plus en plus clairement, non comme une fatalité et le nécessaire prix à payer pour l’avancée de l’humanité, mais comme le résultat d’un type de relations sociales, acceptées plus ou moins consciemment au nom d’exigences économiques réelles mais sacralisées. Et ce, d’autant plus que la charge de la solidarité a été transférée en quasi totalité à l’Etat.

C’est contre cet état de fait que s’inscrivent les exigences, les appels et les témoignages de la tradition judéo-chrétienne.

III - Un peuple de Dieu solidaire

Les chrétiens sont, en effet, les héritiers spirituels du Peuple de la Bible, que les Prophètes, au nom de Dieu, ont maintenu attentif à ce qui pouvait porter atteinte à sa cohésion interne : l’apparition de groupes de pauvres à la faveur du développement des villes et du commerce.

Une alliance avait été conclue, entre Dieu et son peuple. Il serait leur Dieu ; il assurerait la survie de tous aux frontières de l’impossible ; il les défendrait contre leurs ennemis et les conduirait tous, malgré les embûches, jusqu’à la terre promise. Ils seraient son peuple ; ils n’adoreraient et ne serviraient pas d’autres dieux que Lui. La Loi concrétisant cette Alliance, elle prévoyait le culte à rendre à Dieu mais, dans le même mouvement, elle organisait les rapports sociaux de telle manière que personne, dans le peuple, ne soit dans le besoin. Le peuple reconnaissait et célébrait son Dieu autant, sinon plus, par la qualité des rapports sociaux qui devaient unir ses membres, que par le culte qu’il rendait à son Dieu. C’est d’ailleurs une constante : « La révélation de Dieu dans l’histoire s’est toujours faite en référence à l’organisation collective, à la régulation des rapports sociaux dont dépend la possibilité de ta vie pour tous »(voir COSMAQ).

Dieu se portait garant que les malchanceux ou les maladroits ne seraient pas laissés pour compte. C’est pourquoi, dans les différents codes de l’Alliance, l’étranger, la veuve et l’orphelin jouaient un rôle symbolique. Ils devaient être l’objet de la sollicitude de chacun. Ils représentaient précisément tous ceux qui sont démunis et dépourvus de toute relation. Ni le Peuple ni son Seigneur ne pouvaient les laisser sans soutien.

C’est en cela qu’Il était, qu’Il est le Dieu Juste : il refuse de laisser les plus petits et les plus vulnérables de son peuple s’anéantir humainement loin de Lui. C’est pourquoi Il défend le droit de tous à ta dignité et à la solidarité et le droit de chacun de pouvoir se mettre ou se remettre debout, de prendre son avenir en main.

Mais le peuple était souvent infidèle à l’Alliance ; il était impuissant à s’organiser seul selon la Justice de Dieu. Les Prophètes dénonçaient son péché : l’acceptation de ce qui est incompatible, dans la vie sociale, avec la reconnaissance de Dieu comme Dieu.

Alors, les pauvres, qui connaissaient la Promesse de leur Dieu et parce qu’ils étaient pauvres, se sont mis à espérer, à attendre « ce jour ou cette année de grâce où Dieu lui-même viendrait faire ce qu’Il s’était engagé à faire ».

Ce jour vint : Jésus réalise la Promesse (cf. Luc, IV-18). D’une manière inattendue, il se fait pauvre. Dieu pauvre, avec les pauvres. Il se veut et se fait le prochain, dans le service le plus quotidien, de tous ceux qui sont dans le besoin, quels qu’ils soient : compatriotes ou étrangers, juifs ou païens, justes ou pécheurs, intégrés ou exclus. II suffit qu’ils soient sur son chemin et son chemin passe souvent par eux. Pour Lui, il n’y a pas de bons ou de mauvais pauvres.

Le reconnaître comme Dieu en quiconque est dans le besoin est un des critères essentiels qu’Il indique pour vérifier que l’on est "chrétien" (Matth.25). Courageusement, parce que l’honneur de son Père est en jeu, il veut réintégrer dans la vie sociale de son temps ceux qui en avaient été exclus, de fait, au nom de la Loi pervertie. Il leur fait confiance. Son regard les recrée et leur rend confiance en eux-mêmes. Il ouvre à chacun un nouvel avenir.

A partir de ce que vivent, souffrent et espèrent ces petites gens qui ont de la peine à vivre, ces humiliés, ces affamés, ces meurtris, avec eux, Il reconstitue le Peuple de Dieu selon des perspectives neuves et décisives qu’exigent une véritable conversion spirituelle et qui grandissent et libèrent, au plus profond de leur vie, ceux qui y adhèrent. Il annonce que ces "petits" sont les véritables héritiers du Royaume, offert gratuitement. Avec eux, par eux, mais aussi avec ceux de toutes conditions sociales qui les rejoignent d’une manière ou d’une autre et qui se font "pauvres de cœur".

Jésus est bien le Fils de ce Dieu qui a l’habitude, dans l’histoire, de toujours appeler les petits, les pauvres et de préparer Le Royaume avec eux. A cause de cela, Il est exclu, par la mort violente, de la société de son temps. Sa Résurrection est le signe que la Promesse de Dieu en faveur des pauvres est réalisée définitivement. Et Il en confie la manifestation à des "pauvres".

En faisant mémoire de la vie, de la passion, de la mort et de la résurrection de Jésus dans l’Eucharistie qu’ils célèbrent, ses disciples voudront faire des communautés qu’ils forment, des lieux de solidarité et de communion où les pauvres sont chez eux, apportant autant qu’ils reçoivent (1ère Cor. XII 22—26).

A leur suite, au sein de tous les peuples, les disciples de Jésus-Christ sont constamment appelés à témoigner de la Justice du Dieu fidèle et de son amour pour les Pauvres. Ils y parviennent, malgré leur faiblesse, quand ils tissent dans la vie sociale quotidienne la communion qu’ils célèbrent dans l’Eucharistie. C’est le sens de la mission qu’ils accomplissent quand ils témoignent de l’appel de l’Évangile à la conversion du cœur et de sa puissance à libérer du péché. C’est le sens des solidarités qu’ils confortent au qu’ils inventent et de la résistance active et organisée qu’ils mènent contre l’inévitable dérive vers l’injustice.

Et c’est un signe des temps qu’aujourd’hui, ici, et dans les pays du Tiers Monde (ce qui est encore plus significatif) ceux qui se trouvent exclus du dialogue social, par leur précarité, leur "insignifiance" leur extrême pauvreté se prennent eux-mêmes en charge, s’organisent, se décident à vivre et fassent refleurir la vie là où elle paraissait impossible aux hommes "raisonnables". Avec, pour beaucoup, la conviction inébranlable que c’est vraiment Dieu qui les ressuscite.

Ainsi est-ce un chemin qui ouvre sur le Royaume quand s’opère la communion à Celui qui « étant riche, s’est fait pauvre » (II Cor. VIII,9) pour nous faire accéder à la liberté et à la richesse des enfants de Dieu.

IV - Avec les pauvres, reconstituer les solidarités

Dieu renvoie ceux qui Le reconnaissent comme Dieu à la reconnaissance des autres comme frères. Et cette reconnaissance implique que l’on crée, pour eux, les conditions d’une existence vraiment fraternelle.

Une de ces conditions est la reconstitution de ces solidarités, de famille et de voisinage, dans le champ des relations courtes, rapides, plus personnalisées. En effet, ces solidarités jouent un rôle d’amortisseur face aux chocs subis par les personnes en situation précaire. C’est un moyen d’action à la portée de chacun, lui permettant de se situer en responsable et d’intervenir, là où il est, dans le circuit de ses propres relations.

C’est un élément important de la lutte contre la pauvreté qui, avec l’aide immédiate toujours nécessaire, comporte aussi une action pour améliorer le fonctionnement du système de protection sociale, un travail législatif pour mieux définir les différentes politiques nationales et, d’une manière générale, l’action politique et syndicale pour réguler l’économie.

Paul VI l’affirmait déjà dans sa lettre au Cardinal Roy : « Il est urgent de reconstituer, à l’échelle de la rue, du quartier ou du grand ensemble, le tissu social où l’homme puisse épanouir les besoins de sa personnalité. Construire aujourd’hui la ville, créer de nouveaux modes de proximité et de relations, percevoir une application originale de la justice sociale, prendre en charge cet avenir collectif qui s’annonce difficile, c’est une tâche à laquelle les chrétiens doivent participer. I1 leur faut apporter un message d’espérance pour une fraternité vécue et une justice concrète… »(§11—12).

C’est pour les Chrétiens aujourd’hui une manière, dont ils ont avec d’autres à déterminer les modalités pratiques, de réaliser effectivement cette volonté de proximité physique et cordiale avec les pauvres, manifesté par le Christ dans ses paroles et sa vie.

a) Plusieurs maillages entrecroisés

Le tissu social, en fait, se constitue à de multiples niveaux, grâce à des maillages entrecroisés qui se renforcent et se conditionnent mutuellement. Loin d’être créés une fois pour toutes, ces maillages demandent un travail permanent d’ajustement, de recomposition, d’élargissement auquel chaque citoyen participe à sa manière, selon ses responsabilités et ses possibilités.

En amont de ce travail de maillage, avec des incidences à plus ou moins long terme sur les pauvres, se profile l’élaboration des différentes politiques nationales du travail, de l’emploi, de la santé, du logement, de l’éducation, de la formation. Ces politiques devraient intégrer, dès l’origine, les préoccupations et les contraintes des plus défavorisés.

Que ce soit pour préparer ou pour infléchir ces politiques, que ce soit pour appuyer leur mise en application ou simplement en vérifier l’impact auprès des plus pauvres, chacun peut intervenir, â titre personnel mais aussi par le biais de son engagement professionnel, politique, syndical, associatif.

En aval de ces politiques, surtout dans le cadre de la décentralisation et de l’accroissement des pouvoirs régionaux et locaux, existent des maillages tissés par les différents services sociaux, ceux de l’Etat et ceux des collectivités locales.

Là encore, sous des formes diverses, chacun peut participer à la réalisation de politiques sociales tournées vers les quartiers et les villages dispersés. C’est d’autant plus nécessaire que la décentralisation, qui donne la possibilité de rendre la solidarité plus visible, comporte aussi des risques pour les plus pauvres, pour les minorités marginales et gênantes, plus difficiles à promouvoir, ou réputées "incurables", au moment où les ressources sociales s’amenuisent. Selon quels critères et en référence avec quelles valeurs les choix seront-ils faits ?

b) Des associations en charge du quotidien.

Des associations très nombreuses existent, aux objectifs multiples, et il s’en crée tous les jours. Par leur capacité d’adaptation aux réalités locales, elles représentent un puissant levier pour reconstituer des relations sociales tant urbaines que rurales. Il leur faudrait se demander en quoi elles renforcent effectivement le tissu social.

Il serait souhaitable, qu’attentives aux comportements de leurs adhérents (le "décrochage" des nouveaux pauvres est significatif), elles puissent rapidement venir en aide à l’un ou l’autre de leurs membres en cas de coup dur, qu’elles contribuent à faire reculer l’isolement et que, pour leur part, elles tendent à prendre en charge plus globalement la vie de leurs adhérents, au-delà du but immédiat qu’elles se sont donné.

Certaines associations pourraient participer, à condition que les pouvoirs locaux aient la volonté de les y associer, à la conception et à la gestion de certains équipements collectifs. D’autres, saisissant toutes les occasions, pourraient promouvoir dans le quartier de meilleures conditions de vie commune, d’habitat, de vie culturelle.

c) Des organisations caritatives dynamiques

Parmi les associations affrontées à l’urgence de la pauvreté, il convient de donner une place particulière aux organisations caritatives. Avec dévouement, ingéniosité et compétence, elles mobilisent des professionnels et nombre de bénévoles dans des solidarités multiples avec les blessés de la société. Toutes, chacune selon sa spécificité, mettent en œuvre des dynamiques sociales. Elles peuvent encore plus élargir leur action — et il faut le souhaiter — si elles font connaître plus largement ce qu’elles expérimentent et réalisent, si elles accroissent le nombre de leurs alliés, grâce à des propositions simples, variées, multiples, si elles collaborent avec les services sociaux et participent à des mouvements qui, débordant leur propre organisation, les ouvrent à d’autres appels.

Les organisations caritatives chrétiennes existent depuis longtemps. Elles sont plus nécessaires que jamais pour apporter leur contribution à la lutte contre la précarité et la pauvreté. Les unes, tirant de leur tradition spirituelle l’exigence d’être présentes aux situations actuelles de pauvreté, d’autres, percevant dans l’approche de ces mêmes situations, des raisons d’approfondir leur foi ; certaines très importantes à côté d’autres quasi anonymes, plus centrées sur les réponses d’urgence ou plus attachées à une réflexion et à une action sur les structures. Ensemble, elles présentent pour les Chrétiens un éventail très large de possibilités d’engagement privilégié avec et pour les pauvres.

De même que bien des Instituts de Religieux et Religieuses ont eu comme vocation première de repérer et de soulager les situations de pauvreté, de même les organisations caritatives chrétiennes n’ont-elles pas comme rôle tout particulier d’éveiller les Chrétiens à l’importance des solidarités naturelles de voisinage ?

d) Le maillage au quotidien

Le maillage au quotidien, en effet, relève de la responsabilité de chacun. Il consiste à nouer et à renouer, là où l’on est, ces fils ténus et cependant solides à force d’être conjugués, qui relient entre eux les membres d’une même famille, des familles entre elles dans une tour de grand ensemble, dans un groupe d’immeubles ou dans un quartier.

Aujourd’hui, en ville surtout, les relations sont peu spontanées. Il faut les vouloir, les susciter, "aller au-devant" et saisir les occasions qui peuvent les faire naître.

En milieu populaire, c’est autour de la famille, et surtout à partir des enfants scolarisés, que les liens se nouent le plus facilement. Dans la famille, lorsqu’elle n’est pas trop émiettée, l’individu peut trouver un antidote aux agressions de la vie en société urbaine et industrielle. Chacun peut y protéger et y refaire une partie de lui-même. On comprend l’insistance de Jean-Paul II sur les responsabilités sociales, voire politiques, des familles (cf. Familiaris Consortio, n° 42-44).

Ces liens multiformes dans la famille et son voisinage font trop souvent défaut. Lorsque l’isolement s’ajoute à certaines difficultés, il les multiplie. Les solidarités naturelles de voisinage devraient alors pouvoir jouer à plein, de manière informelle et souple, sans qu’on puisse indiquer ici "ce qu’il faudrait faire".

e) Quelques appels pour une action plus vigoureuse

Au "vouloir-faire" - qui est décisif - les innombrables actions de solidarité, la plupart modestes et discrètes, menées un peu partout en France, suggèrent quelques principes d’un "savoir-faire".

1/ Privilégier l’action à la base.

C’est à la base, sur le terrain, au plus près des situations concrètes qu’il faut trouver les occasions et possibilités du maillage au quotidien. Les gens se mettent en route ensemble quand ils voient que "quelque chose se passe". A l’occasion, ce sont même leurs propres difficultés qui les amènent, avec d’autres, à agir. Et, dans l’action, à partir d’une proposition personnalisée, ils avancent, voient mieux le sens d’une solidarité, comprennent que rien n’est fatal. Se rencontrant, réalisant ensemble quelque chose, même modeste, ils font alors preuve d’invention et d’initiative, aidant après avoir été aidés.

2/ Mettre en valeur les capacités des pauvres.

Reconnus comme d’authentiques partenaires qui ont la parole, les pauvres eux-mêmes - l’expérience le montre clairement - deviennent les acteurs de leur propre sauvetage et du sauvetage de ceux qui connaissent le même sort qu’eux. Ce travail de maillage demande beaucoup de temps et de persévérance. Il suppose généralement une ou plusieurs personnes qui veillent à nouer entre elles les initiatives et actions individuelles qu’elles auront en partie suscitées.

3/ Construire l’Eglise comme communauté accueillante.

Le sens de la diaconie, assumé par charisme personnel ou vécu souvent par de petites communautés religieuses (au sens traditionnel ou sous des formes nouvelles) fait partie intégrante d’une Eglise communautaire.

La paroisse, avec son assise territoriale définie, qui recoupe plus ou moins des réalités de quartier ou de zone rurale, est bien placée pour contribuer à cette tâche.

Là où est célébrée l’Eucharistie, pain partagé pour la vie du monde, comment n’y aurait-il pas éveil et rappel incessant d’une vocation à l’accueil, à cette communauté hospitalière et servante en particulier de ceux qui vivent en marge de la société et de ceux qui croulent sous la peine et les difficultés (« Le frère n’est pas celui que chacun se choisit à partir d’affinités humaines mais celui que Dieu donne dans le Christ pour qu’il soit reçu dans une hospitalité inconditionnelle » - G.Pietri, documents Episcopat 16/83).

Comment là n’y ferait-on pas des propositions concrètes, par l’intermédiaire des mouvements caritatifs et autres mouvements ecclésiaux pour reconstituer des liens de solidarité effectifs avec les pauvres du voisinage ?

Grâce aux multiples relations qui existent, de fait, dans la paroisse, à travers la catéchèse, la préparation aux sacrements, les équipes liturgiques, les mouvements apostoliques et les groupements divers, ... et qu’il s’agirait de valoriser, l’ouverture aux formes variées de la pauvreté pourrait se concrétiser, s’élargir, nourrir à la fois la vie de toute la communauté chrétienne et également être le signe du Royaume pour le monde.

V - Une urgence actuelle : le logement, point d’ancrage social

Dans l’esprit d’interpellation concrète qui avait présidé à la rédaction de la dernière partie de l’appel des Evêques "à de nouveaux modes de vie", il faut ici proposer un nouveau point d’attention : il concerne le logement.

La possibilité d’avoir un logement décent et stable conditionne, c’est évident, la reconstitution des solidarités familiales et de voisinage. Le logement est un point d’appui, un point d’ancrage ; on investit effectivement dans son "chez soi".

A partir de lui, les individus et les familles peuvent garder plus facilement ou retrouver la maîtrise des diverses dimensions de leur vie : profession, santé, culture, éducation des enfants...

A certains moments, le logement par sa rareté, peut devenir un bien essentiel au même titre que le pain. Les expulsions, plus ou moins automatiques, pour loyer impayé, la quasi impossibilité de trouver des logements pour les plus pauvres, les décisions locales qui tendent à exclure de l’habitat social des familles à problèmes, le montant des loyers, le gel d’une partie importante du parc d’appartements, tout cela fait qu’il y a urgence à agir. Il serait trop facile, une fois de plus, de s’en remettre totalement à d’autres et, par exemple, à l’institution H.L.M pour répondre à ces problèmes. D’ailleurs, l’habitat H.L.M. peut-il être considéré comme la solution aux besoins de logement de toutes les familles en difficultés ?

N’est-ce par le moment de sa demander…

pour ceux qui sont propriétaires d’appartement à louer.... Comment, dans le cadre des règlementations en vigueur, en gèrent-ils la location ? Selon quels principes moraux et sociaux ? En exigeant quelles garanties ? En fonction de quoi ? (ici ou là, naissent des associations qui se portent garantes moralement auprès des propriétaires de locataires en état de précarité)

pour les locataires... Comment et dans quel esprit "occupent"-ils l’appartement loué ? Est-il ou non pour eux, source d’ouverture et de relation ?

pour les uns et les autres... Comment considèrent-ils l’espace qui les entoure ? Avec quelle attitude de tolérance ou d’exclusion, par exemple, pour la proximité, effective ou projetée, de foyers pour travailleurs immigrés, handicapés ou jeunes en difficultés ?

VI- Dire Dieu aujourd’hui

Au cours de ces réflexions, la "nouvelle pauvreté" nous est apparue, à nous, Membres de la Commission sociale de l’Episcopat, —et elle a fait apparaître la pauvreté traditionnelle— comme significative d’un enjeu fondamental pour notre société.

Cet enjeu justifie qu’on déplace le débat et l’action sur la pauvreté du terrain marginal qui appellerait uniquement des politiques d’assistance, au terrain de la société elle-même. Celui-ci appelle en effet une politique de lutte contre la pauvreté, incluant bien sûr l’aide immédiate toujours nécessaire. L’invention et la mise en jeu de nouvelles solidarités font partie de cette lutte. Sans attendre que l’initiative vienne d’ailleurs, chacun est invité à voir comment, à son niveau, de façon individuelle et collective, il peut y contribuer.

La Parole de Dieu, lue dans toute l’histoire de son Peuple, conduit à opérer ce déplacement. A sa lumière, la pauvreté apparaît comme le fruit de rapports sociaux pervertis et, de ce fait, comme une injustice.

Notre Dieu, en Jésus-Christ, s’est engagé lui-même dans ce débat, au point que c’est toujours par la pratique de sa Justice envers tous qu’Il veut être reconnu comme Dieu et annoncé, "dit", par ceux qui se réclament de lui.

Notre Dieu nous confie la responsabilité d’inventer pour aujourd’hui les modalités originales et concrètes d’une solidarité proche avec les pauvres, qui puisse dire quelque chose de sa Justice. Justice qui est à la fois sa sainteté et son amour pour tous.

La tâche est à la fois diversifiée, complexe et à portée de main. Beaucoup sont déjà attelés efficacement à cette tâche. Pour nous, Chrétiens, y consentir, c’est une des manières de dire Dieu aujourd’hui.

En la fête de St Vincent de Paul, le 27 septembre 1984

Monseigneur Joseph ROZIER, Evêque de Poitiers, Président de la Commission sociale de l’Episcopat