Posée comme le deuxième grand jalon de l’enseignement pontifical moderne en matière sociale, l’encyclique du quarantième anniversaire de Rerum novarum (15 mai 1931) – comme l’indique son incipit latin – matérialise la trajectoire qui a ensuite, de décennie en décennie, maintes fois été ressaisie par les papes successifs. Valorisation voulue d’une tradition pourtant récente, cet acte pontifical a en lui-même une signification quasiment doctrinale qui ne sera pas démentie, mais confirmée par Mater et Magistra, Octogesima adveniens, Laborem exercens et Centesimus annus : le discours social de l’Église se prolonge en innovant, en s’adaptant pour répondre aux requêtes issues des situations qui évoluent, à la « question sociale » qui se transforme. C’est pourquoi tant les différences que les similitudes d’un document à l’autre peuvent être interprétées de façon légitime et féconde.
Quarante années après Rerum novarum, beaucoup de choses se sont passées dans l’ancien et le nouveau monde, notamment la Première Guerre mondiale et la Révolution russe, bouleversements qui ont précipité les évolutions économiques et sociales de la modernité. « L’ordre social » tout entier, on en a conscience, a subi cet ébranlement. D’où le thème de la nouvelle encyclique, élargi de la question ouvrière à « l’instauration de l’ordre social ». Les questions traitées sous ce titre officiel ont leur genèse dans cette histoire, mais elles sont saisies par Pie XI dans l’actualité de ce début des années trente.
Le contexte économique. La date restée célèbre du grand « krach » de Wall Street – 12-24 octobre 1929 – donne un repère significatif. Après plusieurs années de prospérité, la grande crise économique s’est abattue sur le monde industriel américain et, deux ans après, a ses répercussions en Europe. Des millions d’hommes sont au chômage. La guerre mondiale avait donné un sérieux coup de fouet à l’essor industriel en poussant à l’amélioration des méthodes et en conduisant les gouvernements à intervenir en organisateurs. Mais il y avait eu en Europe les ruines et, plus encore, dans les années vingt, des crises de reconversion, des concentrations industrielles. Dans le monde, la balance du dynamisme industriel a désormais basculé vers les États-Unis et le Japon.
Le contexte social est donc marqué, dans l’immédiat, par le chômage. Mais, depuis le début du siècle le syndicalisme ouvrier a connu dans le monde un essor : de 1914-1915 à 1920, ses effectifs sont passés en France de 600 000 adhérents à deux millions, en Grande-Bretagne de quatre à huit millions, en Allemagne de 800000 à deux millions et demi, aux États-Unis de deux à quatre millions. Il commence à s’étendre à de nouvelles catégories sociales, comme les fonctionnaires. Mais, à partir de 1920, ce syndicalisme est agité de très vifs débats allant jusqu’à des ruptures consommées entre les partisans de la ligne révolutionnaire et les réformistes. Pour la ligne réformiste ont opté, par souci de réalisme, les syndicats allemands, italiens, britanniques et américains. Ils se retrouvent au sein de la Fédération syndicale internationale. En revanche, le Parti communiste de l’Union soviétique propose le ralliement à l’Internationale syndicale rouge ; il a provoqué en 1921 la scission de la Cgt française et entraîné dans la ligne révolutionnaire la Cgtu. En France également la Cftc (Confédration française des travailleurs chrétiens), née en 1919, contribue à introduire un pluralisme syndical ; elle se retrouve, au plan international et d’abord européen, dans la Confédération internationale des syndicats chrétiens. Rappelons enfin que l’Organisation internationale du travail créée par le Traité de Versailles, intéresse les syndicats, notamment par le biais du Bureau international du travail que dirige activement Albert Thomas.
Du contexte politique, retenons seulement les aspects plus déterminants pour la question sociale. L’intervention de l’État, plus marquée qu’autrefois au plan économique, l’est surtout encore plus dans le champ social. C’est l’époque où, en Europe, des gouvernements forts vont prendre le pouvoir, sur des programmes qui affirment une volonté sociale. Chose faite en Italie avec le fascisme de Mussolini, qui vient en 1930 d’imposer son corporatisme d’État, qui enrégimente la jeunesse et organise de grands travaux, tout en proposant l’exutoire d’une grandeur nationale retrouvée. Au Portugal, Salazar accède au pouvoir, et Dollfuss en Autriche – tous deux catholiques qui se réclameront de la doctrine de Quadragesimo anno. Jugée déjà plus menaçante, la montée du national-socialisme se produit en Allemagne. Enfin, il ne faut pas oublier, malgré l’accalmie de 1929 à 1931, la persécution religieuse qui sévit au Mexique. Nous avons déjà noté l’influence internationale de l’Union soviétique, qui se fait sentir par le biais des divers partis communistes. Dans tout ce contexte, Pie XI mène, là où cela lui paraît possible, une politique de concordats avec les États : comme pour l’Italie avec les accords du Latran (1929) qui régularisent la situation de la Papauté, la paix politico-religieuse est pour lui une des conditions de la paix sociale.
L’évolution des idéologies sociales transparaît dans les différents projets politiques de droite et de gauche qui s’affichent socialistes, et qui ont pris ou vont prendre la voie autoritaire, voire totalitaire. Depuis le congrès de Tours, la distinction s’est clairement opérée entre les communistes et les autres tendances socialistes. Mais ces dernières restent divisées, en France comme en Allemagne, entre des perspectives théoriques soit violentes et révolutionnaires (Kautsky, Benoît Malon, Georges Sorel), soit plus morales et à tendances personnalistes (Jules Guesde, Henri de Man). Ce socialisme modéré a de quoi attirer certains catholiques sociaux. À l’autre extrême de la gamme idéologique, le néo-libéralisme a aussi ses penseurs aux États-Unis et en Europe : moins conservateurs que les anciens libéraux, ils critiquent farouchement tous les monopoles et, évidemment, le dirigisme économique. La concurrence de toutes ces doctrines qui proposent soit un ordre social soit une vision globale explique aussi le cadrage d’ensemble qu’annonce le titre de l’encyclique de Pie XI.
Parmi les effets positifs produits par Rerum novarum il faut compter, outre les réalisations sociales comme le syndicalisme chrétien, la stimulation des idées. Un de ses lieux importants fut en France la lignée des Semaines sociales. Mais, dans le monde, travaillent de nombreuses écoles de pensée sociale catholique, certaines organisant aussi leurs « semaines » : Italie, Espagne, Belgique, Angleterre, Chili, Yougoslavie… Elles communiquent entre elles. L’heure est à une véritable « science sociale catholique ». Sur des principes de base communs, des accents différents correspondent aux contextes régionaux et aux formes de l’expérience sociale. Deux de ces écoles marquent plus directement la rédaction de Quadragesimo anno.
Pie XI songeait à une encyclique sociale depuis le début de son pontificat. Quand il jugea le moment venu, il en confia une rédaction préparatoire au P. Von Nell Breuning, jeune jésuite allemand proche des milieux syndicaux de tendance libérale. Ce dernier s’inspira des enseignements de son collègue, le P. Gundlach, professeur à Rome. La partie plus théorique de Quadragesimo anno leur doit son inspiration. Mais le pape invita aussi le P. Desbuquois (Action populaire, France) et probablement d’autres experts à donner leur vision des questions sociales : vision plus circonstanciée qui se retrouve dans la troisième partie du texte. Le P. Müller (Belgique) fut sans doute l’ultime plume après sept ou huit rédactions intermédiaires.
Malgré les péripéties aujourd’hui connues de cette rédaction, Pie XI est bien l’inspirateur de l’encyclique. Très attentif aux évolutions sociales et à leur avenir, il a senti la nécessité de faire le point de façon précise. Il a voulu encourager et affermir le mouvement social catholique, et l’amplifier par l’appui d’une autre réalisation ecclésiale alors en pleine reprise : l’action catholique, que Quadragesimo anno mentionne plusieurs fois (rappelons que la JOC est née en Belgique en 1926). On peut noter aussi que, appuyée par des citations de Saint Paul, se dessine dans le texte une théologie du corps mystique, alors à l’ordre du jour. Quant à l’actualité proche pour le Pontife romain, on sait aujourd’hui que Pie XI ajouta de sa propre main un passage sur les corporations (98-103) qui, derrière son style très romain, contient une verte condamnation du corporatisme de Mussolini. Ce dernier marqua, dit-on, un vif mécontentement.
Quadragesimo anno s’ouvre par une première partie qui, tout en commémorant la première encyclique sociale, en évalue les fruits. Pie XI se réjouit de la dynamique du catholicisme social, ce mouvement où laïcs et prêtres ont développé une « science sociale catholique » et l’ont mise en œuvre. Il souligne ses effets au plan des mentalités (Quadragesimo anno, QA 25), mais aussi dans l’action des gouvernements pour développer un droit social ( QA 27-31) et surtout celle des intéressés eux-mêmes, notamment dans les associations et les syndicats ( QA 32-41). C’est ce mouvement même qui ouvre les questions nouvelles dont il faut traiter à présent.
La seconde partie, à dominante doctrinale, apporte une contribution fondamentale et des précisions sur la vie économique et sociale : le droit de propriété, les relations entre le capital et le travail, le relèvement du prolétariat, le juste salaire et finalement l’ordre social tout entier. Cette approche théorique, nous l’avons vu, correspondait aux tentatives de systématisation qui résultaient du passage de la réflexion sociale par les écoles et leurs professeurs. À son niveau propre, elle innove réellement, même si elle affirme prolonger Rerum novarum. Elle prend parti sur quelques débats soulevés entre catholiques.
D’une façon qui étonne aujourd’hui, c’est seulement en troisième place qu’arrive l’analyse des situations, au demeurant fort pertinente : les transformations du monde industriel et du système capitaliste, les évolutions du socialisme, l’état des mœurs. Ces trois chapitres mêlent, à vrai dire, l’analyse et le jugement éthique, et débouchent explicitement sur des options, tout en indiquant des remèdes : non à la dictature économique des monopoles, des cartels ou de l’État ; oui à la restauration d’une saine et libre concurrence sous la vigilance des pouvoirs publics ; non au socialisme, contradictoire avec le christianisme, oui à l’action sociale ; non à la « ruine des âmes » découlant de la déchristianisation de la vie sociale, oui à la rationalisation chrétienne de cette vie, appuyée sur la charité. La finale insiste sur le rôle de l’action catholique.
Dans les milieux non catholiques, l’accueil immédiat de ce document ample, ferme, parfois âpre, dérangeant les idéologies et fustigeant les pratiques, fut poli mais plutôt gêné. En revanche, les catholiques les plus engagés dans l’action sociale et apostolique saisirent immédiatement son importance et son sens, et Quadragesimo anno devint pour vingt ans (jusqu’à Mater et Magistra) leur véritable charte. Elle fut diffusée à des centaines de milliers d’exemplaires dans un pays comme la France, travaillée, commentée dans les innombrables cercles d’étude et réunions de militants. Avec le recul du temps, quelques thèmes vedettes semblent avoir acquis droit de cité non seulement dans l’Église, mais comme inspirateurs de l’évolution des législations sociales dans les pays démocratiques :
– l’humanisation du travail et de ses conditions – on se rappelle la phrase célèbre : « la matière inerte sort ennoblie de l’atelier, tandis que les hommes s’y corrompent et s’y dégradent » (QA 146) ;
– les éléments qui doivent constituer le juste salaire (QA 70-82) – « L’ouvrier ne doit pas recevoir en charité ce qui lui revient en justice » ;
– le principe de subsidiarité : les individus, puis les « corps intermédiaires » de toutes sortes doivent pouvoir prendre leurs responsabilités à leur niveau, et non se les voir aliéner par l’État – « Ce serait commettre une grave injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes » (QA 86).
– le rôle des associations et des syndicats, et notamment leur distinction d’avec l’État.
Certes, le caractère ambigu du corporatisme proposé par Quadragesimo anno, en dépit des réserves formulées à l’endroit de l’étatisme fasciste italien, a pu et peut encore servir de justification à des régimes autoritaires prétendant imposer leur voie pour réconcilier les classes antagonistes. Accueillant plus largement l’héritage du mouvement ouvrier, ni Mater et Magistra ni Laborem exercens ne reprendront la notion dans ce sens.
Quant aux conclusions dures sur le socialisme, même non marxiste – « Socialisme religieux, socialisme chrétien sont des contradictions » (QA 130) –, il faudra attendre les distinctions de Jean XXIII entre mouvements historiques et idéologies, et les règles de collaboration dans le dialogue de Paul VI (Octogesima adveniens) pour qu’elles puissent être officiellement dépassées.
Enfin, dans une vie sociale et économique devenue encore plus complexe, une encyclique sociale pourrait-elle aujourd’hui se risquer à entrer aussi loin dans le détail des choix à faire ? Cependant, les documents ultérieurs des papes et du Concile citent abondamment Quadragesimo anno, jalon fortement et définitivement planté d’une théorie en quête d’ouverture et d’adaptation aux réalités historiques.