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07 septembre 2011

Introduction à Laborem exercens

Sur le travail humain

Philippe Laurent, Jésuite †

L’encyclique de Jean-Paul II sur « Le travail humain » (Laborem exercens) en date du 14 septembre 1981 se situe dans un double contexte évolutif – celui de la société, celui de l’Église – qui permet d’en mieux apprécier les enracinements, le sens, la portée.

Evolution de la société

En cette fin du XXe siècle, la société connaît des mutations profondes dans les formes du travail ; l’Église les constate et réfléchit à partir d’elles.

1. Les technologies les plus modernes, l’électronique en particulier, se sont introduites dans les processus du travail (informatique, télématique, microprocesseurs…) suscitant des transformations dans la production, dans les structures et les relations de travail ; transformations aussi considérables que celles de la Révolution industrielle au XIXe siècle. Elles exigent que l’on découvre les « nouvelles significations du travail humain et que l’on formule les nouvelles tâches qui, dans ce secteur, se présentent à tout homme, à la famille, aux nations particulières, à tout le genre humain et enfin à l’Église elle-même » (Laborem exercens, LE 2,1). Tâche d’Église, non par l’analyse scientifique des conséquences de ces changements, mais par le rappel de la relation fondamentale entre l’homme et le travail dans ces nouveaux contextes. De telles mutations supposent une adaptation des hommes dans leurs relations à la nature et à l’organisation, mais aussi dans les relations entre eux. L’Église entend prendre part à ces formulations.

2. L’encyclique « Le travail humain » rejoint l’ouverture décisive apportée par Populorum progressio (1967). La « question sociale », question ­concernant spécialement le monde ouvrier et traitée jusqu’ici dans le cadre national, prend aujourd’hui une dimension internationale, voire mondiale. Autrefois on mettait surtout en évidence le problème de la « classe », à une époque plus récente, on met au premier plan le problème du « monde » (LE 2,4). D’où, pour trouver des solutions, en particulier pour le chômage, un appel à la collaboration internationale, en signant des traités et des accords entre nations, et à l’action des Organisations internationales (LE 18,3).

3. Une autre évolution constatée (chapitre III) concerne les rapports entre le capital et le travail dans la phase actuelle de l’histoire. La situation conflictuelle, interprétée par Marx et Engels qui voyaient dans « la lutte de classes l’unique moyen d’éliminer les injustices de classes », a trouvé « son expression dans le conflit idéologique entre le libéralisme, entendu comme idéologie du capitalisme, et le marxisme, entendu comme idéologie du socialisme scientifique et du communisme ». Or dans les régions communistes où le système est en place, la dignité du travail n’est pas mieux respectée et garantie par la collectivisation des moyens de production. La solution préconisée par ces idéologies révolutionnaires est illusoire. Pour éclairer ces situations conflictuelles, il convient donc de revenir à une réflexion fondamentale sur l’homme au travail.

4. Enfin, l’encyclique est marquée par la montée inquiétante du chômage ; ce phénomène non plus conjoncturel ou cyclique, mais structurel et permanent, touche les pays industrialisés et plus encore les pays en développement. D’où l’importance donnée à l’emploi : il occupe la majeure partie du chapitre IV consacré aux « Droits des travailleurs ». Question internationale, elle aussi, où les responsabilités sont diverses, d’abord celles de « l’employeur direct », mais aussi, en raison des interdépendances multiples entre le travail et l’environnement de société, celles de « l’employeur indirect » (nouveau concept introduit dans l’encyclique).

Le contexte de l’église

« Le travail humain » marque le 90e anniversaire de l’encyclique sur « La condition des ouvriers » (Rerum novarum) de Léon XIII en 1891. Jean-Paul II se situe dans une succession d’anniversaires : pour le 40e, Pie XI écrit Quadragesimo anno ; pour le 60e, Jean XXIII, Mater et Magistra ; pour le 80e, Paul VI, Octogesima adveniens, sans oublier le Radio-message de Pie XII en 1941. La référence se fait aussi à la Constitution pastorale Gaudium et spes (1965) du concile Vatican II, et à l’encyclique de Paul VI « Le développement des peuples » (1967). Tout en assumant cet héritage officiel d’enseignement social de l’Église depuis un siècle, Jean-Paul II enracine, naturellement, sa réflexion dans l’Évangile. Il tire aussi parti de l’activité des différents centres de pensée et d’initiatives apostoliques concrets, en particulier des travaux des divers épiscopats et de la Commission pontificale « Justice et Paix », « avec ses Organismes correspondants dans le cadre des Conférences épiscopales » (LE 2,2). Il reprend donc un ensemble de travaux et d’expériences du Peuple de Dieu. Avec modestie, il déclare « Je veux le faire non pas d’une manière originale, mais plutôt en lien organique avec la tradition de l’enseignement et des initiatives de l’Église » (LE 2,1). Mais s’il prend le travail comme thème, « ce n’est pas pour recueillir et répéter ce qui est déjà contenu dans l’enseignement de l’Église, mais plutôt pour mettre en évidence le fait que le travail humain est une clé, et probablement la clé essentielle de toute la question sociale » (LE 3,2) ; car le travail, qui est l’une des caractéristiques qui distinguent l’homme du reste des créatures, constitue en quelque sorte sa nature même.

Le travail est aussi un fondement de la vie familiale et de la société nationale ; en même temps il est une expression du message chrétien ; et Jean-Paul II parlera de « l’évangile du travail » qui commence dès les premiers chapitres de la Genèse, et s’affirme dans « le Christ, l’homme du travail ».

La genèse du texte

À partir de cette vision d’Église, enrichie par les références aux textes ­bibliques et par l’apport de l’enseignement social antérieur, Jean-Paul II fait œuvre propre. Le texte de l’encyclique est marqué par sa personnalité. Il l’a médité et très certainement écrit lui-même pour la plus grande partie.

On y retrouve son style ample, parfois répétitif, procédant par élargissements successifs, avec des reprises pédagogiques pour articuler entre eux les différents chapitres. Pensée involutive qui, dans la traduction française, n’est pas toujours facile à saisir dans sa rigueur et dans son fond. Comme dans « Le Christ, rédempteur de l’homme » et dans « La miséricorde divine », c’est le même substrat philosophique ; il est plus proche d’une ontologie que d’une analyse utilisant les diverses sciences sociales (ici simplement énumérées).

L’encyclique est nourrie par une double expérience personnelle. D’une part, Jean-Paul II a connu, en Pologne dans sa jeunesse, le travail ouvrier dans des carrières de pierre, des usines chimiques, des aciéries. Il part de réalités concrètes et de solidarités vécues. Il n’hésite pas à dire : « Au cours de ma vie, j’ai eu la chance, cette grâce de Dieu, de découvrir ces vérités ­fondamentales sur le travail humain, grâce à mon expérience personnelle de travail manuel » ; et plus encore : « C’est à travers ses expériences propres de travail que le Pape – si j’ose dire – a appris de nouveau l’Évangile. »

D’autre part, Jean-Paul II a l’expérience de la vie en Pologne, son pays, où le régime communiste a mis en place des structures collectivistes de travail ; il évalue les résultats d’une socialisation extrême des moyens de production et dénonce les abus d’une centralisation bureaucratique et étatique. Les réflexions sur « Travail et propriété » (LE 14) sont imprégnées de ce qu’il a constaté en Pologne.

Plus directement encore, l’encyclique s’inspire des discours et homélies que Jean-Paul II a prononcés au cours de ses nombreux voyages lorsqu’il s’adressait spécialement aux travailleurs, industriels ou agricoles, rassemblés en Pologne, au Brésil, au Mexique, aux Philippines et, en France, aux travailleurs migrants. Au fur et à mesure de ses interventions, les mêmes thèmes ont été repris, précisés, modulés, constituant en quelque sorte des esquisses partielles de l’encyclique, rendant plus facile un texte de synthèse destiné à un public très large, puisque l’encyclique s’adresse à toute l’Église mais aussi à « tous les hommes de bonne volonté ».

Enfin Jean-Paul II donne à son texte un enracinement biblique et une ouverture théologique et spirituelle qui lui sont familiers. Déjà, en Pologne, il a beaucoup étudié et utilisé les premiers chapitres de la Genèse. Ici, pour le travail, il s’appuie sur les quelques mots « Soumettez la terre », « même si ces paroles ne se réfèrent pas directement et explicitement au travail » (LE 4,2) ; et il voit dans le travail humain une participation à l’œuvre créatrice de Dieu (LE 26). Situant le travail dans une vue christologique (Incarnation et Rédemption), il invite à méditer sur « le travail humain à la lumière de la Croix et de la Résurrection du Christ » (LE 24). C’est pourquoi le chapitre V « Éléments pour une spiritualité du travail » qui clôture l’encyclique, en réalité la fonde et l’élargit. C’est une tâche d’Église « de former une spiritualité du travail susceptible d’aider tous les hommes à s’avancer grâce à lui vers Dieu, créateur et rédempteur, à participer au plan de salut sur l’homme et le monde et à approfondir dans leur vie l’amitié avec le Christ ». Cette finale spirituelle est bien de Jean-Paul II ; sa parole part d’un mouvement intérieur de contemplation, et, au cours de ses voyages, il aime l’enraciner dans une eucharistie célébrée avec le Peuple de Dieu. Le texte, ou la parole, prend alors toute sa vérité.

Sans doute, par l’introduction de certains concepts nouveaux, comme ceux d’« employeur direct » et d’« employeur indirect », on repère des suggestions venues de l’extérieur, d’une ou l’autre lecture. Mais le texte ne se perd pas dans de telles précisions et distinctions. Dans son ensemble, il reflète un optimisme global, basé sur la foi chrétienne. Certes, il ne néglige pas les aspects austères du travail : « Tout travail, qu’il soit manuel ou intellectuel, est inévitablement lié à la peine » (LE 27,1) ; et il confirme que « la croix est indispensable dans la spiritualité du travail » (LE 27,5). S’il signale les conflits possibles nés du travail et les injustices existantes, il dégage surtout les aspects positifs du travail, expression de l’homme, de ses initiatives, de sa personnalisation ; source de vie familiale, de fraternité, créateur de communauté de personnes. C’est une formulation nouvelle sur le travail qu’il veut apporter. Il proclame « l’Évangile du travail ».

Structure et argumentations

L’encyclique est centrée sur un seul thème : le travail humain, comme l’indique le titre français ; ou mieux sur « l’homme au travail », pour être plus fidèle à la traduction du latin Laborem exercens homo. On rejoint là l’intuition première de toutes les réflexions de Jean-Paul II : l’homme, au centre de toutes choses et de toutes activités.

À partir de cette référence, l’encyclique éclate dans les dimensions les plus larges ; le panorama historique part des origines, de la création première, pour s’ouvrir sur des phases futures d’évolution « qui, pour une grande part, restent encore pour l’homme quasiment inconnues et cachées » (LE 4,3). Malgré les diversités de formes prises par le travail selon les époques et les civilisations et quelle que soit leur valeur objective, il y a un principe d’unité du travail ; sa relation à l’homme fonde sa dignité dans la multiplicité des formes qu’il revêt : travail libéral ou salarié, manuel ou intellectuel, agricole ou industriel, homme et femme (y compris la femme au foyer), handicapés et chômeurs ; le même mot englobe les activités de l’ouvrier, de l’employé, du cadre, du dirigeant, de l’enseignant, du chercheur. Toutes les diversités disparaissent au profit de l’unité du concept.

Dans cette vue très englobante, trois débats majeurs constituent l’architecture du document.

1. Le premier débat distingue, sans les séparer, deux aspects : le travail au sens objectif, la technique, et le travail au sens subjectif, l’homme sujet du travail. « C’est en tant que personne que l’homme est sujet du travail » (LE 6,2). C’est en tant qu’activité de l’homme que le travail a sa dignité. D’où la dénonciation de tout ce qui vient perturber la véritable hiérarchie des valeurs. Il en est ainsi dans la pensée économique et matérialiste, si le travail est considéré comme un simple instrument de production, selon sa valeur marchande. Au contraire, le travail est un bien de l’homme… Par le travail, l’homme non seulement transforme la nature, mais il se réalise lui-même et construit la société familiale et nationale ; trois sphères de valeurs où il est impliqué.

2. Le deuxième débat concerne les rapports entre capital et travail. Après un bref historique des situations conflictuelles au XIXe siècle (conflit socio-économique tournant au conflit idéologique) avec leur exploitation par la pensée marxiste, Jean-Paul II, dans la phase actuelle, dénonce les approches erronées de « l’économisme » et du « matérialisme ». Il affirme qu’on ne saurait opposer fondamentalement travail et capital, ni les hommes concrets désignés par ces concepts. Il y a cohérence par complémentarité, dans une vision à la fois théologique et humaniste.

Par ailleurs, Jean-Paul II donne un sens extensif au mot « capital ». Le capital désigne d’abord les investissements consentis dans les moyens de production ; il comprend aussi ceux qui disposent de ces moyens de production (propriétaires privés et autorités publiques collectives) ; au-delà, le capital englobe les technologies et les savoirs (toute la matière grise accumulée et à l’œuvre) et plus largement les ressources naturelles, le capital mis à la disposition de tous par le Créateur.

Ces perspectives permettent alors d’éclairer les rapports entre « travail et propriété » et de marquer les limites à la fois d’une socialisation du capital qui tendrait à une étatisation, et d’un droit exclusif de la propriété privée des moyens de production, considérée comme « un dogme intangible de la vie économique et qui négligerait ses responsabilités sociales » (LE 14,4).

3. Le troisième débat porte sur les droits de l’homme – thème cher à Jean-Paul II. Il précise les droits des travailleurs, dans ce triple domaine de ­l’emploi, du salaire et de la participation (rôle des syndicats).

Portée et influence

Attendue comme texte anniversaire de Rerum novarum – quoique retardée du 15 mai au 14 septembre 1981 en raison de l’attentat contre le Pape le 13 mai à Rome –, préparée par les discours et homélies des voyages, l’encyclique a été accueillie sans surprise. Travailleurs et syndicats ont apprécié qu’un texte pontifical soit centré sur ce qui fonde leur dignité et leurs actions, le travail, au lieu de partir de vues économiques et sociales plus générales. Certains ont regretté de ne pas retrouver les oppositions classiques et ­idéologiques prenant naissance dans les rapports du travail et engendrant la lutte des classes. Mais beaucoup ont apprécié que la question soit replacée dans un cadre historique évolutif, marquant qu’il n’y a pas d’incompatibilité de fond entre capital et travail, et que les solutions collectivistes ne donnent pas plus de satisfaction que les options libérales.

Les dirigeants d’entreprise se sont interrogés sur la valeur de la distinction entre « employeur direct » et « employeur indirect » et sur le partage des responsabilités, pour l’emploi, entre les pouvoirs publics, les syndicats, les entreprises, le tout dans des économies nationales ouvertes vers l’extérieur et en situation de crise durable.

Le vocabulaire, les formes de pensée, les approches philosophiques et théologiques, peuvent dérouter les lecteurs trop pressés. L’élargissement des concepts enrichit la vision et invite à dépasser ces cas concrets, mais il peut présenter un double risque : d’abord de perdre en précision ce que l’on gagne en extension ; ensuite de laisser place à des interprétations multiples qui privilégient une signification particulière au détriment du sens plénier. D’où une diversité possible de lecture de l’encyclique, selon la situation sociale, politique ou idéologique de chacun. Sans compter l’usage de courtes citations prises hors de leur contexte, alors qu’il convient de dégager les thèmes majeurs qui traversent tout le texte, avec un enrichissement par vagues successives. Une lecture souvent reprise apportera des aspects nouveaux.