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12 septembre 2018

Propriété

Baudoin Roger, Prêtre, Collège des Bernardins

Propriété Belpo CC BY-NC 2.0

La Doctrine sociale de l’Église, en s’appuyant sur des fondements anthropologiques et théologiques, reconnaît la légitimité du droit à la propriété privée des biens. Celui-ci constitue une garantie pour la dignité de la personne humaine, il donne à sa liberté une effectivité pour exercer ses diverses responsabilités. Toutefois, l’usage de ce droit n’est pas sans limites. Son exercice reste soumis à certaines conditions, tout particulièrement au principe de la destination universelle des biens.

La position républicaine, la position de l’Église

La Déclaration des Droits de l’homme de 1789 établit la propriété comme faisant partie des « droits naturels et imprescriptibles de l’homme » (art. 2) et précise que « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment… » (art. 17). Depuis 1804, le Code civil le définit comme « droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements » (art. 544). On retrouve là les trois composantes du droit romain de la propriété : jouir au sens d’user ou de tirer des bénéfices (usus et fructus), et disposer (abusus) qui porte sur le droit de donner, vendre ou même détruire le bien possédé. Du point de vue du droit, la propriété est donc reconnue comme un droit fondamental, lié à l’individu et à sa liberté.

La Doctrine sociale, en reconnaissant la légitimité de la propriété privée, lui attribue un caractère moins absolu, mais plus contraignant au plan moral que la loi républicaine. D’une part, l’Église conçoit la propriété dans le cadre d’une compréhension de l’homme comme « personne », être social – lié à une communauté et corporel – vivant dans un monde créé par Dieu. D’autre part, la propriété est ordonnée à l’accomplissement de la personne, que l’Église conçoit comme participation à une communion à construire entre les hommes et avec Dieu.

Nous expliciterons d’abord la position de l’Église en la situant par rapport aux conceptions philosophiques libérales pour en saisir les spécificités et la profondeur. Après avoir rappelé les fondements du droit de propriété, lié à une conception de l’homme comme « personne » appelée à la communion, nous en expliciterons certaines limites, au regard des inégalités qui lui sont indissociablement associées, de la propriété des moyens de production et de ses effets sur les personnes.

Les fondements du droit de propriété

La réflexion sur la propriété s’appuie fondamentalement sur les exigences liées à la vie de l’homme : pour vivre une vie pleinement humaine, l’homme a besoin d’avoir accès à un certain nombre de ressources. Le droit de propriété est ainsi une condition de la vie digne, et cela à plusieurs niveaux. Au niveau le plus élémentaire, la vie de l’homme suppose la possibilité de disposer des biens nécessaires à sa subsistance et à celle de sa famille. L’homme a donc un droit d’appropriation qui est fondé sur le devoir qu’il a de conserver sa vie. Mais l’appropriation des biens nécessaires à la subsistance n’est pas suffisante pour permettre à l’homme de mener une vie réellement humaine : pour que sa liberté ait un contenu réel, il faut qu’il soit affranchi de la précarité de celui qui est tenu de trouver chaque jour les moyens de sa survie. Le droit de propriété s’étend ainsi aux moyens qui permettent à l’homme de construire et d’assurer durablement son avenir et, partant, de donner une réelle consistance à sa liberté.

Ces arguments sont ceux qu’utilise John Locke, au chapitre 5 du Traité du gouvernement civil[1] (1690), pour justifier la propriété. Cependant son argumentation donne davantage de place aux conditions historiques d’acquisition de la propriété, à partir d’une propriété commune des biens donnés par Dieu. Son raisonnement peut être résumé simplement : l’homme est propriétaire de soi, de son corps ; par son travail, il transforme la nature et y incorpore une part de lui-même ; il est donc légitimement propriétaire du produit de son travail, de la terre qu’il a mise en valeur et des biens qu’elle produit. Cette manière de fonder le droit de propriété ne comporte aucune référence à une forme d’accomplissement de la personne ou à une finalité commune aux hommes, comme c’est le cas dans la pensée de l’Église. On retrouve là un des traits du libéralisme dont Locke est l’une des figures fondatrices. Le libéralisme s’appuie en effet sur une conception individualiste de l’homme et vise à garantir sa liberté contre les empiètements de la communauté ou de pouvoirs autoritaires. Dans cette perspective, le droit à la propriété apparaît comme un élément essentiel à la liberté de l’individu. Par ailleurs, le libéralisme rejette toute idée d’une fin commune aux hommes. L’existence d’une telle fin apparaît incompatible avec la liberté de l’homme, puisque la liberté suppose que chacun soit en mesure de déterminer sa propre fin ; elle serait en outre dangereuse, car elle pourrait servir de point d’appui à un pouvoir qui s’en prévaudrait pour asseoir son autorité et contraindre les libertés. En ce sens, cette argumentation tend à donner à la propriété un caractère absolu, dans la mesure où elle n’est régulée par aucune finalité. Nous verrons que Locke circonscrit cependant ce droit absolu de propriété en lui donnant certaines limites.

Dans son encyclique Rerum novarum (RN, 1891), Léon XIII justifie la propriété dans un contexte où elle est mise en cause par les idées socialistes de propriété collective. Son raisonnement est assez semblable à celui de Locke, mais non sans quelques différences. Comme chez Locke, le droit de propriété est lié au devoir de l’homme de conserver sa vie et de la développer pleinement. L’homme, étant doué d’intelligence, est « à lui-même sa loi et sa propre providence… Il doit donc avoir sous sa domination, non seulement les produits de la terre, mais encore la terre elle-même qu'il voit appelée à être, par sa fécondité, la pourvoyeuse de son avenir » (RN 6). L’homme s’approprie la terre par son travail et dispose légitimement des fruits de ce travail. C’est au nom de la dignité et de la liberté de l’homme que l’Église refuse la propriété collective et légitime la propriété privée. Les Pères du Concile Vatican II noteront ainsi que « La propriété et les autres formes de pouvoir privé sur les biens extérieurs contribuent à l’expression de la personne et lui donnent l’occasion d’exercer sa responsabilité dans la société et l’économie… [elles] assurent à chacun une zone indispensable d’autonomie personnelle et familiale ; il faut les regarder comme un prolongement de la liberté humaine » (Gaudium et spes, GS 71).

Pour l’Église, la légitimité de la propriété est fondée dans la nature de l’homme, être raisonnable et libre. Ce fondement dans la « nature » de l’homme appelle deux remarques. Étant fondé au plan de la nature, le droit de propriété est d’un ordre supérieur aux dispositions d’ordre politique que les hommes instituent. Il s’impose dès lors à tous les États qui ne peuvent légitimement le remettre en cause.

Pour autant l’affirmation par Léon XIII du caractère « naturel » de la propriété doit être pondérée par une seconde remarque. La nature au sens strict correspond à un état avant le péché, où les hommes sont libres de toute forme d’égoïsme. Ils n’ont pas besoin d’une appropriation individuelle ; ils gèrent et disposent des biens de la création que Dieu leur a confiés collectivement, Dieu seul en étant proprement propriétaire. C’est seulement après le péché que la propriété devient nécessaire. Saint Thomas indique ainsi que la propriété privée n’est pas proprement naturelle, puisqu’elle ne peut pas exister dans l’état de nature avant le péché. Elle est seulement une addition à la loi naturelle qui est instituée par la raison humaine pour le bien de la communauté. Et saint Thomas en donne des justifications qu’on pourrait qualifier d’utilitaristes : les biens appropriés sont mieux gérés, parce qu’on s’investit plus pour ce qui nous appartient en propre que pour ce qui est commun ; en outre, l’administration collective des biens aboutit à la confusion et la paix est mieux garantie lorsque chacun est satisfait de ce qu’il possède (Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae, q.66).

Mais la position de l’Église sur la propriété dérive de sa conception de l’homme comme « personne » appelée à la communion. Dire que l’homme est une personne, c’est dire que l’homme est un être social, qui se développe, s’accomplit à travers les relations, un être relationnel dont l'accomplissement est lié à la perfection des relations qu’il noue. Si cette affirmation ne va pas de soi dans une culture largement individualiste, son évidence apparaît dès qu’on observe la réalité de la vie de l’homme. L’enfant naît de la relation entre ses parents, il ne survit que par les soins qu’ils lui prodiguent. Plus largement, l’homme qui vivrait seul n’aurait rien d’humain, comme en témoignent les enfants sauvages : ne parlant ni ne pensant, ils sont proches de l’animal. L’homme se développe en tirant profit des apports, des découvertes et des travaux des générations qui l’ont précédé. Bref, l’homme est constitutivement relationnel ; il est une "personne" qui se constitue et s’accomplit par les relations.

Ce constat a une conséquence importante : il permet de penser un "bien commun" là où l’individualisme ne fonde que des biens individuels nécessairement antagonistes. L’homme étant constitué par les relations qu’il a avec les autres, le bien de l’autre est aussi son bien propre. L’accomplissement de chacun bénéficie à tous, et inversement : l’appropriation qui a permis à chacun de développer et d’accomplir ses capacités propres rejaillit positivement sur tous. Ainsi la conception de l’homme comme personne permet de ne pas voir dans l’appropriation par l’un la privation des autres mais, avec les limitations que nous avons évoquées, le lieu de la croissance de l’un qui nourrit celle des autres. Le bien de l’un est, au sens propre, le bien de tous ; l’appropriation peut être au service du bien commun. La perfection de la personne est atteinte dans une communion où, d’une part tous les hommes participent et, d’autre part chacun contribue au mieux en ayant actualisé toutes ses capacités. La perfection de la communion appelle la perfection de chacun ; elle impose donc que chacun ait les moyens de sa perfection, donc la propriété des biens nécessaires à son accomplissement.

Institution humaine légitime, la propriété est cependant assortie d’un certain nombre de limites.

Les limites du droit de propriété

Ayant justifié le droit de propriété par son mode d’acquisition sans référence à une fin particulière qui le limiterait, Locke y ajoute deux limites : d’une part, il est limité par les besoins personnels nécessaires à l’homme pour assurer sa subsistance et ne peut donc jamais justifier la propriété de surplus, d’autre part il est limité par les besoins des autres.

L’Église tient une position similaire, mais la justifie différemment. Elle considère les biens naturels comme créés par Dieu, qui dispose seul de tous les droits sur les biens de la création : il est le Seigneur de la création qui est à proprement parler sa possession ; la création est son « dominium ». C’est seulement en référence à la seigneurie de Dieu sur la création et au don que Dieu leur en fait que les hommes disposent d’un droit de propriété, ou d’un dominium, sur les biens de la création[2]. Cette référence à la création par Dieu a deux conséquences qui limitent l’extension du droit de propriété.

La première porte sur le contenu du droit de propriété et apparaît clairement par contraste avec la perspective libérale. En fondant la propriété sur le travail Locke est conduit à concevoir une forme absolue de la propriété : celui qui n’a pas travaillé n’a aucun droit sur le bien approprié par le travailleur, tandis que le travailleur se constitue un droit absolu sur le fruit de son travail. La référence à Dieu comme créateur rend impossible une conception aussi absolue de la propriété et limite le dominium de l’homme au sens où il reste toujours dérivé de celui de Dieu. Comme le fait malicieusement remarquer Walter Rauschenbusch, celui qui creuse la terre pour en extraire du charbon ne peut pas se prétendre propriétaire du charbon, qui n’est pas le fruit de son travail, mais seulement propriétaire du trou[3].

Une seconde limitation est exprimée par le principe de « destination universelle des biens », qui dérive à la fois de la création par Dieu et de la fin de l’homme qui est son accomplissement personnel dans la communion (Laudato Si’, LS 9). Les biens possédés par les hommes contiennent des ressources matérielles que les hommes n’ont pas créées, mais qui ont été créées par Dieu pour l’usage commun selon le besoin de chacun (LS 95). L’homme « les trouve, en un certain sens, déjà prêtes, préparées pour leur découverte et leur utilisation… tout lui est principalement donné par la "nature", autrement dit, en définitive, par le Créateur » (Laborem exercens, LE 12, 3). Ces biens étant confiés en commun aux hommes, nul ne peut se les approprier sans référence aux autres. Le droit de propriété ne peut en aucun cas être considéré comme un droit absolu, il est toujours subordonné à ce principe de destination universelle des biens (Populorum progressio, PP 22). Ainsi, la propriété est toujours marquée par ce que Jean-Paul II appelle une « hypothèque sociale »[4] : « …le droit qu’a tout homme d’user de ces biens [matériels] pour son entretien est prioritaire par rapport à tout autre droit de nature économique ; et même par rapport au droit de propriété » (Mater et magistra, MM 43).

Enfin, légitimer la propriété par son intérêt pour la vie et l’accomplissement de l’homme porte en soi une limitation. Dans cette perspective, la destruction d’un bien (dans le cadre de l’abusus) pourrait être considérée inacceptable par principe, puisqu’elle en priverait définitivement autrui. Certes, le réalisme impose d’accepter la destruction des biens qui sont consommés pour vivre.et cette forme de l’abusus est considérée comme légitime puisque sa finalité est l’accomplissement de la personne. Cependant, cette finalité en restreint immédiatement la portée : l’appropriation n’est légitime que pour ce qui est effectivement nécessaire à cet accomplissement et, étant valable pour tous et liée à la communion, elle impose que chacun puisse disposer des biens nécessaires à son accomplissement.

Pour autant, la possession de biens en excès par rapport à ces fins n’est pas en soi illégitime, mais les droits associés à leur propriété sont limités. L’abusus n’est pas absolu : les formes excessives de consumérisme ou le gaspillage de biens non nécessaires à ces fins sont illégitimes (LS 50) dans la mesure où elles privent autrui ou les générations suivantes. Il en va de même pour l’usus : nul ne peut arguer de sa propriété d’un bien pour en interdire l’usage à celui qui en a besoin[5]. Inversement, comme le rappelle Saint Thomas, celui qui prend de la propriété d’autrui, parce qu’il en a un besoin vital, ne commet pas à proprement parler un vol, parce qu’autrui n’en est pas pleinement propriétaire (IIa IIae, q.66, a.7) : il a un droit d’abusus sur ce qu’il ne possède pas, dans ce cas, pour sa consommation. Et même, celui qui n’a pas la terre qui lui est nécessaire pour vivre de son travail a le droit d’user d’une terre qui est propriété d’un autre et le propriétaire ne peut pas arguer de la propriété de ce bien pour lui en interdire l’usage  ; celui-ci a un droit d’usus sur ce qu’il ne possède pas[6].

La propriété et les inégalités

Outre ces considérations portant sur les limites du droit de propriété, il importe de s’interroger sur les inégalités qui en résultent inévitablement. Ces inégalités apparaissent en effet en tension avec le principe fondamental de l’égalité en dignité de tous les hommes.

Sur ce point, la Déclaration de 1948 va bien au-delà de celle de 1789 et est proche de la position de l’Église. L’égale dignité de tous les hommes est placée en tête de la Déclaration de 1948 et fonde la « fraternité » qui doit animer les relations entre les hommes[7]. Celle de 1789 n’évoque pas la dignité, mais seulement la liberté et les droits de l’homme, en particulier le droit à la propriété, tandis que les interrelations ne sont pas associées à une fraternité mais seulement à une « utilité commune »[8].

En les inscrivant dans une perspective théologique, l’Église éclaire la profondeur et le fondement de la dignité de l’homme et de la fraternité. L’égale dignité de tous les hommes a pour l’Église une valeur absolue, fondée dans l’égalité fondamentale de tous les hommes devant Dieu : « Dieu ne fait acception de personne » (Ac 10, 34; cf. Rm 2, 11; Ga 2, 6; Ep 6, 9). Au-delà de la fraternité, l’égale dignité des hommes est associée à la communion que l’humanité est appelée à constituer dans le Christ : « Tous les membres du corps, en dépit de leur pluralité, ne forment qu'un seul corps » (1Co 12,13). C’est pourquoi saint Paul déclare « il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme ; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3, 28).

Cette égalité en dignité ne préjuge pas d’inégalités liées à des différences réelles entre les hommes. Celles-ci sont un fait de nature – différences d'intelligence, de talent, de santé, de force – et un fait de société – différences au plan de la propriété, en particulier. Dans la pensée de l’Église, ces inégalités ne sont pas considérées comme une imperfection qu’il conviendrait d’abolir, mais plutôt, dans certaines limites, comme permettant à chacun de contribuer à sa mesure au bien commun, en ouvrant un espace au lien social et ultimement à la communion. A contrario, des formes idéologiques de l’égalité peuvent nourrir des tensions au sein de la société et une jalousie cupide qui s’oppose à la concorde et à l’harmonie de la société.

L’existence d’inégalités au plan de la propriété n’est donc pas considérée par l’Église comme négative en soi. Leur extension est cependant limitée par les références à l’accomplissement de la personne et la communion auxquels les droits de propriété restent ordonnés.

Par ses présupposés individualistes, le libéralisme ne dispose pas de telles références normatives. Il en résulte une difficulté à réguler l’extension légitime de la propriété et les inégalités. Ainsi, certains penseurs libéraux, comme Robert Nozick, considèrent que cette question des inégalités est sans objet[9]. S’il est possible de juger de la légitimité de l’acquisition d’une propriété, il leur paraît impossible de juger de la légitimité de la distribution de la propriété, et donc des inégalités. Finalement, vouloir corriger une distribution qui résulterait d’acquisitions effectuées librement selon les critères de la justice conduirait inéluctablement à interférer avec les libertés et à léser certaines personnes, donc à l’injustice. Une telle perspective, essentiellement individualiste, dénie tout caractère social à la propriété et reste en deçà de la position de Locke et est largement opposée à celle de l’Église pour qui la propriété a une dimension sociale irréductible.

Pour l’Église, le droit de propriété demeure soumis à l’exigence de pourvoir chacun de ce qui est nécessaire à une vie digne. Néanmoins, au-delà de ces exigences qui peuvent varier selon les sociétés et leur niveau de développement, les inégalités peuvent être source de tension au sein des communautés. Il importe alors de s’interroger sur le niveau d’inégalités considéré comme acceptable, ou constituant au contraire un danger pour la cohésion sociale. Cette évaluation engage bien sûr le propriétaire, mais aussi les autres membres de la communauté. Au XIIIe siècle, les franciscains qui ont largement réfléchi à ces questions donnent quelques éléments de réponse. Comme saint Thomas, ils jugent la propriété privée utile car elle permet une bonne gestion des biens possédés, ce dont tous profitent. Ils considèrent que certaines inégalités de richesses peuvent être justifiées en fonction des situations sociales des personnes concernées : les nobles dames peuvent porter des brocarts, tandis que les femmes des corporations mineures portent du cramoisi, et les femmes d’artisans des tissus de moindre qualité ; pour chacune il y a des usages qui conviennent[10]. Cette référence à "ce qui convient" ne donne pas un critère conclusif permettant de juger de la légitimité des inégalités. Elle renvoie à la propre appréciation de chacun, et à la discussion au sein de la communauté pour déterminer le niveau des inégalités qui "convient". Pie XI s’interroge ainsi sur le niveau des inégalités à son époque, qu’il juge excessif[11].Par ailleurs, sans condamner la richesse dont ils reconnaissent l’importance pour l’économie, en particulier lorsque l’argent circule, les franciscains dénoncent les dépenses qui peuvent être qualifiées de somptuaires[12].

La juste appréciation de "ce qui convient" conduit à limiter les prérogatives associées au droit de propriété, sans nécessairement le remettre en cause par une forme de redistribution. Pie XI affirme ainsi que « L’homme n'est pas autorisé à disposer au gré de son caprice de ses revenus disponibles, c’est-à-dire des revenus qui ne sont pas indispensables à l’entretien d'une existence convenable et digne de son rang. » (QA 55) En distinguant propriété et usage, l’Église limite le droit de propriété des biens en excédent, sans condamner ce droit. Il appartient à chacun de déterminer quel usage faire de ces biens pour contribuer à l’accomplissement personnel de ses contemporains, donc au bien commun. L’investissement dans les moyens de production est l’un d’entre eux et Pie XI ajoute « celui qui consacre les ressources plus larges dont il dispose à développer une industrie, source abondante de travail rémunérateur,…, pratique d'une manière remarquable et particulièrement appropriée aux besoins de notre temps l’exercice de la vertu de magnificence » (QA 55).

La propriété des moyens de production

En effet, dans une économie développée, la concentration des moyens de production nécessite l’accumulation de capital et son investissement. Un tel investissement contribue au bien commun, par les emplois créés et les biens produits. Aussi, Pie XII va-t-il jusqu’à faire de l’investissement une forme d’impératif moral : « ceux qui sont capables d’investir des capitaux doivent se demander, en considérant le bien commun, si leur conscience leur permet de ne pas faire de pareils investissements, dans les limites des possibilités économiques, dans les proportions et au moment opportuns, et de se retirer à l’écart dans une vaine prudence »[13].

Lorsqu’un propriétaire n’exploite pas lui-même, ou pas seul, le capital dont il est propriétaire, la recherche du profit peut conduire à un antagonisme entre la propriété et le travail. L’Église reconnaît le profit comme légitime : il est un indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise[14]. En outre, on peut ajouter qu’il est même nécessaire au développement de l’entreprise et de l’économie. Il ne saurait cependant être le seul critère. La propriété des moyens de production doit en effet demeurer ordonnée à la croissance de la vie de ceux qui les possèdent, et de ceux qui les utilisent. Ainsi Jean-Paul II affirme que « Les moyens de production ne sauraient être possédés contre le travail, et ne peuvent être non plus possédés pour posséder, parce que l’unique titre légitime à leur possession… est qu’ils servent au travail, et qu’en conséquence, en servant au travail, ils rendent possible la réalisation du premier principe de cet ordre qu’est la destination universelle des biens et le droit à leur usage commun » (LE 14,3).

Cette affirmation a des conséquences sur la manière dont le profit est généré et sur son utilisation. La recherche du profit ne peut justifier des modalités de travail qui s’opposeraient à l’accomplissement personnel de ceux qui l’exécutent. Le profit n’est pas destiné seulement à rémunérer les investisseurs sous forme de dividendes[15] ; il doit aussi être réinvesti pour servir au travail. Les dividendes permettent de compenser les investissements malheureux pour assurer la pérennité du capital, de rémunérer le travail de l’investisseur pour lui donner les moyens de vivre dignement selon sa condition. Au-delà de cette juste rémunération du risque et du travail du pourvoyeur de capitaux, le profit peut rester dans l’entreprise pour contribuer à son développement, lorsqu’elle a des possibilités de croissance. S’il apparaît au contraire que d’autres investissements à l’extérieur de l’entreprise sont plus judicieux, par exemple lorsque le secteur d’activité où opère l’entreprise ne présente pas d’opportunités de développement, il est légitime et opportun de faire remonter le profit à l’investisseur sous forme de dividendes pour que celui-ci les réinvestisse. Dans ce cas, l’investisseur ne peut considérer comme son bien propre cette part du dividende bien qu’il en assure la gestion : elle doit « servir au travail ». Il ne peut légitimement se l’approprier pour s’établir sur un niveau de vie qui irait au-delà de ce qui convient ; il doit la réinvestir pour qu’elle serve au travail et au bien de tous.

Les références normatives à la vie, à la personne, et à la communion

Pour conclure, il apparaît nécessaire de souligner l’importance des références normatives qui sont en surplomb et donnent leur cohérence à ces réflexions : la vie, l’homme conçu comme une "personne", et la communion que les hommes sont appelés à construire.

Nous avons explicité la référence à la vie en parlant de la nécessité pour l’homme d’accomplir son humanité, de vivre une vie pleinement humaine, c’est-à-dire non seulement d’assurer sa subsistance, mais de développer ses capacités. La finalité de la « vie » informe l’ensemble de l’économie et en particulier la juste conception de la propriété. Lorsqu’on conçoit l’homme non pas comme un individu, comme dans la perspective libérale, mais comme une "personne", cette référence à la vie prend une profondeur nouvelle : l’accomplissement de l’un rejaillit positivement sur l’autre ; la propriété privée n’est donc pas nécessairement associée à une privation pour les autres. La communion, comme accomplissement de la vie des personnes est la fin ultime, commune à tous les hommes, qui doit notamment informer le droit de propriété et la vie économique. Lorsqu’elle est bien comprise, cette fin ne constitue pas une menace pour la liberté des hommes, comme le craignent les libéraux. La communion en effet requiert la liberté et ne peut donc jamais lui être opposée. De plus, la perfection de la communion appelle la perfection de chacun de ceux qui y participent, ainsi appelle-t-elle à consentir joyeusement aux appropriations par chacun des biens nécessaires à cette perfection.

Les références à la vie, à la personne et à la communion forment un horizon de référence par rapport auquel chacun peut discerner et évaluer la légitimité de la propriété, qu’il en soit directement bénéficiaire ou pas.

 

[1] John Locke, Traité du gouvernement civil, Garnier-Flammarion, 1992.

[2] Cf. Marie-France Renoux-Zagame, Origines théologiques du concept moderne de propriété, Droz, 1987.

[3] Walter Rauschenbusch, Christianity and the Social Crisis, John Knox Press, Louisville Kentucky, 1991 [1907], p.386.

[4] « L’Église défend, certes, le droit légitime à la propriété privée, mais elle enseigne avec non moins de clarté que sur toute propriété pèse toujours une hypothèque sociale, pour que les biens servent à la destination générale que Dieu leur a donnée » (Jean-Paul II, « Discours aux Indiens du Chiapas » du 29 janvier 1979, La Documentation catholique, N°1758, 18 février 1979, p.174). « … les biens de ce monde sont à l’origine destinés à tous. Le droit à la propriété privée est valable et nécessaire, mais il ne supprime pas la valeur de ce principe. Sur la propriété, en effet, pèse une "hypothèque sociale", c’est-à-dire que l'on y discerne, comme qualité intrinsèque, une fonction sociale fondée et justifiée précisément par le principe de la destination universelle des biens. » (SRS 42)

[5] « Nul n’est fondé à réserver à son usage exclusif ce qui passe son besoin, quand les autres manquent du nécessaire » (PP 23).

[6] L’Église a critiqué la propriété des très grands domaines agricoles en Amérique du Sud, les latifundia, dont certains sont « médiocrement cultivés ou mis en réserve à des fins de spéculation, alors que la majorité de la population est dépourvue de terres », alors que nombre de personnes vivent « dans une dépendance personnelle telle qu’elle leur interdit presque toute possibilité d'initiative et de responsabilité » (GS 71, 6).

[7] « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité » (Article premier de la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948).

[8] « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. » (Article premier de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen).

[9] Robert Nozick, Anarchy, State, and Utopia, Basic Books, 1974.

[10] Giacomo Todeschini, Richesse franciscaine : De la pauvreté volontaire à la société de marché, éd. Verdier, 2008, p. 247.

[11] « de nombreux catholiques… se refusaient à admettre qu’une si criante inégalité… répondît aux vues infiniment sages du Créateur » (QA 5).

[12] Le pouvoir politique va dans le même sens en promulguant des lois visant à limiter les dépenses « somptuaires » : Ordonnance de Philippe le Bel en 1294, statuts urbains en Toscane au XIVe, lois somptuaires au XIVe et XVe avec Charles V en 1366, Charles VIII en 1485. Cf. Jacques Le Goff, Le Moyen Âge et l’argent, Perrin, 2010, pp. 80, 185, 216.

[13] Pie XII, « Message de Noël 1952 », La Documentation catholique 1953, cité par J.Y. Calvez, Église et société économique, p.275.

[14] « Quand une entreprise génère du profit, cela signifie que les facteurs productifs ont été dûment utilisés et les besoins humains correspondants convenablement satisfaits » (Centesimus annus, CA 35).

[15]  « …la critique pourrait être justifiée dans la mesure où leurs membres [des conseils d’administration] n’auraient en vue que l’accroissement excessif de leurs 10 sur 11 dividendes. Si, au contraire, ils ont à cœur la sage et saine orientation des capitaux, ils font à ce seul titre œuvre sociale de premier ordre » (Pie XII, « allocution aux membres du Conseil international du Crédit du 24 octobre 1951 », la Documentation catholique 1952, cité par J.Y. Calvez, Église et société économique, Paris, Aubier, 1959, p.326).