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20 juin 2016

Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique

Conseil permanent de la Conférence des Evêques de France

Introduction

Si nous parlons aujourd’hui, c’est parce que nous aimons notre pays, et que nous sommes préoccupés par sa situation. Il ne s’agit pas pour nous d’alimenter la morosité par de sombres constats ; mais, en regardant les choses en face, d’apporter résolument notre pierre, notre réflexion, au débat que notre pays se doit d’avoir.

Nous ne sommes pas des spécialistes de la politique, mais nous partageons la vie de nos concitoyens. Nous les écoutons et les voyons vivre. Et ce qui touche la vie de l’homme est au cœur de la vie de l’Eglise. Comme le dit le Concile Vatican II, « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur »[i].

Or,  il  faudrait  être  sourds  ou  aveugles  pour  ne  pas  nous  rendre  compte  de  la lassitude,  des  frustrations,  parfois  des  peurs  et  même  de  la  colère,  intensifiés  par  les attentats et les agressions, qui habitent une part importante des habitants de notre pays, et qui expriment ainsi des attentes et de profonds désirs de changements. Il faudrait être indifférents et insensibles pour ne pas être touchés par les situations de précarité et d’exclusion que vivent beaucoup sur le territoire national.

Ces cinquante dernières années, notre pays a énormément changé : économiquement, culturellement, socialement, religieusement… Il a connu en un laps de temps très court une profonde mutation qui n’est pas encore terminée. Les évolutions et les transformations ont créé de l’incertitude dans la société. Les références et les modalités de la vie ensemble ont bougé. Ce qui semblait enraciné et stable est devenu relatif et mouvant. Plus largement, c’est le monde tout entier qui a connu de très grands changements, et notre pays, dans  l’Europe,  donne  le  sentiment  d’avoir  du  mal  à  se retrouver  sur  une  vision partagée de l’avenir et ainsi imaginer son futur. L’affirmation sans cesse répétée du déclin de la France finit par éroder les dynamismes personnels et collectifs et, loin de contribuer à une prise de conscience, risque surtout d’ajouter un peu plus à la morosité ambiante.

Pourquoi prendre la parole ?

Tout simplement, parce que les catholiques, citoyens à part entière, qui vivent eux aussi ces transformations au milieu de leurs contemporains, ne peuvent se désintéresser de ce qui touche à la vie en société, la dignité et l’avenir de l’homme. Si dans la tradition judéo- chrétienne, Dieu appelle tout homme par son nom, ce n’est jamais en tant qu’individu isolé, mais c’est toujours comme membre d’un peuple et pour l’ensemble de ce peuple auquel il est renvoyé. L’espérance chrétienne n’est donc pas seulement individuelle, elle est aussi collective.

Ce n’est pas la première fois que les évêques de France, d’une manière ou d’une autre, veulent contribuer à la réflexion citoyenne. Ce fut par exemple le cas dans les années 70 avec un document important intitulé : « Pour une pratique chrétienne de la politique »[ii]. Près de vingt-ans ans plus tard, elle a de nouveau pris la parole dans un contexte différent. A ce moment-là, il ne s’agissait plus de préciser le cadre et les limites de l’action politique,  mais au contraire de réagir déjà contre la désaffection envers la chose publique, le retrait dans la sphère privée, l’individualisme. Ce fut la déclaration : « Politique : l’affaire de tous »[iii]. Apparaissait alors la formule qui sera reprise quelques années plus tard dans une autre déclaration : il faut « réhabiliter la politique »[iv].

A côté de ces textes importants, les évêques de France ont également pris position à plusieurs reprises sur divers sujets concernant la vie en société et la recherche du bien commun : défense de la dignité et de la vie humaine du début à la fin, protection de l’étranger, souci des plus pauvres, solidarité, justice, paix, etc…

Aujourd’hui, la situation de notre pays nous conduit à parler de nouveau. Plus que jamais, nous sentons que le vivre ensemble est fragilisé, fracturé, attaqué. Ce qui fonde la  vie en société est remis en cause. Les notions traditionnelles et fondamentales de Nation, Patrie, République sont bousculées et ne représentent plus la même chose pour tous. Alors même que l’aspiration au débat est forte, il semble devenu de plus en plus difficile de se parler, les sensibilités sont exacerbées, et la violence, sous une forme ou sous une autre, n’est jamais très loin.

Tout récemment, en juin dernier, dans la perspective de l’année électorale importante que notre pays s’apprête à vivre, nous avons voulu « appeler nos concitoyens à tenir compte de certains enjeux qui nous paraissent engager notre avenir de façon déterminante »[v]. Mais il nous faut aller encore plus loin. Au-delà des échéances politiques à venir où les débats de fond risquent toujours de devenir otages de calculs électoraux, c’est à une réflexion plus fondamentale sur le politique en lui-même qu’il nous semble urgent d’inviter. Pour un tel chantier, chacun doit s’interroger et prendre ses responsabilités. Nous ne pouvons pas laisser notre pays voir ce qui le fonde risquer de s’abimer gravement, avec toutes les conséquences qu’une société divisée peut connaître. C’est à un travail de refondation auquel il nous faut, ensemble, nous atteler. Mais rien ne pourra se faire sans un regard lucide sur la situation.

1.      Retrouver le politique

Le constat n’est pas nouveau. Depuis plusieurs années, la politique dans notre pays ne cesse de voir son discrédit grandir, provoquant au mieux du désintérêt, au pire de la colère. Le temps qui passe voit le fossé se creuser entre les citoyens et leurs représentants et gouvernants. La crise de la politique est d’abord une crise de confiance envers ceux qui sont chargés de veiller au bien commun et à l’intérêt général. Des ambitions personnelles démesurées, des manœuvres et calculs électoraux, des paroles non tenues, le sentiment d’un personnel politique coupé des réalités, l’absence de projet ou de vision à long terme, des comportements partisans et démagogiques… sont injustifiables et sont devenus insupportables. S’il ne s’agit pas de rêver à une illusoire pureté dans les rapports sociaux et politiques, l’attitude et l’image de quelques-uns jette le discrédit sur l’ensemble de ceux qui vivent l’engagement politique comme un service de leur pays. Et sans doute faut-il reconnaître que nos hommes politiques ne sont peut-être pas très différents de nous, et cherchent à satisfaire nos propres intérêts. Dans le siècle écoulé, des figures éminentes et discrètes comme Robert Schuman, Edmond Michelet et bien d’autres de sensibilités politiques différentes, ont montré toute la noblesse du service politique. Il faut aujourd’hui soutenir ceux qui sont prêts à s’engager dans cet esprit. A cet égard, le sérieux avec lequel un certain nombre de jeunes réfléchissent sur le sens du politique et se forment à l’engagement pour changer des choses en vue de l’intérêt général est un signe d’espérance dans ces temps de discrédit du politique.

Si la politique au sens d’un fonctionnement et d’une pratique connaît un grave malaise aujourd’hui, c’est que quelque chose d’essentiel s’est perdu ou perverti. Et cela n’est pas de la seule responsabilité de la classe politique. Notre société, et plus largement toute vie en commun, ne peut pourtant pas se passer du politique. Le politique précède la politique, il ne se résume pas à sa mise en application. Il affirme l’existence d’un « nous » qui dépasse les particularités, il définit les conditions de la vie en société, tandis que la politique désigne les activités, les stratégies et les procédures concrètes qui touchent à l’exercice du pouvoir. Dans nos pays démocratiques, ce pouvoir vient de l’élection par les citoyens. Mais ce qui doit fonder cet exercice c’est le politique, la recherche du bien commun et de l’intérêt général qui doit trouver son fondement dans un véritable débat sur des valeurs et des orientations partagées. Aujourd’hui, la parole a trop souvent été pervertie, utilisée, disqualifiée. Beaucoup veulent la reprendre, au risque de la violence, parce qu’ils ont l’impression qu’elle leur a échappé, et ne se retrouvent plus dans ceux qui, censés les représenter, l’ont confisquée.

2.      Une société en tension

Notre société semble comme à fleur de peau, à vif, une société sous tension qui réagit et sur-réagit. C’est le cas bien sûr de l’expression des émotions, des sentiments, des joies et des peines… Nous l’avons tous ressenti au moment des tragiques attentats terroristes qui ont endeuillé notre pays, et plus largement, lors des différentes marches blanches, célébrations mémorielles qui permettent à nos concitoyens de vivre ensemble les secousses collectives, et de se sentir plus forts parce que solidaires. Ces moments de communion intenses marquent nos concitoyens et l’histoire de notre pays. Certes, on peut se demander ce qu’il en reste quelques temps après. Comme si notre société qui souvent se trouve prisonnière du piège des images et des apparences manquait d’intériorité, de profondeur et d’enracinement. Néanmoins, ces manifestations sont le signe que les Français ne restent pas indifférents à ce qui touche leurs compatriotes, et qu’ils veulent dire clairement leur besoin de se retrouver et d’être unis malgré tout.

Cette sensibilité très grande se manifeste aussi lors des crises sociales et sociétales. Les tensions peuvent vite monter. La contestation est devenue le mode de fonctionnement habituel, et la culture de l’affrontement semble prendre le pas sur celle du dialogue. Chacun, chaque groupe se replie vite sur lui-même, tandis que les accusations et caricatures réciproques prennent rapidement le dessus sur des échanges constructifs, laissant aux plus revendicatifs le pouvoir de l’invective et de la surenchère. On ne supporte guère toute parole émanant d’une autorité quelle qu’elle soit. L’unité nationale est vite mise à mal.

Dans cette société en tension, réseaux sociaux et médias, surtout audio-visuels, occupent une place importante. Ces derniers ont un pouvoir d’influence dans leur manière de présenter les choses, et une responsabilité dans la qualité du débat public quand ils préfèrent slogans, petites phrases, et a priori réducteurs, à l’analyse sérieuse et au débat respectueux. On ne peut sans cesse jouer sur la « com’ » et l’audience. Il en va de même des réseaux sociaux. Informations et opinions circulent vite. Et l’on peut trouver le meilleur comme le pire sur le Net. Chacun doit être responsable de ce que sa parole produit. Ces réseaux peuvent être un outil formidable au service du débat ou un instrument de division  et d’opposition. Les progrès technologiques immenses de ces dernières décennies ont des incidences très fortes sur notre manière de faire société. Chacun doit pouvoir s’interroger sur l’incidence de ces nouvelles technologies sur son degré de liberté et sa capacité de jugement personnel.

 

3.      Ambivalences et paradoxes

Notre société est riche de potentialités, de diversités, qui pourraient être autant de chances si elle ne vivait pas dans des paradoxes qui, souvent, l’étouffent. Elle est à la fois sans cesse à réclamer des protections supplémentaires en tous domaines, prête à dénoncer toute insuffisance supposée des autorités, et en même temps se plaint, souvent à juste titre, des contraintes de plus en plus grandes qui corsètent la vie de chacun, et découragent beaucoup d’initiatives. La juridicisation croissante de notre société est une évolution marquante de ces dernières années. Alors que d’un côté on dénonce légitimement des zones de non-droit où la loi n’est pas appliquée, nous sommes un pays qui ne cesse de produire des normes et des règlements supplémentaires, souvent dans la précipitation et le contexte de l’émotion, constituant des mille-feuilles juridiques souvent inopérants ou contradictoires. Jamais les normes juridiques, réglementaires, administratives en tous domaines n’ont été aussi nombreuses, et cela malgré les promesses répétées de simplification. Il est nécessaire de sortir du « tout juridique », et de la logique exclusive du contrat qui prévoit tout, pour retrouver des espaces de créativité, d’initiative, d’échanges, de gratuité... Ainsi, le principe de précaution, utile en soi, n’est pas sans effets pervers quand il devient une norme rigide et sans souplesse. Il faut cesser de croire qu’il est possible d’arriver à un risque zéro dans nos vies personnelles et collectives. Se projeter dans l’existence suppose toujours des choix réfléchis qui comportent une part de risque et d’inconnu. Il y a donc un équilibre à trouver entre une sécurité maximale illusoire, et une protection des libertés qui est fondamentale.

La France a un potentiel important de dynamisme. On le voit en tous domaines. C’est le cas en matière économique où, par exemple, de plus en plus de start-up innovantes voient le jour. Mais on le voit aussi à travers les nombreuses initiatives de solidarités souvent intergénérationnelles, avec des sans-abris, des réfugiés… Il y a de la créativité, de l’inventivité, de la générosité dans notre pays. Pourtant, la difficulté de réformer est une autre bonne illustration des paradoxes de notre pays. Tout le monde s’accorde à dire que notre pays a un besoin très grand de réforme, mais tout projet en ce sens est a priori disqualifié. C’est toujours l’autre qui doit faire l’effort en premier. Notre pays réagit par corporatisme et intérêts particuliers, et personne n’arrive à insuffler un esprit qui emporte l’élan de tous. Le potentiel de dynamisme et de solidarité patine, sans arriver à trouver le point d’appui, l’élément catalyseur qui lui permettra de se développer et de porter tous ses fruits. Le bien commun semble difficile à dessiner et plus encore les moyens pour s’en rapprocher. L’autorité de l’Etat se disqualifie peu à peu, et beaucoup de gens ont le sentiment de n’avoir plus prise sur le cours des évènements.

Le contrat social, le contrat républicain permettant de vivre ensemble sur le sol du territoire national ne semble donc plus aller de soi. Pourquoi ? Parce que les promesses du contrat ne sont plus tenues. Il a besoin d’être renoué, retissé, réaffirmé. Il a besoin d’être redéfini.

4.      Un contrat social à repenser

Les conditions de vie en société ne correspondent plus à ce que les individus espéraient. Dans une société où l’individu et non le collectif est devenu la référence, il y a un sentiment de déception vis-à-vis de l’Etat providence qui n’arrive pas à satisfaire les attentes. Par exemple, le sentiment de sécurité et de progrès social que notre société a très largement connu depuis la fin de la Seconde guerre mondiale - les générations qui se sont succédé étaient quasi assurées de mieux vivre que leurs parents - est aujourd’hui moins fort. On peut dire qu’il y a une insécurité sociétale chez les Français qui redoutent, plus que tous les autres européens, de subir un déclassement dans leur niveau de vie. C’est une insécurité réelle dans certains cas, parfois seulement un ressenti et une crainte. Ainsi, le travail n’est plus autant protecteur que par le passé, et il n’est plus rare de trouver des familles qui connaissent le chômage depuis deux ou trois générations, avec toutes les conséquences que l’on peut imaginer. Les systèmes d’assurance, de sécurité sociale, d’indemnisation montrent leurs limites. Même les repères simples de la vie en société sont chahutés. C’est, par exemple, la disparition dans les villages des services de proximité, épicerie, bureau de poste, médecin, curé…

Sentiment d’insécurité mais aussi sentiment d’injustice. A cet égard, les résultats d’un sondage récent sont éloquents[vi]. Il en ressort qu’une majorité de Français a le sentiment de vivre dans une société de plus en plus injuste. Une France inquiète des injustices, et qui comprend mal par exemple le salaire indécent de certains grands patrons pendant que l’immense majorité des petits entrepreneurs se battent pour que leur entreprise vive et se développe. Mais la grande injustice - qui devrait être davantage la priorité absolue de notre vie en société - est le chômage.

Le dernier rapport annuel du Secours Catholique, paru en novembre 2015, est alarmant sur ce point avec le constat d’une pauvreté qui ne cesse d’augmenter dans notre pays, et les conséquences que cela entraîne en termes d’exclusion et de déstructuration de vie, en termes aussi de stigmatisation des pauvres.

Dans cette insécurité sociétale, l’avenir semble indéchiffrable. Peu de choses semblent sûres et certaines. Nous pensons au sentiment d’insécurité liée à la violence, violence urbaine le plus souvent mais pas seulement, et dont les faits divers, de l’incivilité à l’agression, relativement peu nombreux si on les rapporte à la population totale, entretiennent ce sentiment d’insécurité. Enfin, évidemment, la situation mondiale n’est pas là pour rassurer. L’horizon est plein d’incertitudes : les questions que pose l’Islam, sa présence dans notre pays, la crainte du terrorisme, les flux migratoires…, mais également les interrogations radicales dues aux transformations climatiques et écologiques, contribuent à déstabiliser et inquiéter beaucoup.

La situation est encore plus grave pour tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ne se sentent plus partie au contrat. Ce sont tous ceux qui sont exclus du système, les chômeurs en fin de droit, les sans domicile fixe, personnes vivant dans la précarité, qui se retrouvent - pour reprendre le titre d’un documentaire paru en 2013  -  « au  bord  du  monde ». Réintégrer dans la communauté nationale et citoyenne ceux qui, silencieusement et loin des regards, en sont peu à peu écartés, est le combat quotidien de beaucoup d’associations, chrétiennes ou non. Certaines, comme le Secours Catholique, s’emploient à sortir d’une logique de simple assistance, passant du « faire pour » au « faire avec », en associant les personnes aux décisions. Initiative précieuse pour permettre de retrouver sa dignité, et de signifier que chacun a quelque chose à apporter au tissu social.

A un niveau moindre évidemment, mais pourtant très inquiétant pour l’avenir, il y a également la grande difficulté pour les jeunes d’accéder au marché du travail. Beaucoup ont le sentiment que cette société n’a pas besoin d’eux, ne leur fait pas de place sauf pour financer la retraite de leurs aînés. Le système actuel entretient une énorme frustration chez beaucoup d’entre eux. L’idée de service civique contribue à lutter contre ce sentiment, et trouve un écho chez beaucoup de jeunes de 16 à 25 ans qui s’y engagent de plus en plus nombreux. Il permet à des jeunes de contribuer à renforcer la cohésion nationale par des actions à caractère éducatif, humanitaire, environnemental… Si la mission de service civique est une bonne idée pour favoriser le goût de la vie en société, elle ne donne pas d’emploi ni de diplôme, et ne doit donc pas exempter les acteurs sociaux de leur responsabilité à l’égard des jeunes générations.

Enfin, parmi les catégories de ceux qui ont du mal à se sentir partie prenante au contrat social, il y a évidemment les personnes d’origine étrangère, en France depuis peu ou depuis plusieurs années, qui n’arrivent pas à trouver leur place.

Ainsi, dans toutes ces situations, les valeurs républicaines de « liberté, égalité, fraternité », souvent brandies de manière incantatoire, semblent sonner creux pour beaucoup de nos contemporains sur le sol national.

5.      Différence culturelle et intégration

Parmi les difficultés d’établir un nouveau contrat social, il y a celle que pose aujourd’hui la différence culturelle. En effet, si la mondialisation a créé une nouvel espace économique et un nouveau rapport au temps et à l’espace, elle a également fait apparaître une réalité complexe où l’interpénétration croissante des sociétés a permis à la fois des croisements intéressants et enrichissants, mais a contribué aussi à une insécurité culturelle et des malaises identitaires, pouvant aller jusqu’au rejet de l’autre différent.

La France a eu longtemps une conception assez précise de ce qu’est l’identité nationale qui supposait de façonner un citoyen français dans le creuset républicain où il s’appropriait l’idée d’un pays avec des références historiques et culturelles partagées. Cette idée d’une Nation homogène, construction politique constituée souvent à marche forcée, en centralisant et unifiant de manière autoritaire et en gommant souvent les références, s’est trouvée bousculée par la mondialisation. Elle impliquait que les particularités communautaires et surtout religieuses ne soient pas mises en avant. Mais aujourd’hui, non seulement ce creuset qui a plutôt bien fonctionné pendant des siècles, n’intègre plus ou pas assez vite, mais l’idée même d’un « récit national » unifiant est largement contesté et remis en cause. Les identités et différences sont affichées, et la revendication communautaire met à mal l’idée d’une Nation homogène. Il devient dès lors plus difficile de définir clairement ce que c’est d’être citoyen français, un citoyen qui s’approprie et partage une histoire, des valeurs, un projet. Certains restent ainsi en dehors du modèle français, étrangers à une communauté de destin. D’autres vivent mal ce sentiment de perte d’identité. C’est le terreau de postures racistes réciproques.

Le monde arabo-musulman est devenu de plus en plus une source de dangers pour beaucoup de nos concitoyens : terrorisme, prosélytisme, tensions internationales, mais aussi statut des femmes, situation des chrétiens d’Orient, etc.…. Et le risque est de n’appréhender les questions légitimes de sécurité qu’à travers un prisme culturel. Incivisme, violence, communautarisme, embrigadement, etc… tous ces éléments se confondent dans le visage  de l’étranger.

Il convient donc pour l’avenir de notre société de redéfinir ce que c’est d’être citoyen français, et de promouvoir une manière d’être ensemble qui fasse sens. En d’autres termes, comment gérer la diversité dans notre société ? Comment l’identité nationale peut-elle perdurer avec des revendications d’appartenances plurielles et des identités particulières ? Pour un tel enjeu qui nécessite un large débat où toutes les composantes de la société doivent pouvoir apporter leur contribution, le christianisme peut partager son expérience doublement millénaire et sans cesse renouvelée d’accueil et d’intégration de populations et de cultures différentes dans la naissance d’une identité qui ne nie pas les autres appartenances.

6.      L’éducation face à des identités fragiles et revendiquées

L’interpénétration croissante des sociétés est devenue une caractéristique majeure de la mondialisation que connaît notre époque. Cette nouvelle réalité fait apparaître comme en écho le besoin profond des êtres humains et sociétés de reconstruire leur différence chaque fois que leur identité est secouée, malmenée. Cette question de l’identité travaille notre société française. Et beaucoup de nos concitoyens, confusément ou non, s’interrogent : qui suis-je vraiment ? A quoi est-ce que je crois ? Quelles sont les valeurs qui m’ont façonné et qui comptent pour moi ? D’où viennent-elles ? Quelles sont mes appartenances, mes fidélités ? Plus largement, au niveau de tout un peuple, ce sont les mêmes interrogations : quelle est notre véritable identité ? De quoi se nourrit une identité nationale ? Mais aussi quel sens y-a-t-il à vivre ensemble, quelle reconnaissance, quelle utilité sociale ? Ce sont des questions importantes parce que nous savons que l’identité donne des racines, inscrit dans une histoire, et en même temps permet d’accéder à un groupe. Il est très important que notre société s’empare de ces questions, à la fois pour percevoir ce qui a construit et forgé notre pays, mais aussi pour prendre la mesure de la richesse que des identités plurielles peuvent lui apporter en faisant émerger les liens d’unité au cœur même de cette diversité. Il ne faudrait pas que les recherches et affirmations d’identités débouchent sur des enfermements identitaires. Plus que d’armure, c’est de charpente que nos contemporains ont besoin pour vivre dans le monde d’aujourd’hui.

A cet égard, le parcours de ces jeunes de nationalité française, le plus souvent d’origine arabe mais pas tous, qui sont partis combattre en Syrie ou en Irak pour Daech ne peut que nous interpeller. On peut apporter différents éléments d’explication. Mais il semble assez clair qu’il s’agit de jeunes déstructurés qui n’ont pas trouvé leur place dans la société, et qui pour certains avaient déjà basculé dans de la petite délinquance. Ils vont trouver dans un discours clé en main et un engagement radical, l’opportunité de donner immédiatement un sens à leur existence, de la faire sortir de la médiocrité, et de contester la société dans laquelle ils n’ont pas su s’insérer. Sans minimiser en aucune façon leur responsabilité ni celle des commanditaires qui ont manipulé leur destin, il convient de se demander pourquoi l’intégration n’a pu s’opérer, et comment notre société a laissé une partie de sa jeunesse se perdre dans de telles aventures mortifères et meurtrières.

Pour cela, il ne suffit pas de regarder notre société et de reconnaître qu’elle est devenue plurielle : il est nécessaire de s’interroger sur la crise que traverse depuis plusieurs décennies notre système éducatif. La famille, en tant que premier lieu d’éducation, a vocation à ne pas enfermer l’enfant et à lui donner les premiers éléments de son entrée dans une communauté humaine toujours plus vaste que son milieu d’origine. Cette œuvre éducative n’est pas achevée par la famille : elle se poursuit jusqu’à l’âge adulte grâce à l’école, lieu par excellence de socialisation et d’exorcisation de la violence. Mais la tâche éducative va plus loin : au-delà de la nécessaire transmission des savoirs et de la non moins nécessaire acquisition des compétences, elle se doit d’ouvrir les jeunes à l’universel par la culture, seule en mesure de rendre possible le dialogue entre les cultures.

Dans notre société, profondément redevable à l’égard de son histoire chrétienne pour des éléments fondamentaux de son héritage, la foi chrétienne coexiste avec une grande diversité de religions et d’attitudes spirituelles. Le danger serait d’oublier ce qui nous a construits, ou à l’inverse de rêver du retour à un âge d’or imaginaire ou d’aspirer à une Eglise de purs et à une contre-culture située en dehors du monde, en position de surplomb et de juge. La révélation chrétienne ne conduit pas à une telle contre-culture, car depuis les origines elle fait alliance avec la raison et reconnaît des « semences du Verbe » dans la culture, définie par Jean-Paul II comme ce par quoi « l’homme devient plus homme » (UNESCO, 2 juin 1980).

7.      La question du sens

Redéfinir un contrat social ne peut se faire par de simples ajouts et rustines pour que chacun voie ses intérêts préservés. Une vie en société ne peut être la somme d’existences et d’intérêts juxtaposés. Elle ne relève pas seulement d’une simple gestion. Et c’est peut-être cela qu’il faut regarder en face. Notre société française connaît une grave crise de sens. Or le politique ne peut échapper à cette question du sens, et doit se situer à ce niveau. Non pas, évidemment, pour dire à chacun ce qu’il faut penser et croire, mais pour se situer sur un horizon de sens, pour veiller aux conditions d’une négociation toujours à refaire de ce qui fait tenir ensemble un pays, et permettre que nul ne soit écarté, rejeté de ce débat-là pour une raison ou pour une autre.

Depuis une cinquantaine d’années, la question du sens a peu à peu déserté le débat politique. La politique s’est faite gestionnaire, davantage pourvoyeuse et protectrice de droits individuels et personnels de plus en plus étendus, que de projets collectifs. Discours gestionnaires qui ont accompagné le progrès, la croissance, le développement de notre pays, mais sans se préoccuper du pour quoi. La richesse économique, la société de consommation, ont facilité cette mise à distance de la question du sens. Depuis le milieu des années 70, les difficultés économiques, la réduction des richesses, la montée du chômage, les incertitudes dues à la mondialisation, ont rendu ce rôle de simple gestionnaire et d’arbitre de plus en plus difficile, ne pouvant répondre aux questions plus fondamentales de la vie en commun. Un idéal de consommation, de gain, de productivité, de Produit intérieur brut, de commerces ouverts chaque jour de la semaine, ne peut satisfaire les aspirations les plus profondes de l’être humain qui sont de se réaliser comme personne au sein d’une communauté solidaire.

A cela s’est ajoutée une autre évolution importante qui marque notre rapport à la communauté politique. Peu à peu, la modernité a fait apparaître un nouveau mode d’être  où chacun construit son propre dispositif de sens indépendamment d’autorités traditionnellement pourvoyeuses de références. Les réseaux, nous l’avons dit, ont pris une importance considérable. L’ordre normatif ne vient plus d’en haut mais d’une mutualisation des liens horizontaux. Les partis politiques ne peuvent plus revendiquer seuls l’organisation du débat et de la délibération. Derrière son écran, chacun croit pouvoir se faire son propre avis sur tous les sujets et intervenir quand et comme il veut dans les nouveaux forums de la vie en société.

Dès lors, que constate-t-on ? Que cette société a désormais de plus en plus de mal à articuler le « je » et le « nous ». Même si les discours s’évertuent à dire le contraire, la vision du collectif semble plus difficile. Le « je » semble pris en compte, mais il a du mal à trouver sa place dans un « nous » sans véritable projet et horizon. Comment faire émerger un « nous » qui n’élimine pas le « je » mais qui lui donne toute sa place ? En d’autres termes, on ne fait pas vivre ensemble des individus avec de seuls discours gestionnaires.

On le voit par exemple avec le projet européen. A sa création, et pendant longtemps, il a été mobilisateur, même si on pouvait s’opposer à son sujet. Il s’est construit grâce à une poignée d’hommes réalistes et visionnaires à la fois, qui y ont cru, à force de discussions, négociations, et respect de l’autre. Aujourd’hui, ce projet politique semble s’être perdu dans un fonctionnement gestionnaire, marchand et normatif qui n’intéresse plus personne. Le risque est d’oublier ce que la construction européenne a permis, non seulement la paix dans une région si longtemps ravagée par tant de guerres à répétition, mais une ouverture et un enrichissement mutuel par la libre circulation des personnes, des biens et des idées. Il faut reprendre le projet européen, lui redonner son souffle politique et démocratique. Une nation ne peut répondre seul à ses défis, et un projet européen repensé peut et doit précisément permettre le respect et l’expression des identités nationales et régionales. Une véritable cohésion ne supprime pas les pluralités mais les fait travailler dans un sens commun. Dire cela va à l’encontre de beaucoup de discours ambiants. Pour un tel chantier, il nous faudra de vrais européens, politiquement courageux et créatifs, qui ne privilégient ni n’opposent la scène nationale à celle européenne. Nous sommes convaincus qu’il ne peut y avoir d’avenir pour notre pays que dans une Europe forte et consciente de son histoire et de ses responsabilités dans le monde.

Aujourd’hui, dans ce monde mondialisé, où les cadres, les frontières et beaucoup de repères semblent ne plus être là, où les identités sont dès lors fragilisées, où l’avenir ne fait pas rêver et est difficile à intégrer positivement dans le cours d’une existence, il n’est pas étonnant que la question du sens nous revienne de plein fouet. Et que la faiblesse du discours et de la réflexion politique apparaisse à découvert. Or, c’est pourtant à ce niveau-là que doit se situer la parole et le projet politique. En fait, pour aller plus loin, la seule question qui mérite d’être posée n’est-elle pas : qu’est-ce qui fait qu’une vie mérite d’être donnée aujourd’hui ? Pour quoi suis-je prêt à donner ma vie aujourd’hui ? La réponse est  sans doute très personnelle et intime, mais elle dit quelque chose d’une vie avec les autres et des valeurs qui animent une société. A cet égard, il est toujours bon de regarder la place qu’une société accorde aux plus faibles, aux plus fragiles en son sein, pour savoir si elle est en bonne santé, ce qui la fait tenir dans ses fondements. Ce sont toujours eux en effet qui nous aident à retrouver l’essentiel et le sens de l’homme que toute société doit protéger.

S’engager dans cette aventure personnelle et collective suppose une sortie de soi, un vrai courage aussi, des personnes avec qui parler pour chercher et construire à son niveau. Et l’on sait bien qu’il y a toujours le risque de l’entre-soi où l’on pense et fait comme les autres. Il peut y avoir aussi une crainte légitime de s’engager seul, et l’on peut aussi penser qu’on ne peut rien changer. C’est oublier qu’il ne faut pas forcément être très nombreux pour faire bouger des situations, pour donner une nouvelle direction, un nouvel élan à des réalités qui semblaient bloquées. Cela demande également de revisiter notre rapport au temps. Il peut y avoir de l’impatience dans un monde de l’immédiateté, en pensant que la seule volonté peut faire bouger rapidement les choses. Il faut accepter que le temps des récoltes ne soit pas celui des semences. Il faut du temps pour que des conceptions, des attitudes changent, que des projets s’élaborent, soient reçus et deviennent réalité. Il faut consentir à inscrire son action dans le temps long.

8.      Une crise de la parole

Cette crise du politique, n’est-elle pas avant tout une crise de la parole ? Nous savons que c’est la confiance dans la parole donnée qui permet que s’élabore une vie en société, c’est le fait que l’on privilégie des lieux - sous des formes diverses - de parole citoyenne, d‘échanges, de concertation, de médiation, etc… qui peut redonner ses lettres de crédit au politique. La parole permet aux hommes de se dire les uns aux autres ce qui a du prix pour eux. Il n’y a pas de projet durable qu’élaboré dans un rapport de dialogue. La politique est donc un lieu essentiel de l’exercice de la parole. Là où le conflit n’est pas dit, là où la vérité est transformée ou cachée, là risque d’apparaître la violence. Le débat est ce lieu privilégié où des affirmations diverses, parfois adverses, sont travaillées les unes par les autres. Des positions se transforment, deviennent conscientes d’elles-mêmes. Dès lors, tout ce qui pervertit la parole, le mensonge, la corruption, les promesses non tenues ont des conséquences très lourdes. Et nous en sommes là aujourd’hui. Entre le « ras-le bol » de ceux qui n’y croient plus et se désintéressent de la vie publique, et ceux qui, pleins de colère, veulent renverser la table et se tourner vers les extrêmes, la marge de manœuvre est de plus en plus étroite pour relégitimer la parole publique.

Comment gérer l’opposition, la violence que porte tout combat politique ? Comment affirmer ses convictions en opposition à une société qui ne les comprend pas et n’en tient plus guère compte ? Les convictions sont nécessaires, mais comment les intégrer dans la discussion - elle aussi nécessaire et indispensable - et ne pas tomber éventuellement dans une posture antidémocratique ? Comment tenir une parole prophétique qui ne soit pas que du lobbying ou une opposition véhémente et stérile ? La parole échangée, les espaces de dialogue à privilégier, s’ils sont plus que jamais nécessaires et urgents, supposent infiniment de doigté, de souplesse, d’adaptabilité alors même que la tentation est celle du passage en force et du repli sur ses positions. Nous ne sommes plus en effet à une époque où les  débats, les affrontements même, se faisaient sur un socle de références culturelles, historiques, anthropologiques partagées. Aujourd’hui, - le débat autour du « Mariage pour tous » ainsi que toutes les questions éthiques sur le début ou la fin de la vie, l’ont bien montré -, il n’y a plus, ou de moins en moins, de vision anthropologique commune dans notre société. Tout semble discutable et à discuter. Toutes les positions veulent se voir écoutées, respectées, comme légitimes, à égalité. L’une des difficultés est d’arriver à parler et à être entendu dans une démocratie d’opinion dans laquelle tout – même l’anthropologie – est soumis au vote. On utilise les mêmes notions de part et d’autre mais sans y mettre les mêmes contenus, les mêmes réalités, les mêmes implications. On peut penser par exemple au mot de « dignité », souvent utilisé. Que d’appréciations différentes derrière ce mot…

Le politique va être sans cesse appelé à gérer des équilibres provisoires entre différents intérêts à un instant « T » de l’état de la société. Le problème bien sûr, c’est que le compromis, s’il est souvent un moindre mal qui permet malgré tout à l’immense majorité de vivre ensemble, est aussi perçu par les uns ou les autres, comme une solution insatisfaisante, allant trop ou pas assez loin, à mille lieux de l’affirmation d’une cause pure, et porteur de nouveaux affrontements. Le compromis, toujours suspecté de compromission, est ainsi ce qui, aux yeux de certains, contribue à dévaluer le politique. C’est mal comprendre ce que doit être véritablement le compromis, tâche indispensable et particulièrement noble du débat politique. Le vrai compromis est plus qu’un entre deux, simple résultat d’un rapport de force. C’est, à partir de positions différentes, entrer dans un vrai dialogue où on ne cherche pas à prendre le dessus mais à construire ensemble quelque chose d’autre, où personne ne se renie, mais qui conduit forcément à quelque chose de différent des positions du départ. Ce ne doit pas être une confrontation de vérités, mais une recherche ensemble, en vérité.

Dans les débats, parfois compliqués, de notre société, dire clairement ce qui semble bon pour la vie en commun est une responsabilité de chacun. Pour nous catholiques, nous ne pouvons rester indifférents à tout ce qui, d’une manière ou de l’autre, porte atteinte à l’homme. Cela signifie de l’intérêt pour les aspirations de nos contemporains, mais aussi une liberté intérieure qu’il faut savoir manifester avec le courage de l’Esprit même et surtout si elle est contraire aux discours ambiants et aux prêts-à-porter idéologiques de tous bords. Cet engagement peut prendre des formes différentes, à la mesure des enjeux, mais doit toujours être soutenu par un véritable respect pour ceux qui ne pensent pas de la même manière. S’il faut parfois donner un témoignage de fermeté, que celle-ci ne devienne jamais raideur et blocage. Elle doit être ferme proposition sur fond de patiente confiance que Dieu ne cesse d’avoir pour l’homme. La parole en société est toujours à relancer. Et les chrétiens, avec les autres, doivent veiller à la démocratie dans une société fragile et dure.

9.      Pour une juste compréhension de la laïcité

Si nous savons que le phénomène de la sécularisation a largement gagné et bousculé l’Europe occidentale, en faisant baisser l’influence des religions dans les sociétés, les choses sont encore un peu plus compliquées dans notre pays. On le voit bien, il est très difficile dans l’espace public de parler paisiblement de religion. Le fait religieux peine à trouver sa place dans la simple culture de l’individu et du citoyen. Plus encore, certains ont du mal à considérer que le religieux ait quelque chose de positif à apporter à la vie en société, et doutent que la religion soit un élément qu’on ne peut négliger pour la bonne santé du corps social.

Sur ce point, la laïcité dans notre pays est au cœur d’un débat, car chacun met des conceptions différentes derrière cette notion. Au sens strict et originel du terme, la laïcité signifie la séparation de l’institution religieuse et de l’institution politique. L’Eglise ne commande pas à l’Etat, l’Etat ne commande pas à l’Eglise. Et l’école publique, ouverte à tous, est indépendante de toute influence religieuse. Si la laïcité a effectivement réglé un certain nombre de problèmes dans le passé, il convient de voir comment elle peut être utile aujourd’hui pour résoudre nos problèmes contemporains.

Ce sujet est devenu un lieu de tension indéniable qui tient beaucoup au mouvement de réaffirmation des religions, particulièrement de l’islam, dans notre société. Une société où, de fait, les religions ne structurent plus la vie d’une majorité de la population. Notre pays est agité par un débat qui oppose les tenants d’une laïcité étroite qui voient dans toute religion un ennemi potentiel de la République et de la liberté humaine, et les partisans d’une laïcité ouverte qui considèrent la République comme la garante de la place des religions, de l’expression des convictions et des croyances, garante aussi de l’apport bénéfique qu’elles peuvent apporter à la vie de notre pays. La laïcité de l’Etat est un cadre juridique qui doit permettre à tous, croyants de toutes religions et non-croyants, de vivre ensemble. Elle ne doit pas dépasser son objectif en voulant faire de la laïcité un projet de société, qui envisagerait une sorte de neutralisation religieuse de cette société, en expulsant le religieux de la sphère publique vers le seul domaine privé où il devrait rester caché. Cette conception est néfaste pour la société. Elle ne respecte pas les personnes et engendre des frustrations qui vont conforter le communautarisme. Elle prive enfin la vie publique d’un apport précieux pour la vie ensemble. À un moment où la société française a besoin de se rassembler, il faut reprendre paisiblement ce débat en évitant de stériles instrumentalisations politiques.

Cette crise du politique dont nous venons de mettre en lumière quelques aspects ne doit pourtant pas être réduite à ce qu’elle a de plus sombre. Elle révèle, comme toute crise, des attentes et des ressources.

10.  Un pays en attente, riche de tant de possibles

Il est frappant de constater combien nos concitoyens aspirent, parfois confusément, à autre chose. Beaucoup se désolent de voir notre pays comme enlisé dans un état d’esprit qui ne permet pas de le voir retrouver élan et unité. Le désamour des Français pour la manière avec laquelle s’exerce la politique ne signifie pas pour autant un désintérêt pour les enjeux de la vie en société, mais plutôt l’aspiration à de nouvelles formes d’engagement citoyen[vii]. Retrouver la vraie nature du politique et sa nécessité pour une vie ensemble suppose de s’y disposer, de le choisir, de le permettre. Cela ne tombera pas du ciel ou par l’arrivée au pouvoir d’une personnalité providentielle. C’est le travail et la responsabilité de tous. Chacun à sa place constitue un élément du tissu national, et nous devons tous évaluer notre comportement. C’est à un changement d’attitudes et de mode de pensée qu’il faut nous rendre disponibles.

Notre pays est généreux mais il est en attente. Il est par exemple l’un des pays européens où la vie associative est la plus développée. Il a en son sein des capacités et des énergies qui voudraient pouvoir se libérer et se mettre au service de l’intérêt général. Pour cela, il est temps que notre pays se retrouve. Partout fleurissent des initiatives citoyennes, des désirs de parole (qu’il s’agisse des Veilleurs, des Cercles du silence, du phénomène des Nuits debout…). Elles sont parfois maladroites, inexpérimentées, instrumentalisées… mais elles manifestent toutes un désir de vivre et d’être écoutées. Elles sont souvent en rapport avec ce qui se cherche dans notre société autour de nouveaux modes d’existence. Sur le terrain du dialogue des cultures, nombreux sont les groupes et associations nouvelles, comme Coexister, qui travaillent avec énergie pour empêcher des oppositions et blocages culturels, et qui croient que la rencontre est non seulement possible mais féconde pour notre vie en société. Sur un autre plan, nous sentons bien que les enjeux écologiques et environnementaux sont en train de transformer en profondeur nos conceptions de la vie en société, et nous tournent vers des attitudes de simplicité, de sobriété, de partage. C’est bien ce que l’an dernier a voulu dire le Pape François dans sa lettre-encyclique Laudato siqui a eu un écho bien au-delà des catholiques. Il fait le lien entre crise sociale, crise écologique et crise spirituelle, appelant à repenser nos modes de vie en société. Ces mutations sont sans doute contraignantes mais sont pour un bien personnel et collectif durable, à condition de les porter et de les envisager ensemble. Là encore, nombreux sont ceux qui cherchent, expérimentent, se lancent dans de nouvelles manières de vivre.

Les nouvelles questions d’aujourd’hui nous obligent à réfléchir et agir. Elles peuvent se révéler une chance pour nous dire quelle société nous voulons. Sur tous ces sujets, il nous faut, à tous les niveaux, que nous reprenions le temps de la parole et de l’écoute pour éviter que le dernier mot ne reste à la violence.

Conclusion

Il y a de la tristesse dans notre pays aujourd’hui. Tristesse de se voir ainsi, et de ne pas arriver à se rassembler pour l’élan dont il est capable, alors même que les épreuves et les incertitudes demandent que nous nous retrouvions. Il y aussi le risque de ne plus voir notre vie en société que négativement, oubliant combien nous avons de la chance de vivre dans ce pays, et que beaucoup envient nos conditions de vie. Allons-nous continuer à nous désoler, à nous opposer, à ne plus croire à nos capacités, mais aussi à ne plus voir tout ce qui, le plus souvent silencieusement, fait de manière bonne et heureuse la vie de ce pays : le travail bien fait, la disponibilité auprès de ceux qui souffrent, la vie de famille…? Il y a beaucoup de richesse cachée dans les cœurs, et de l’espoir qui vient de l’action de beaucoup. Et pour nous chrétiens, il y a l’invincible espérance que nous donne le Christ d’une lumière qui l’emporte sur toutes les obscurités.

Alors, allons-nous encore laisser passer les années sans nous situer à hauteur des enjeux de responsabilité et de sens que la vie en commun nécessite ? Sommes-nous prêts à regarder les choses en face et à en tirer toutes les conséquences pour nos conduites personnelles et collectives ? Chacun, à son niveau, est responsable de la vie et de l’avenir de notre société. Cela demandera toujours courage et audace. Des qualités qui n’ont jamais déserté le cœur de notre pays.

Ces quelques réflexions qui sont loin d’être exhaustives veulent contribuer au débat et appellent à être discutées, prolongées, affinées. A partir de ce texte, nous voudrions vous inviter à prendre la parole, à échanger avec d’autres, y compris non-chrétiens, sur les enjeux de notre vie en société. Nous pensons que les vraies solutions aux problèmes profonds de notre époque ne viendront pas d’abord de l’économie et de la finance, si importantes soient-elles, ni des postures et gesticulations de quelques-uns. Elles viendront de cette écoute personnelle et collective des besoins profonds de l’homme. Et de l’engagement de tous.

 

[i] Concile Vatican II, Constitution Pastorale Gaudium et Spes sur l’Eglise dans le monde de ce temps, 1965, n°1.

[ii] Les Évêques de France, Pour une pratique chrétienne de la politique, Paris, Centurion, 1972.

[iii] Commission sociale de l’épiscopat, Politique : affaire de tous, La Documentation catholique, 1er décembre 1991.

[iv] Commission sociale de l’épiscopat, Réhabiliter la politique, Paris, Centurion, Cerf, Fleurus-Mame, 1999.

[v] Déclaration du Conseil Permanent de la Conférence des évêques de France : « 2017, année électorale : quelques éléments de réflexions »

[vi] Sondage CSA-La Croix, février 2016

[vii] Cf. le sondage Viavoice-La Croix, mai 2016 où 60 % des Français disent s’intéresser à la politique.