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03 décembre 2012

Subsidiarité

Bertrand Hériard , Jésuite, ancien directeur du Ceras et de la revue Projet

Subsidiarité ©Ron Mader / Flickr

Principe de philosophie politique à la base de tous les fédéralismes, le principe de subsidiarité recommande que les décisions soient prises au plus près des parties prenantes. Un plus grand groupe n'intervient que pour suppléer les fonctions qui dépassent les possibilités d'un petit groupe.

Au moment où la mondialisation est devenue un phénomène irréversible, les États-nations semblent dépassés par la concentration des pouvoirs économiques. Comment nos démocraties, qui sont nées d’une pratique locale, peuvent-elles prendre en charge des problèmes globaux comme la crise écologique, la crise systémique de la finance mondiale et la crise sociale qui en découle ?

Sur ces questions, Benoît XVI a réaffirmé l’actualité du principe de subsidiarité : « L’articulation de l’autorité politique au niveau local, national et international est, entre autres, une des voies maîtresses pour parvenir à orienter la mondialisation économique. C’est aussi le moyen d’éviter qu’elle ne mine dans les faits les fondements de la démocratie. » (Caritas in veritate, CV 41) Quelle est l’origine du principe de subsidiarité ? Quel est le fondement d’un tel principe ? Quelle en est la portée politique ? Ces trois questions vont structurer les trois parties de cet article.

Une origine hybride

Le Moyen-Âge n’accorde au pouvoir politique qu’un rôle de pacification et d’unification, les différents groupes qui composent la société étant par eux-mêmes très structurés : famille dans la paroisse, corporation dans la municipalité, villes dans l’empire… avec un sens organique théorisés par les théologiens, en particulier saint Thomas dans la ligne d’Aristote. « L’Église supplée aux carences les plus voyantes, jouant dans la plupart des sphères sociales le rôle de secours qui sera confié plus tard à l’État (…). Elle est donnée par certains auteurs pour susceptible d’intervenir légitimement dans le pouvoir politique, si le prince de l’heure se trouve incapable et défaillant »1.

Le concept de suppléance, qui attribue des compétences spécifiques aux différentes autorités, apparaît au XVIIe siècle à la fois chez Althusius et chez Locke. Le premier, théologien calviniste puis Syndic d’Emden, justifie la société organique du Moyen-Âge en s’appuyant sur le droit germanique qui protège les municipalités dans le Saint Empire. Le second, un temps secrétaire du Board of Trade, décrit une société individualiste à l’image des propriétaires anglais engagés dans des relations économiques. Les deux penseurs défendent la liberté face à l’autorité et posent la primauté des corps intermédiaires face à l’État naissant. « La société individualiste de Locke engendrera l’idée de suppléance des libéraux classiques. Tandis que la société organique d’Althusius fournira le fondement de l’État subsidiaire des catholiques sociaux et, plus loin, d’une manière toute différente, des ordo-libéraux du XXe siècle »2.

Un principe de droit constitutionnel

L’idée de suppléance fut la pierre d’angle de tous les fédéralismes, les entités autonomes ne déléguant que les problèmes qu’elles n’arrivent pas à régler à leur niveau. En Suisse, les cantons signent un pacte en 1291 pour se défendre de la domination habsbourgeoise. En Amérique du Nord, les colonies s’unissent en 1643 puis en 1684 pour repousser le danger indien et faire face à la concurrence hollandaise. Dans la pensée politique européenne, l’idée d’un État subsidiaire est portée par le courant solidariste puis personnaliste. En Allemagne, après la seconde guerre mondiale, le concept devient le pivot autour duquel les libéraux et les socialistes parvinrent à un consensus pour répartir les compétences entre le Bund et les Länder3. En 1992, le principe de subsidiarité est repris explicitement dans le traité de Maastricht :

« Dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, la communauté n’intervient, conformément au principe de subsidiarité, que si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau communautaire. »4

Le discours social de l’Église catholique

Le concept de subsidiarité apparaît dans Rerum novarum (1891) au moment où les catholiques sociaux demandent l’intervention de l’État sur les questions sociales engendrées par une industrialisation rapide5. Il est systématisé par Pie XI dans Quadragesimo anno dans le contexte de la montée des fascismes6.

« Il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. » (QA 86)

Dans le contexte de la guerre froide, ce principe est étendu au niveau international par Jean XXIII dans Pacem in terris (1963) sous deux conditions : l’accord unanime des nations (PT 138) ; la protection des droits de la personne (PT 139). En d’autres termes, Jean XXIII propose clairement la constitution d’une autorité publique de compétence universelle en ajoutant : « Il n’appartient pas à l’autorité de la communauté mondiale de limiter l’action que les États exercent dans leur sphère propre, ni de se substituer à eux. Elle doit au contraire tâcher de susciter dans tous les pays du monde des conditions qui facilitent non seulement aux gouvernements mais aussi aux individus et aux corps intermédiaires l’accomplissement de leurs fonctions, l’observation de leurs devoirs et l’usage de leurs droits dans des conditions de plus grande sécurité. » (PT 141)

Un fondement critique

L’écart entre la formulation négative du traité de Maastricht et celle plus positive de la doctrine catholique touchent aux fondements du principe sur lesquels il nous faut réfléchir maintenant.

Remarquons que les papes en ont toujours fait une utilisation critique. Léon XIII introduit ce principe au moment où le capitalisme triomphant traite les ouvriers comme des marchandises et leur enlève tout droit de coopérer et de se syndiquer. Pie XI le systématise à l’époque de la montée des nationalismes. Il aurait même ajouté de sa propre main des paragraphes (QA 98-103) qui auraient vivement mécontenté Mussolini. Jean XXIII en étend le champ au plus fort de la guerre froide. Quant à Benoît XVI, il rappelle le lien indissoluble avec la solidarité à un moment où l’État providence se sent menacé : « Le principe de subsidiarité doit être étroitement relié au principe de solidarité et vice-versa, car si la subsidiarité sans la solidarité tombe dans le particularisme, il est également vrai que la solidarité sans la subsidiarité tombe dans l’assistanat qui humilie celui qui est dans le besoin »7

Ce faisant, les papes respectent-ils la séparation de l’Église et de l’État qu’ils ont mis tant de temps à admettre ? Sont-ils cohérents avec Paul VI qui affirme que « L’Église ne prétend aucunement s’immiscer dans la politique des États » (PP 13) ? Mais s’ils interviennent, c’est d’abord au nom du respect de la dignité humaine, principe fondamental qui traverse et dépasse le discours social de l’Église. Si dans la vision aristotélicienne, le grand groupe est le garant du bien commun, dans la vision chrétienne, la dignité de la personne humaine passe avant le principe de cohésion : « Le gouvernement a pour but d’assurer, d’accroître et de conserver la perfection des êtres dont il a la charge »8. Cette capacité de l’homme est relationnelle : à l’image de Dieu, l’homme est capable d’aimer, c’est-à-dire d’entrer en relation.

Une portée politique

En effet, la critique ne peut rester au niveau des principes : pour être entendue et respectée, ne doit-elle pas révéler sa portée politique ? Les papes adressent leurs lettres à des communautés : les évêques, les prêtres, les fidèles laïcs, sans oublier tous les hommes de bonne volonté… Léon XIII rendait hommage à l’immense travail des catholiques sociaux, et sa lettre a justifié leurs engagements, en particulier dans le syndicalisme chrétien. Pie XI faisait écho aux multiples réalisations des corps intermédiaires (coopératives, syndicats, mutuelles…) et sa lettre légitime leur action. Jean XXIII soutenait les jeunes Églises du tiers monde au moment où s’accéléraient les processus de décolonisation. Bref, le discours social a une portée politique et il est reçu comme tel par de nombreux chrétiens, ou renouvelant leur volonté de contribuer au bien commun.

« Au fondement, qui est la dignité humaine, sont intimement liés le principe de solidarité et le principe de subsidiarité. En vertu du premier, l’homme doit contribuer avec ses semblables au bien commun de la société, à tous les niveaux (…) En vertu du second, ni l’État ni aucune société, ne doivent jamais se substituer à l’initiative et à la responsabilité des personnes et des communautés intermédiaires au niveau où elles peuvent agir… »9

En partant de ce fondement, le cardinal Ratzinger réaffirme l’intuition paulinienne de l’égalité de tous devant Dieu (Col 3,11). La passion de l’égalité ouvre une tâche démocratique : critique du pouvoir ambiant et de sa tentation d’être idolâtré ; force de proposition qui assume la construction du bien commun en commençant par le bas de l’échelle sociale et la structure la plus élémentaire – la famille au sein d’autres collectifs, la commune dans l’intercommunalité, la région dans l’État, les États par rapport à une autorité mondiale devenue de plus en plus nécessaire. Parce qu’il respecte les petits, le principe de subsidiarité se fait devoir de non-ingérence, parce qu’il les invite à participer à la définition du bien commun, il défend une vision démocratique de l’État.

Mais, pour être reconnu, le principe de subsidiarité a besoin que les trois domaines de pertinence que nous avons traversés se renforcent mutuellement. Comment peut-il devenir une doctrine s’il n’est pas expérimenté aussi par les chrétiens, y compris dans leurs Églises10 ? Comment peut-il demeurer critique si les chrétiens ne dénoncent pas l’autocélébration de tous les pouvoirs au mépris des plus démunis ? Comment peut-il avoir une portée politique, s’il n’est pas porté concrètement par les chrétiens et les hommes de bonne volonté, là où ils travaillent ?

En faisant de la personne humaine un principe inconditionnel, en multipliant les initiatives de suppléance, les chrétiens donnent voix à un principe politique qui déborde l’Église.

1  Chantal Delsol, L’État subsidiaire, Puf, 1992, Archives Karéline, 2010, p. 45.

2  Ibid, p. 60.

3  « Les législateurs allemands ont par le passé reculé devant une énonciation nominale du principe à cause de sa connotation confessionnelle, notamment lors de la convention de Herrenchiemsee, au moment de la rédaction de la constitution. ». Chantal Delsol, L’État subsidiaire, Puf, 1992, Archives Karéline, 2010, p. 216.

4  Traité sur l’Union européenne 92/C 191/01, Article 3B.

5  On notera l’influence, entre autres personnes, de Mgr Von Ketteler - dont la vision sociale ressemblait sur plusieurs points à celle d’Althusius – du néo thomiste Tapparelli et du cardinal Gibbons – les Américains ont une longue expérience de la répartition verticale du pouvoir.

6  « L’objet naturel de toute intervention en matière sociale est d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber » QA 87.

7  Cette règle de caractère général doit être prise sérieusement en considération notamment quand il s’agit d’affronter des questions relatives aux aides internationales pour le développement. CV 58.

8  Contra Gentiles, III, Ch. 71.

9  Joseph Ratzinger, Instructio de libertate christiana et liberatione, 22 mars 1986, AAS 79 (1987) 554-599.

10  Pie XII a introduit le débat sur la subsidiarité dans l’Eglise catholique en parlant de QA devant les nouveaux cardinaux : « Toute activité est subsidiaire par sa nature : elle doit servir de soutien pour les membres du cops social, et ne jamais les anéantir ni les absorber. (…) Paroles vraiment éclairantes, qui valent pour la vie sociale à tous les niveaux, et aussi pour la vie de l’Église, sans préjudice de sa structure hiérarchique » (AAS., 38, 1946, p. 145). Si le devoir de non-ingérence est inscrit dans le Code de droit canonique de 1983, la subsidiarité est un principe fondateur pour les protestants.

Pour aller plus loin

Voir deux autres articles de B. Hériard sur le site :

« Ordonnances : légitimité ou subsidiarité ? »

« Subsidiarité et solidarité »