Les résultats du premier tour de l’élection présidentielle ont engendré espoir pour les uns, déception pour les autres. Quelles que soient nos convictions, il nous faudra pourtant aller voter le 7 mai : pas question de rester, selon l’expression du pape François, « au balcon de la vie »1 ni de l’Histoire ! Le choix est désormais limité, mais c’est à travers lui que peut et doit s’exprimer notre liberté. L’abstention, dans notre système électoral, laisse le choix aux autres. Elle ne saurait donc être une solution2.
Cette décision met plus d’un catholique devant un dilemme : le programme d’aucun des candidats n’est compatible avec l'ensemble des valeurs de la doctrine sociale de l’Église. Pour ne citer que deux domaines sur lesquels se cristallisent souvent les oppositions : le libéralisme d'Emmanuel Macron sur les questions sociétales s’accorderait mal avec le souci de la famille que le Magistère affirme fortement ; le projet de Marine le Pen de lutter contre l'immigration et de donner la priorité aux Français s’opposerait frontalement à l'appel constant de l’Église à accueillir l'étranger. D’autres points sont préoccupants chez les deux candidats, à commencer par leur ignorance de la « conversion écologique » à laquelle Laudato Si’ nous a invités avec vigueur.
Quel que soit le candidat finalement élu, il devra entendre la « clameur » de celles et ceux qui se sont portés sur un vote radical. Le vote Front National exprime des craintes, des frustrations, parfois du désespoir, et également de profonds désirs de changement ; nous ne pouvons qu'appeler de nos vœux un gouvernement qui saura écouter tous les citoyens qui se sentent oubliés.
Mais nos réticences devant l’un et l’autre des candidats ne sont pas de même poids : la méditation de l’Évangile et l’attention à l'enseignement de l’Église nous interdisent de soutenir le Front National par notre vote, ni même par l’abstention. Si M Macron est élu, il sera temps, dès le 8 mai, de redire nos objections à son programme. Mais aujourd’hui, il y a urgence : on ne peut mettre sur le même plan ce qui structure l’ensemble du programme de Marine Le Pen (xénophobie, refus de l’étranger) et des points qui, si discutables soient-ils, pourront être contestés dans un processus démocratique ultérieur. Les questions bioéthiques sont cruciales car elles indiquent des choix anthropologiques qui façonnent une société ; mais elles ne peuvent être isolées d'autres questions vitales pour la démocratie, la paix et le bien commun qui sont les cadres dans lesquels une réflexion sociétale pourra se poursuivre.
Le Front National, porteur depuis ses origines d’une contestation des institutions mêmes de la démocratie, rend possible une dérive totalitaire. C’est le premier risque à prendre en compte : que pourrons-nous défendre de nos visions sociales et sociétales si le débat et les instances démocratiques sont mis à mal ? Si la liberté pour les associations de manifester leur solidarité avec des personnes en détresse (migrants par exemple) est restreinte, voire supprimée ? S’il faut dissimuler tout signe d’appartenance religieuse dans l’espace public ?
Aujourd’hui comme hier, l’Église ne cesse de mettre en garde contre les populismes, de droite comme de gauche. Anti-pluralistes, les populistes prétendent parler « au nom du peuple », dont ils se proclament les seuls représentants. Ils délégitiment tous les autres partis comme « corrompus », voire « pourris », « n’acceptent aucune opposition » et « attaquent toutes les institutions indépendantes »3. La tradition ecclésiale rappelle au contraire la nécessité du pluralisme et l’importance du libre jeu des « corps intermédiaires ». Le débat et la pluralité des opinions sont légitimes dans l'Eglise et la société (cf Gaudium et Spes, GS 43, 3)4. Entendons Jean Paul II nous mettre en garde : « L’histoire a démontré que, du nationalisme, on passe bien vite au totalitarisme et que, lorsque les Etats ne sont plus égaux, les personnes finissent, elles aussi, par ne plus l’être.»5
Malgré tous les efforts de « dédiabolisation » des partis extrémistes, l’Église invite donc à se méfier de leurs prétentions simplistes à tout refonder. Pouvons-nous, par exemple, rejeter dans son ensemble, sous prétexte d’imperfection, le projet européen qui a assuré une période de paix sans précédent dans nos pays ? Il mérite certes d’être réformé, mais, comme le rappelait le pape François en mai 2016, « les projets des Pères fondateurs, hérauts de la paix et prophètes de l'avenir, ne sont pas dépassés »6.
Le « bien commun » - ce « bien de tous et de chacun » qui doit orienter l’action des chrétiens et de tout homme de bonne volonté – est au cœur de la doctrine sociale de l’Église. Les papes ont précisé cette expression en invitant à viser le « bien commun universel » : au-delà du bien d’une société particulière, le « bien commun » doit être considéré aux « dimensions de la famille humaine toute entière » (Caritas in Veritate 7). Cette universalité interdit de prendre le bien de la nation comme critère ultime.
Tous les papes, depuis Jean XXIII, ont répété avec force que le refus de l’étranger est incompatible avec la fidélité à l’Évangile. La dignité d’une personne humaine, cœur de la doctrine sociale de l’Église, ne dépend pas de sa nationalité, de sa religion, de son statut juridique ni de la couleur de sa peau. Rappelant que les peuples du monde constituent une « famille humaine », Jean Paul II ira même jusqu’à évoquer un « principe de citoyenneté mondiale », dont il détaille ainsi les applications pratiques : « la condamnation du racisme, la protection des minorités, l'assistance aux réfugiés » (Message pour la Journée de la Paix, 1 janvier 2005).
Rappelant, à temps et à contretemps, que toute vie menacée doit être protégée, l’Église prend la défense du droit d’asile, exhortant « les nations mieux pourvues » à « accueillir autant que faire se peut l’étranger en quête de sécurité et des ressources vitales qu’il ne peut trouver dans son pays d’origine » (Catéchisme de l’Église catholique, n°2241).
Cette dignité est à respecter chez tout immigré, qu’il ait ou non des papiers. Le même pape Jean Paul II s’insurgeait ainsi en 1996 : « La situation d'irrégularité légale n'autorise pas à négliger la dignité du migrant, qui possède des droits inaliénables (…) Le problème est de savoir comment associer à cette œuvre de solidarité les communautés chrétiennes souvent gagnées par une opinion publique parfois hostile envers les immigrés (…) Lorsque la compréhension du problème est conditionnée par les préjugés et des attitudes xénophobes, l’Église ne doit pas manquer de faire entendre la voix de la fraternité »7.
A leur tour, les évêques français se sont exprimés à maintes reprises : l’Église « appelle les communautés locales à réfléchir et à agir pour venir en aide à ceux qui ont mis leur espoir, leur ultime espoir, dans le risque de l’immigration » et « soutient les femmes et les hommes politiques dans leur implication pour cette cause, même si elle n’est pas très rentable électoralement » (le Cardinal Vingt-Trois, discours d'ouverture de l'assemblée plénière des évêques de France à Lourdes, 1er avril 2008). Ils ont rappelé que la France et l’Europe ne peuvent rester sourdes aux cris des migrants : « A ce jour, peu de réfugiés sont venus en France. Un élan de générosité et de solidarité serait conforme à notre histoire et à notre foi chrétienne. Nous ne pouvons pas renvoyer l’image d’une Europe repliée sur elle-même et sur ses seuls intérêts » (Mgr Pontier, discours d'ouverture de l'assemblée des évêques de France à Lourdes, 15 mars 2016).
Voilà pourquoi aucun candidat affirmant une priorité nationale au détriment de la fraternité ne saurait gagner notre approbation, ni active ni passive.
Défendre la famille nous importe ; mais ce souci ne se limite pas aux questions bioéthiques. Un projet politique qui remet radicalement en cause le droit au regroupement familial peut-il se prétendre en faveur de la famille ? En 2006, les responsables des Églises chrétiennes de France avaient tenu à écrire au Premier ministre d’alors, pour s’élever contre le durcissement des conditions du regroupement familial8. Comme le rappelle Jean-Marie Andrès, président des Associations familiales catholiques, «on ne peut faire d’un aspect du programme le seul critère de discernement. Le chômage, le logement, la dette publique… sont autant d’enjeux pour la vie des familles »9
L’espérance qu’offre la foi chrétienne nous invite à l’ouverture, non au repli. La doctrine sociale de l’Église offre quelques critères de discernement précis pour notre choix du 7 mai. Il nous faudra ensuite rester vigilants et actifs. Notre engagement à construire une société juste et fraternelle devra se poursuivre bien au-delà des élections. Mais comment cela sera-t-il possible si nous ne faisons pas aujourd’hui le geste qui peut préserver les bases mêmes de notre démocratie et les conditions concrètes de cet engagement ?
2 « Tous et chacun ont le droit et le devoir de participer à la politique » et, même « les accusations d’arrivisme, d’idolâtrie du pouvoir, d’égoïsme ou de corruption, tout comme l'opinion assez répandue que la politique est nécessairement un lieu de danger moral » ne sauraient justifier « ni le scepticisme ni l'absentéisme des chrétiens pour la chose publique » (Jean Paul II, Exhortation post-synodale sur la vocation et la mission des laïcs dans le monde, n° 42, 30 décembre 1988)
3 Jan-Werner Müller, « L’essence du populisme c’est l’anti-pluralisme », La Croix, 5 avril 2017.
4 « Fréquemment, c’est leur vision chrétienne des choses qui inclinera [les laïcs] à telle ou telle solution, selon les circonstances. Mais d’autres fidèles, avec une égale sincérité, pourront en juger autrement (…) personne n’a le droit de revendiquer d’une manière exclusive pour son opinion l’autorité de l’Église »
5 Jean Paul II, Discours aux membres du corps diplomatique accrédité près le Saint-Siège pour la présentation des vœux pour la nouvelle année, n°7, 15 janvier 1994.
6 « Le pape François pousse l'Europe à oser un changement radical », <Le Monde.fr>, 6 mai 2016, consulté le 24 avril 2017.
7 Jean-Paul II, Message pour la Journée Mondiale des Migrants de 1996.
8 Lettre des responsables des Églises catholique, protestantes et orthodoxe de France au Premier ministre, le 25 avril 2006, in La documentation catholique, 21 mai 2006, p 480.
9 Cité par Bernard Gorce, « L'engagement politique risqué de la Manif pour tous », La Croix, Jeudi 27 avril 2017.