Si le principe de la « destination universelle des biens » s’enracine dans la tradition la plus ancienne, c’est la formulation qu’en donne Vatican II qui est aujourd’hui le plus communément citée : « Dieu a destiné la terre et tout ce qu'elle contient à l'usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité » (Gaudium et Spes, GS 69, 1).
La préférence donnée à cette formulation ne vient pas seulement du fait qu’elle bénéficie de l’autorité du Concile, mais aussi de la netteté du lien qu’elle établit entre une vérité de foi et une préoccupation éthico sociale très concrète. Ce texte relie en effet :
Le fait que le socle théologique et l’exigence éthico-politique soient ainsi liés dans une même phrase souligne combien ils sont indissociables : la foi au Dieu créateur de tout bien ne peut se dissocier de la responsabilité confiée aux hommes de faire « affluer entre les mains de tous » les biens de la création. L’affirmation se présente ainsi à la fois comme un critère permettant de juger de la « justice » de telle ou telle situation historique concrète et comme une incitation à agir pour que soit respectée cette « justice ».
Il importe de remarquer que, pour Vatican II, les biens de la création sont destinés non seulement à « tous les hommes » mais aussi à « tous les peuples ». C’est là un ajout original, qui confère au principe de destination universelle des biens une dimension quasi politique. Cette mention, absente dans les formulations antérieures, ne sera guère reprise par la suite.
Dans le Discours social catholique, il n’y a, avant Vatican II, que deux papes dont les réflexions sur ce sujet retiennent l’attention : Léon XIII et Pie XII. C’est dans le contexte polémique d’une argumentation contre « la proposition socialiste de supprimer la propriété privée » que Léon XIII évoque « le fait que Dieu a donné la terre au genre humain pour qu’il l’utilise et en jouisse » (Rerum novarum, 7,1). Un tel contexte indique clairement l’objectif de Léon XIII dans ce passage : réfuter ceux qui prétendent tirer de ce « fait » un argument contre la « légitimité de la propriété privée ». La suite du texte confirme d’ailleurs bien qu’il s’agit là d’un débat entre propriété privée et propriété collective : « Si l’on dit que Dieu l'a donnée [la terre] en commun aux hommes, cela signifie non pas qu'ils doivent la posséder confusément, mais que Dieu n'a assigné de part à aucun homme en particulier. Il a abandonné la délimitation des propriétés à la sagesse des hommes et aux institutions des peuples ». On voit que la visée qui sera essentielle pour le Concile - faire en sorte que ce principe se traduise dans la réalité socio-économique -, ne l’est pas pour Léon XIII, qui juge la situation à cet égard satisfaisante, du fait que « la terre ne laisse pas de servir à la commune utilité de tous, attendu qu'il n'est personne parmi les mortels qui ne se nourrisse du produit des champs ». Etrange argument, qui réduit l’accès aux biens de la création à la seule question de l’accès à la nourriture…
Chez Pie XII, le texte pertinent se trouve dans le « radio-message » qu’il publie le 1er juin 1941 (jour de la Pentecôte), à l’occasion du 50e anniversaire de Rerum novarum, pour traiter des trois « valeurs fondamentales» sur lesquelles repose la vie économique et sociale. Avant de traiter du travail et de la famille, le texte s’attarde sur « l’usage des biens matériels ». Pour développer ce point, Pie XII reprend ce qu’il avait écrit peu avant, dans l’encyclique Sertum laetitiae adressée le 1er novembre 1939 à l’épiscopat des États-Unis : déjà, il y présentait comme une «imprescriptible exigence » que «les biens créés par Dieu pour tous les hommes soient également à la disposition de tous, selon les principes de la justice et de la charité » (Radio-message, 12, citant Sertum laetitiae, 34). On remarque la similitude de cette formulation avec celle que reprendra le Concile 24 ans plus tard. Mais il y a une différence notable concernant ce qui fonde ce « droit originaire à l’usage des biens matériels » : cela ne relève pas du registre théologique pour Pie XII, qui ne mentionne qu’incidemment le fait que ces biens sont « créés par Dieu », et insiste plutôt sur la « nature » comme fondement de ce droit : «Tout homme, en tant qu’être vivant doué de raison, tient en fait de la nature le droit fondamental d’user des biens de la terre » (Radio-Message 13).
Si nettes que soient les affirmations de Pie XII - reprise par Jean XXIII dans Mater et Magistra (43) - puis du Concile – citée par Paul VI dans Populorum Progressio (22) – concernant la « destination universelle des biens », il ne semble pas qu’on y voie déjà un des « principes » fondamentaux de la doctrine sociale catholique, au même titre par exemple que la dignité de la personne humaine. Il reviendra à Jean-Paul II de franchir ce pas, d’abord au détour d’une phrase dans Laborem exercens (14, 4), puis très explicitement dans Sollicitudo rei socialis, où il présente comme «principe caractéristique de la doctrine sociale chrétienne » la conviction que « les biens de ce monde sont à l’origine destinés à tous » (SRS 42), un « principe » auquel il fera maintes références par la suite. Depuis lors, toutes les présentations systématiques de la doctrine sociale de l’Eglise incluent la destination universelle des biens dans la liste de ses principes fondateurs. C’est notamment le cas du Compendium en son chapitre IV.
Si l’on prête attention aux contextes dans lesquels est présenté ce principe, on note qu’il s’agit toujours de développements ou de controverses sur le droit de propriété. Cela se vérifie dans tous les textes que l’on vient d’évoquer, de Léon XIII à Jean Paul II, en passant notamment par Gaudium et Spes, où, juste après l’énoncé du principe rappelé ci-dessus, on lit ce développement: « Quelles que soient les formes de la propriété, adaptées aux légitimes institutions des peuples, selon des circonstances diverses et changeantes, on doit toujours tenir compte de cette destination universelle des biens. C'est pourquoi l'homme, dans l'usage qu'il en fait, ne doit jamais tenir les choses qu'il possède légitimement comme n'appartenant qu'à lui, mais les regarder aussi comme communes : en ce sens qu'elles puissent profiter, non seulement à lui, mais aussi aux autres. »
On comprend pourquoi Baudoin Roger, dans l’article « propriété » du présent site, après avoir rappelé que la doctrine sociale de l’Église met deux limites au droit de propriété, précise que l’une des deux est celle qu’impose le principe de « destination universelle des biens ». On ne saurait donc parler de deux principes de même niveau, entre lesquels il faudrait trouver une sorte de compromis : tous les textes, sauf Rerum novarum, qui traitent du rapport entre les deux affirment nettement que la destination universelle des biens doit prévaloir sur le droit de propriété. C’est très clair dans Populorum progressio (22), où Paul VI, s’appuyant sur la formulation conciliaire, précise que «tous les autres droits, y compris ceux de propriété et de libre commerce, y sont subordonnés » et invoque, à l’appui de cette affirmation, les « grands théologiens », notamment Saint Ambroise : «Ce n’est pas de ton bien que tu fais largesse au pauvre ; tu lui rends ce qui lui appartient. Car ce qui est donné en commun pour l’usage de tous, voilà ce que tu t’arroges. La terre est donnée à tout le monde, et pas seulement aux riches » (Popularum Progressio, 23). En citant ainsi un « Père de l’Église » du Ve siècle, Paul VI montre bien que ce principe s’enracine dans la plus ancienne tradition et n’a rien d’une innovation récente.
Jean Paul II est tout aussi explicite : « La tradition chrétienne n'a jamais soutenu ce droit [de propriété] comme un droit absolu et intangible. Au contraire, elle l'a toujours entendu dans le contexte plus vaste du droit commun de tous à utiliser les biens de la création entière : le droit à la propriété privée est subordonné à celui de l'usage commun, à la destination universelle des biens » (Laborem exercens, 14). Il reprendra même, dans Sollicitudo Rei Socialis (42), l’expression imagée de l’« hypothèque sociale » pesant sur la propriété qu’il avait d’abord utilisée en 1979 dans un de ses discours au Mexique.
Si la destination universelle des biens limite et encadre le droit de propriété, ne pensons pas que leurs relations soient forcément conflictuelles. Ils se soutiennent plutôt l’un l’autre. Ainsi, pour Pie XII, cité par Jean XXIII (Mater et Magistra 114), c’est le droit de propriété qui devrait lui aussi devenir universel pour que soit respecté le « droit à l’usage des biens de la terre ». Il estime en effet que ce droit se traduit par « l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous » (Radio-message du 24 décembre 1942). Et, pour Jean XXIII, il importe de ne pas présenter la « fonction sociale » de la propriété comme une sorte de charge qui lui serait imposée par un principe extérieur ; elle fait partie de sa définition même, car « la fonction sociale de la propriété privée (…) s’enracine dans la notion même du droit de propriété » (Mater et Magistra 120).
Comme les autres principes du discours social catholique, celui de la destination universelle des biens intervient pour éclairer divers jugements sur des questions particulières où se joue sa mise en œuvre dans les réalités sociales et économiques : faire que les biens de la création affluent effectivement entre les mains de tous. On retiendra ici trois exemples de cette mise en œuvre sur des dossiers précis.
Le Concile Vatican II consacre, dans Gaudium et spes (71, 6), un assez long développement à la question éthique et politique que pose l’existence, dans certains pays pauvres, de « domaines ruraux étendus et même immenses, médiocrement cultivés ou mis en réserve à des fins de spéculation ». Mais la critique des pères conciliaires porte surtout sur les injustes conditions de salaire, de travail et de logement imposées aux employés de ces « latifundia ». Pour justifier une éventuelle réforme agraire (qui devrait « répartir les propriétés insuffisamment cultivées au bénéfice d’hommes capables de les faire valoir »), c’est le « bien commun » qu’ils invoquent, non le principe de destination universelle des biens.
Celui-ci sera, en revanche, au cœur de l’argumentation développée en 1997 par le Conseil pontifical Justice et Paix (alors présidé par le cardinal Etchegaray) dans un important document intitulé « Pour une meilleure répartition de la terre, le défi de la réforme agraire ». Après avoir décrit la situation des latifundia dans ses divers aspects, le Conseil pontifical se réfère à Vatican II pour déclarer : «Pour la doctrine sociale, le processus de concentration de la propriété de la terre est considéré comme un scandale car il s'oppose nettement à la volonté et au dessein salvifique de Dieu, dans la mesure où il nie à une très grande partie de l'humanité le bénéfice des fruits de la terre» (27). On mesure le chemin parcouru depuis Quadragesimo anno, où l’on pouvait lire à peu près le contraire : « Il est faux d’affirmer que le droit de propriété est périmé et disparaît par l’abus qu’on en fait ou parce qu’on laisse sans usage les choses possédées » (Quadragesimo Anno, 53).
Lorsque, dans les débats concernant les politiques migratoires, les autorités catholiques défendent des positions d’ouverture, elles fondent leur position en invoquant leur devoir de défendre la dignité humaine ou la liberté de circulation (que les États ont le droit de réguler, disent-elles, mais seulement pour « des raisons graves relevant du bien commun »). Il arrive cependant que le principe de destination universelle des biens de la terre soit évoqué aussi pour porter un jugement, non pas sur telle ou telle situation particulière, mais sur le phénomène de la migration comme tel. C’est le cas de Pie XII, qui, dans Exsul familia (1952), présente ainsi l’«objectif naturel» de la migration : elle permet « la distribution la plus favorable des hommes sur la surface de la Terre cultivée ; cette surface que Dieu a créée et préparée pour l’usage de tous ». Intéressante innovation que cette introduction de la notion de « surface de la Terre», qui donne une dimension géographique inédite à l’exigence de destination universelle des biens : si les biens de la terre ne sont pas disponibles chez eux en quantité suffisantes, les hommes ont en quelque sorte le droit d’aller les chercher ailleurs, partout sur la surface de la terre.
Le plus récent document magistériel sur la question, Erga migrantes, promulgué par Jean Paul II en 2004, invoquera le même principe, mais en construisant le raisonnement à sens inverse : partant du constat que des populations sont contraintes à la migration, le pape en déduit qu’une des raisons en est la mauvaise répartition des biens de la terre; la conclusion s’impose logiquement : pour réduire l’incitation à la migration, il faut une « répartition plus équitable » de ces biens, ce qui exige « la recherche d’un nouvel ordre économique international ».
Autres conclusion, plus difficile à faire entendre par les peuples nantis : tant que subsiste cette très inégale répartition des biens destinés par Dieu à tous, les pays pourvus de ces biens ont le devoir d’accueillir les personnes qui viennent y chercher les « ressources vitales » qui manquent chez elles ; ce devoir est formulé en ces termes par le catéchisme de l’Église catholique (article 2241): «Les nations mieux pourvues sont tenues d’accueillir autant que faire se peut l’étranger en quête de sécurité et des ressources vitales qu’il ne peut trouver dans son pays d’origine ». La doctrine catholique ne récuse pas le droit des États à exercer leur souveraineté en matière de régulation des flux migratoires (à condition que ce soit en vue du « bien commun » et pour aucune autre raison), mais elle considère ce droit comme second par rapport au droit reconnu à tout homme d’avoir accès aux « ressources vitales ». C’est ce que rappelle par exemple Mgr Luis Morales Reyes, président de la conférence épiscopale du Mexique : «Le don de la terre à l’homme, la destinée universelle des biens par désir du Créateur et la solidarité humaine sont antérieures aux droits des États1 »
La lente prise de conscience par l’Église de l’importance éthique des enjeux environnementaux, amorcée dès 1971 (voir Octogesima adveniens, 21) ne s’est guère étayée sur le principe de la destination universelle des biens. Mais, là aussi, une évolution est à noter, puisque le chapitre IV de la dernière encyclique de Benoît XVI exprime la conviction que, quand nous affirmons que Dieu a destiné les biens de la création à « tous les hommes », il faut inclure dans « tous les hommes » ceux des « générations à venir » : l’environnement naturel, écrit-il, « a été donné à tous par Dieu et son usage représente pour nous une responsabilité à l’égard des pauvres, des générations à venir et de l’humanité tout entière » (Caritas in Veritate, CV 48). Plus loin, le pape utilise une formule qui, sans être formellement identique à celle qui définit le « développement durable » dans les forums internationaux, en exprime l’idée centrale : « Nous devons avoir conscience du grave devoir que nous avons de laisser la terre aux nouvelles générations dans un état tel qu’elles puissent elles aussi l’habiter décemment et continuer à la cultiver » (CV 50). On peut penser que, dans la réflexion éthique qui va s’approfondir à propos du devoir d’agir pour que tout développement soit « durable » (c'est-à-dire prenne en compte le devoir de laisser aux générations futures une planètes où elles puissent satisfaire leurs propres besoins de développement), le principe de destination universelle des biens pourra fournir un critère décisif, à condition que l’adjectif universelle ne s’entende plus seulement en termes d’extension dans l’espace, mais aussi dans le temps.
Quand le Concile, interprétant la Genèse, parle de « la terre et tout ce qu’elle contient » ou des « biens de la Création », certains pourraient croire qu’il s’agit là seulement de ce qui a été remis à l’Homme par Dieu « à l’origine » et que le devoir de faire en sorte que ces biens « affluent entre les mains de tous » ne concerne donc pas les biens produits ultérieurement par l’homme : il faudrait distinguer entre les biens de la « nature » créée par Dieu et ceux de l’activité humaine. Certaines expressions qui se sont répandues depuis peu parmi les chrétiens, notamment celle de « sauvegarde de la création », peuvent à cet égard être jugées maladroites, le mot « sauvegarde » ayant en Français une connotation conservatrice (il faudrait conserver en l’état originel). Cette manière de voir, outre qu’elle est pratiquement intenable (la quasi-totalité des « biens » mis à notre disposition incorporent, dans des proportions certes très variables, à la fois des produits de la nature et des fruits du travail humain) n’est pas conforme à la conception chrétienne de la création, qui voit dans l’activité humaine l’achèvement du « travail » du Créateur. C’est donc l’ensemble des biens existants aujourd’hui, quelle qu’en soit la provenance, qui doivent «équitablement affluer entre les mains de tous ». Peu avant sa mort, Jean Paul II précisait ce point à propos des biens produits par la science et la technique: « Le bien de la paix doit être envisagé en étroite relation avec les nouveaux biens provenant de la connaissance scientifique et du progrès technique. Et ceux-ci, en application du principe de la destination universelle des biens de la terre, doivent être mis au service des besoins primordiaux de l’homme (Message du 1er janvier 2005, 7).
Autre point appelant une poursuite de la réflexion éthique : comment, concrètement, mieux faire respecter ce principe ? Il a certes été violé de tout temps, mais, dans le contexte de la mondialisation, l’inégalité de répartition des biens de la terre est devenue plus visible, et la conscience de ce scandale plus vive. D’aucuns estiment donc que l’Église ne devrait pas se satisfaire d’affirmer avec force ce principe mais qu’elle devrait fournir également des indications sur la manière de le faire respecter. Ces indications, en fait, existent, mais elles restent elles aussi très générales : ce sont les invitations, régulièrement rappelées (tout dernièrement encore par Benoît XVI) à bâtir des institutions politiques mondiales capables de réguler un certains nombre de problèmes qui, par nature, ne peuvent trouver de solution que si elles sont mises en œuvre planétairement. On verra sur ce point les articles subsidiarité et politique du présent site.
1 Message du 15 novembre 2002, cité in B. Fontaine, Les Églises, les migrants et les réfugiés, éd. de l’Atelier, 2006, p. 19.