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03 juin 2021

Guerre

Christian Mellon, Jésuite, Ceras

Guerre Pxhere - Licence Creative commons CCO

Est-il permis de recourir à la violence des armes dans certaines circonstances ? Les réponses apportées à cette question au cours des siècles par les sagesses et les religions peuvent être classées en quatre grandes catégories :
- pacifisme : la guerre n’est jamais permise, quelles que soient les circonstances ;
- guerre juste : elle est légitime dans certains cas, à condition de respecter certaines limites ;
- cynisme : la morale n’a rien à dire en ce domaine ;
- guerre sainte : elle est permise, si c’est sur l’ordre de Dieu ou de ses représentants.

La réponse de l’Eglise catholique s’inscrit clairement dans la deuxième, mais intègre aussi, depuis peu, des références à l’inspiration évangélique de la première. La troisième est évidemment écartée d’emblée, car elle méprise le fait que des valeurs essentielles sont en jeu dans des décisions qui peuvent provoquer de graves et nombreuses atteintes au respect de la vie humaine. Quant à la perspective de la « guerre sainte », s’il est vrai qu’on a pu la repérer, des Croisades à la guerre d’Espagne, dans les discours de maints responsables ecclésiastiques, elle n’a pas fait pas l’objet d’une théorisation doctrinale.

Du pacifisme à la non-violence

A diverses époques, des auteurs chrétiens, prenant au pied de la lettre le commandement biblique « Tu ne tueras pas », et surtout les textes évangéliques - invitation à « tendre l'autre joue » (Mt 5, 39) et à « aimer ses ennemis », refus par Jésus d'être défendu par le glaive lors de son arrestation (Mt 26, 52), etc.  - ont enseigné qu’un disciple de Jésus ne peut jamais porter atteinte à la vie de qui que ce soit, y compris celle de ses ennemis : il ne peut donc en aucun cas recourir à la violence meurtrière, même pour se défendre. Cette position, que l’on peut qualifier de « pacifiste » malgré l’anachronisme du mot, semble avoir été dominante chez les chrétiens des premiers siècles. Elle a connu par la suite plusieurs résurgences, notamment lors des phases initiales de plusieurs mouvements spirituels prônant le retour à la radicalité évangélique : Vaudois, Franciscains, Hussites, etc. Dans les temps modernes, elle n'a été considérée comme normative pour l’éthique chrétienne que dans des Eglises de la mouvance anabaptiste (Mennonites, Brethren) et chez les Quakers.

Au XX° siècle, bien que restant minoritaire, elle a été remise en honneur, d’abord par des protestants (qui créent en 1919 l’International Fellowship of Reconciliation) puis parmi quelques catholiques. Réfléchissant sur l’expérience de la seconde guerre mondiale et des guerres de libération, ses partisans ont réalisé qu’il est vain de « condamner la violence » au plan moral si l'on n'apporte pas de réponses crédibles aux défis posés par les actes d’agression ou les situations d’injustice structurelle. Se démarquant alors d'une lecture fondamentaliste du Sermon sur la montagne (perçu comme un catalogue de préceptes et d’interdits moraux), tirant aussi les leçons des combats menés par Gandhi, Martin Luther King et bien d’autres, ces chrétiens conjuguent le refus de la violence avec la nécessité de rechercher des « alternatives » à la violence des armes. Cette inflexion se marque dans le vocabulaire : récusant le mot pacifisme, ils préfèrent celui de non-violence.

Le Concile Vatican II, prenant acte de ce changement de perspective, encourage « ceux qui, renonçant à l'action violente pour la sauvegarde des droits, recourent à des moyens de défense qui, par ailleurs, sont à la portée même des plus faibles, pourvu que cela puisse se faire sans nuire aux droits et aux devoirs des autres ou de la communauté » (Gaudium et Spes, GS 78, 5). Cette formulation alambiquée vise évite le mot « non-violence », sans doute perçu comme trop proche de « pacifisme ». Mais le mot apparaît dès 1971 dans l’exhortation apostolique Justitia in Mundo, promulguée par Paul VI à la suite du Synode sur « la promotion de la justice dans le monde » : « Il est absolument nécessaire que les différends entre nations ne soient pas résolus par la guerre, mais que soient trouvés d'autres moyens conformes à la nature humaine ; que soit favorisée en outre l'action non-violente et que chaque nation reconnaisse légalement l'objection de conscience et lui donne un statut » (JM68).

L'instruction Liberté chrétienne et libération, publiée en 1986 par la Congrégation pour la doctrine de la foi, confirme ce soutien, même si elle utilise l’expression - moins adéquate - de « résistance passive » pour désigner la résistance non-violente. Dans les décennies 70 et 80, de nombreux chrétiens d’Amérique latine, encouragés par plusieurs évêques - notamment Dom Helder Camara - recourent à l’action non-violente pour défendre les Droits de l'homme bafoués par les dictatures militaires. En février 1986, l'épiscopat des Philippines la préconise et l’organise à l’échelle de la ville de Manille pour faire tomber le régime du dictateur Marcos. Jean-Paul II en fait souvent l’éloge, soulignant son enracinement biblique, par exemple dans son discours aux jeunes de Maseru (Lesotho) le 15 septembre 1988 : « Certains peuvent vous dire que le choix de la non-violence est une acceptation passive des situations d'injustice. (...) Rien n'est plus loin de la vérité. Il n'y a rien de passif dans la non-violence quand elle est dictée par l'amour. Cela n'a rien à voir avec l'indifférence. C'est une recherche active à "être vainqueur du mal par le bien", ce à quoi saint Paul nous incite ». Réfléchissant sur la chute des régimes communistes en 1989, il l’attribue à « l'action non-violente d'hommes qui (...) ont su trouver dans chaque cas la manière efficace de rendre témoignage à la vérité ». Et de poursuivre par ce vœu : « Puissent les hommes apprendre à lutter sans violence pour la justice ! » (Centesimus annusCA 23). La conférence épiscopale des Etats-Unis, dans ses documents sur la paix de 1983 et 1993, consacre à la non-violence évangélique des développements très positifs. Quant à l'épiscopat français, dans le document par lequel il légitime la dissuasion nucléaire (Gagner la paix, 1983), il pose un jalon dans ce sens, sous forme il est vrai interrogative : « Le temps ne serait-il pas venu, sans renoncer bien sûr à la défense armée, d'examiner soigneusement le rôle et l'efficacité des techniques non violentes ? »

La « guerre juste »

Que la décision de recourir aux armes soit parfois « juste » et parfois non n’est pas une idée spécifiquement chrétienne : argumentée par Aristote et Cicéron, on la retrouve, de nos jours, chez la plupart des penseurs non chrétiens traitant de ces questions (notamment l’américain Michael Walzer et la française Monique Canto-Sperber). Mais ce sont les auteurs chrétiens, d’Augustin à Vitoria, en passant par Thomas d’Aquin et plusieurs autres, qui ont développé la réflexion systématique à laquelle renvoie l’expression « doctrine de la guerre juste ». Elle consiste en un ensemble de critères pour juger, d’une part dans quels cas il est moralement permis de recourir aux armes (jus ad bellum), d’autre part quelles limites on doit respecter dans cet usage des armes (jus in bello)1.

En se sécularisant peu à peu depuis le XVIème siècle, cette réflexion a nourri l'élaboration du Droit international de la guerre. Pour autant, les questions que se posent les moralistes catholiques ne sont pas seulement d’ordre juridique (le recours aux armes est-il légal ou non ?) mais surtout éthiques (un tel recours est-il moralement « juste » ou non ?). Pour eux, la conformité d’une décision avec le Droit international est certes un point très important à prendre en compte dans le discernement éthique, mais il n’est pas décisif : il peut arriver qu’une telle décision, prise par un pouvoir légitime et conforme au Droit dans son état actuel, ne réponde pas aux critères permettant de la juger moralement juste et qu’inversement on puisse juger légitime un recours aux armes non autorisé par le Droit international. La perspective de l’éthique catholique sur ce point est celle qu’on trouve déjà chez Thomas d’Aquin : « est-ce toujours péché de faire la guerre ? 2»

On trouvera ici une présentation des principaux critères élaborés par la tradition catholique, tels qu’ils ont été revus et actualisés dans la période récente.

Critères du Jus ad bellum

Il importe de souligner que les conditions énumérées par ces critères doivent être toutes réunies pour qu’il soit légitime de recourir aux armes, et non pas seulement quelques-unes d’entre elles.

1. Juste cause

Dans le passé, l’initiative de recourir aux armes était jugée légitime pour obtenir réparation d’une injustice subie, pour punir une faute ou se venger d’une offense grave. Mais de nos jours, il n’y a plus qu’une seule « juste cause » : la « légitime défense ». Le Concile Vatican II l’affirme clairement : « On ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de légitime défense » (GS 79, 4). On sait cependant que l’invocation de ce droit peut parfois servir de prétexte à des opérations militaires ayant des objectifs tout autres. Aussi les pères du Concile précisent-ils : « Faire la guerre pour la juste défense des peuples est une chose, vouloir imposer son empire à d'autres nations en est une autre ».
Toujours au nom de la légitime défense, l’Eglise admet qu’un peuple gravement opprimé par un pouvoir tyrannique puisse légitimement recourir aux armes pour se libérer du tyran. Le cas est évoqué par Paul VI dans Populorum progressio, mais comme une exception, dans des situations vraiment graves, au principe de résistance non violente. Il s’agit d’une incise dans une phrase qui met en garde contre l'insurrection révolutionnaire : « sauf le cas de tyrannie évidente et prolongée qui porterait gravement atteinte aux droits fondamentaux de la personne et nuirait dangereusement au bien commun du pays » (Populorum progressioPP31).
Les conflits armés des années 1990 ont conduit les autorités de l’Eglise à poser des questions nouvelles sur la notion de « légitime défense » : s’agit-il seulement d’autodéfense ou aussi de la défense d’un tiers injustement agressé ? Sur cette question - vivement débattue alors sous le nom de « devoir d’ingérence », rebaptisé « responsabilité de protéger » par l’ONU - Jean Paul II prend clairement position. Ainsi, en 1993, à propos du conflit bosniaque : « Une fois que toutes les possibilités offertes par les négociations diplomatiques, les processus prévus par les conventions et organisations internationales, ont été mis en œuvre, et que, malgré cela, des populations sont en train de succomber sous les coups d’un injuste agresseur, les États n’ont plus le « droit à l’indifférence ». Il semble bien que leur devoir soit de désarmer cet agresseur, si tous les autres moyens se sont avérés inefficaces3 ». Allant au-devant d’une objection prévisible, il ajoute : « Les principes de la souveraineté des États et de la non-ingérence dans leurs affaires internes - qui gardent toute leur valeur - ne sauraient toutefois constituer un paravent derrière lequel on pourrait torturer et assassiner4». En déclarant ainsi que la défense d’un « tiers » fait partie de la légitime défense, le pape renoue avec l’intuition qui, au tournant du Vème siècle, avait donné naissance à l’idée qu’un chrétien puisse faire la guerre : c’est à cause du devoir de secourir le tiers menacé (et non pas d’abord par le droit à l’autodéfense) qu’Augustin avait parlé de « justes guerres ». C’est pour la même raison que Thomas d’Aquin traite de la question de la guerre juste dans la partie de la Somme consacrée à la charité.
Il faut souligner que la formule « désarmer l’agresseur » fixe une stricte limite à l’objectif légitime : une action militaire pour défendre un peuple agressé ne saurait viser des objectifs comme abattre un régime totalitaire, saisir des territoires ou des ressources, étendre une zone d’influence, etc. Il faut être vigilant sur ce risque (dont l’histoire et l’actualité offrent maints exemples) pour respecter un autre critère du Jus ad bellum, peu évoqué de nos jours car difficile à vérifier : « l'intention droite ». Seul est légitimable un recours aux armes qui ne vise pas d'autres objectifs que ceux que l’on affiche : légitime défense, rétablissement de la paix, etc. Le respect de ce critère a des incidences très directes sur la manière de mettre un terme à une guerre : dès que l’agresseur est désarmé (et donc mis « hors d’état de nuire »), rien ne justifie plus de poursuivre l’action militaire, et notamment pas la volonté d’obtenir de l’ennemi une « reddition inconditionnelle ».
Quand, en 1999, Mgr Delaporte, président de Justice et Paix-France, a estimé légitime une action militaire visant à mettre fin à la purification ethnique du Kosovo par les forces serbes, il s’est référé à ce devoir de « désarmer l’agresseur » énoncé par le pape. La guerre déclenchée en 2003 par l’administration Bush contre l’Irak a donné l’occasion de préciser une autre limite du principe de légitime défense : il ne saurait légitimer une « guerre préventive ». Ainsi, la conférence épiscopale d’Allemagne a jugé illégitime l’initiative américaine, car « le droit à l’autodéfense présuppose la menace d’une attaque réelle et imminente, et non le seul et simple risque d’une attaque potentielle5 ».

2. Ultime recours

Un consensus très large refuse de légitimer le recours aux armes s'il existe d’autres moyens pour défendre efficacement ce qu’il est légitime de défendre. Ce critère d’« ultime recours » s’enracine dans la conviction que la guerre est a priori un mal, auquel on ne saurait donc se résoudre que faute de mieux. C’est pourquoi le Concile, dans la phrase de Gaudium et Spes qui énonce le principe de légitime défense, ajoute cette importante précision : « une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique ». Appliquer ce principe aux situations concrètes ne va pas sans difficultés : comment savoir si toutes les possibilités d’actions non militaires ont été épuisées ? Mais, ces difficultés ne doivent pas conduire à mépriser ce principe : ce serait considérer la guerre comme un moyen parmi d’autres, et non pas comme le « moyen ultime ».

3. Proportionnalité

Il n’y a pas qu’à propos de la guerre que la réflexion éthique met en avant l’exigence de « proportionnalité ». Dans le cas du recours aux armes, celle-ci relève du simple bon sens : un remède ne doit pas être pire que le mal. Pie XII le rappelait dans une allocution à des médecins militaires: « Lorsque les dommages entraînés par la guerre ne sont pas comparables à ceux de l'"injustice tolérée", on peut avoir l'obligation de "subir l'injustice"» (Documentation catholique, 1953, col 1413). Jean-Paul II s’y est aussi référé, devant les ambassadeurs accrédités auprès du Saint-Siège, à propos de la première guerre du Golfe. Soulignant qu'une guerre serait « particulièrement meurtrière, sans compter ses conséquences écologiques, politiques, économiques et stratégiques », il rappelait que « le recours à la force pour une cause juste n'est admissible que si celui-ci est proportionnel au résultat que l'on veut obtenir et en soupesant bien les conséquences de l'action militaire ». L'épiscopat américain prendra une position analogue, par la voix de son président, Mgr Pilarczyk, le 15 janvier 1991: « Nous croyons qu'une offensive armée dans cette situation risque de violer les principes de dernier recours et de proportionnalité » (La Croix, 5 février 1991). Ce principe joue un rôle essentiel dans la condamnation par le Concile de tout recours aux « armes de destruction massive », même en cas de légitime défense. Ce point est davantage développé dans l’article de ce même site sur la dissuasion nucléaire : https://www.doctrine-sociale-catholique.fr/quelques-themes/317-dissuasion-nucleaire

4. Autorité légitime

Visant à interdire les « guerres privées », ce critère reconnaît aux seuls détenteurs de l’autorité légitime, en tant que garants du « bien commun » (le « prince » chez Thomas d’Aquin), le droit de décider de recourir aux armes. C’est aux « gouvernements », on l’a vu, que Gaudium et Spes reconnaît le droit de légitime défense ; mais, en même temps, le Concile précise que cela vaut « aussi longtemps... qu’il n’y aura pas d’autorité internationale compétente et disposant de forces suffisantes ». C’est donc à titre provisoire que les responsables des États se voient reconnaître le droit de recourir aux armes : la solution vraiment satisfaisante serait qu’advienne un jour cette « autorité publique de compétence universelle » que Jean XXIII appelle de ses vœux dans Pacem in terris6, puis Benoît XVI dans Caritas in veritate (CV67). L’ONU peut-elle être identifiée, dans son état actuel, à cette « autorité publique de compétence universelle » ? C’est néanmoins son contournement par l’administration Bush, en 2003, qui a constitué, aux yeux de Jean-Paul II, un des points qui l’ont conduit à condamner l’initiative guerrière américaine.

5. Espérance de succès

Les textes contemporains de l’Église n’évoquent plus guère ce vieux critère : une décision de recourir aux armes n’est moralement juste que si l’on a de sérieuses raisons de penser qu’on réussira effectivement à « désarmer l’agresseur » par ce moyen. Ce principe de sagesse délégitime les initiatives guerrières qui ne feraient qu’ajouter les malheurs de la guerre aux malheurs de l'oppression ou de l’agression. Un document publié en 2000 par la revue Documents Episcopat à propos des « interventions extérieures » de la France s’y réfère pour réfuter l’opinion selon laquelle de telles interventions seraient immorales du fait qu’elles visent à sauver certains et pas d’autres (argument du « deux poids, deux mesures » : on sauve les Kosovars, mais on abandonne les Tibétains à leur oppresseur) : « L’évaluation éthique doit tenir compte du “succès prévisible” des opérations. Ce n’est pas du cynisme. Le vieil adage “à l’impossible nul n’est tenu” n’est pas seulement de la Realpolitik, c’est aussi un principe éthique. Le mépriser, ce serait propager une idée dangereuse : il faudrait toujours faire quelque chose “pour le principe”, même dans les cas où le rapport des forces en présence laisse prévoir qu’il n’existe aucune chance de soustraire les victimes à leurs bourreaux par la force armée » (Justice et Paix-France, « Dossier de réflexion sur les interventions militaires extérieures », Documents-Épiscopat, 8 mai 2000, p. 10).

Jus in bello

Certains pensent que, quand l’enjeu d’un affrontement armé est une question de vie ou de mort, tous les moyens sont permis pour vaincre. Telle n’est pas la position de l’Eglise : « Ce n’est pas parce que la guerre est malheureusement engagée que tout devient, par le fait même, licite entre parties adverses » (GS 79, 4). Chacun, d'ailleurs, croyant ou non, perçoit intuitivement qu’il ne faut pas confondre « acte de guerre » et « crime de guerre ». Toute l’élaboration d’un « Droit international de la guerre » au cours du XXème siècle se fonde sur une telle distinction, qui prolonge l’élaboration du Jus in bello par les moralistes chrétiens.

Le principal crime de guerre consiste à faire des victimes « inutiles », c’est-à-dire celles qui, dans le camp adverse, ne jouent aucun rôle dans l’agression contre laquelle on se défend. Pour que les « actes de guerre » ne soient pas des « crimes de guerre », il importe de « discriminer » entre combattants et non-combattants ; ce « principe de discrimination », intégré maintenant dans les règlements des forces armées de presque tous les Etats modernes, est au cœur des réflexions contemporaines, religieuses ou non, sur l’éthique de la guerre. Son fondement est simple : si on admet que le respect de toute vie humaine est une exigence fondamentale de toute éthique, il importe que les exceptions que l’on est amené à faire à ce principe par la logique de la guerre soient les moins nombreuses possible. Faute de pouvoir le respecter de manière absolue (ce qui serait la position pacifiste), il faut au moins veiller à ce que les exceptions que l’on y fait soient uniquement celles qui sont réellement nécessaires pour « désarmer l’agresseur». Ne peuvent donc être visées intentionnellement que les personnes qu’il importe de « mettre hors de combat » pour parvenir à faire cesser l’agression, le génocide, le massacre ou la purification ethnique dont elles sont les agents. Toutes les autres sont « innocentes », non au sens moral du terme, mais au sens étymologique : elles ne « nuisent » pas, puisqu’elles ne jouent aucun rôle dans l’agression à faire cesser. De quel droit prendrait-on leur vie si cela n’est pas nécessaire pour « désarmer l’agresseur » ?

Ce principe est invoqué très souvent dans les textes de l’Église. Voici en quels termes le concile Vatican II s’inquiète du développement des armes modernes : « les actes belliqueux, quand on emploie de telles armes, peuvent causer d’énormes destructions, faites sans discrimination, qui vont très au-delà des limites d’une légitime défense » (GS80, 1). Pour le Concile, même dans la mise en oeuvre du droit de légitime défense on doit respecter absolument cette limite : si l’on commet, pour se défendre, des actes portant atteinte délibérément à des non-combattants, il ne s’agit plus d’actes de guerre, mais de « crimes de guerre ». Le refus d’obéissance devient alors un devoir moral : « On ne saurait trop louer le courage de ceux qui ne craignent point de résister ouvertement aux individus qui ordonnent de tels forfaits » (GS 79, 2). L’Eglise fait ainsi sienne la « jurisprudence Nuremberg » : quant un exécutant reçoit l’ordre de commettre des actes criminels, il ne peut dégager sa responsabilité en prétextant qu’il a seulement « obéi aux ordres » d’un supérieur.

Cela concerne au premier chef, évidemment, la stratégie dite « anti-cités », que le Concile condamne avec une solennité particulière : « Ce saint synode déclare : tout acte de guerre qui tend indistinctement à la destruction de villes entières ou de vastes régions avec leurs habitants est un crime contre Dieu et contre l’homme lui-même, qui doit être condamné fermement et sans hésitation » (GS80, 4). Ce jugement, on le voit, ne porte pas sur des armements (les mots « armes nucléaires » n’apparaissent pas), mais bien sur des actes : tout emploi d’armes ayant des effets de destruction indiscriminée, quel que soit le moyen technique mis en œuvre. Il porte donc, rétrospectivement, aussi bien sur les destructions des populations civiles de Dresde, Hambourg ou Tokyo que de celles d’Hiroshima et Nagasaki.

C’est sur ce principe que se fonde la condamnation radicale de tout acte terroriste. Peu importe en effet que ces actes satisfassent ou non aux critères du jus ad bellum (cause juste, ultime recours, etc.), ils violent toujours le principe de discrimination, par définition pourrait-on dire, puisque c’est justement cela qui définit la violence « terroriste » : elle vise des personnes qui ne jouent aucun rôle dans l’agression dont on se croit victime.

Respecter le principe de discrimination ne va pas de soi en un temps où les conflits armés opposent souvent des armées régulières à des guérillas ou à des milices, dont les combattants se distinguent mal des populations non-combattantes. En outre, la puissance militaire d’un pays dépend, beaucoup plus qu’hier, de multiples facteurs qui s’imbriquent dans l’activité civile ordinaire : recherche, communications, capacités de production, etc. Sans compter l’utilisation cynique de non-combattants comme « boucliers humains » pour camoufler ou protéger des sites ou des acteurs militaires. Ces réalités, qui rendent moins nette qu’hier la frontière entre combattants et non-combattants, ne peuvent être ignorées par le jugement moral. Mais ce n’est pas parce que cette frontière est devenue floue qu’elle n’existe plus. L’épiscopat américain fait ainsi observer que, même si le mot « combattant » peut recouvrir beaucoup plus de personnes que les seuls soldats en uniforme, « on ne peut raisonnablement considérer comme combattants des catégories entières d’êtres humains comme les écoliers, les personnes hospitalisées, les personnes âgées, les malades, les ouvriers de l’industrie produisant des articles non directement liés à des fins militaires, les agriculteurs et bien d’autres» (« Le défi de la paix », Documentation catholique, 1983, p 732). Les viser, c’est bien un crime de guerre.

Notons que l’exigence de proportionnalité (l’un des critères du Jus ad bellum) intervient aussi dans le Jus in bello : est moralement condamnable tout ce qui, dans le choix des stratégies et tactiques, provoque des destructions « disproportionnées » par rapport à l’enjeu de chacune des opérations.

« Un esprit entièrement nouveau » ?

Ce parcours à travers l’utilisation par les autorités catholiques contemporaines des critères de la « guerre juste » montre que, même si l’expression a pratiquement disparu de leur discours, elles considèrent toujours comme pertinent – du moins jusqu’à l’avènement du pape François, comme on va le voir - l’appareil conceptuel élaboré au long des siècles sous ce nom. Ainsi, c’est la présentation succincte de ces critères traditionnels qui constitue l’armature des articles 2307 à 2317 du Catéchisme universel (1992) consacrés à la guerre. L’Eglise attend des militaires catholiques non pas qu’ils renoncent aux armes, mais qu’ils respectent en toute circonstance les principes de sa doctrine. Leur métier est même loué par le Concile comme une manière de servir « la sécurité et la liberté des peuples » (GS79, 5).

On ne peut donc pas parler de rupture avec la doctrine traditionnelle ; on peut alors s’interroger sur le sens de la formule du Concile invitant à « reconsidérer la guerre dans un esprit entièrement nouveau » (GS80, 2) ? En quoi consiste cette nouveauté ? Tout dépend de ce que l’on entend par « esprit entièrement nouveau ». Si l’on pense à un abandon des principes traditionnels, il est évident que ce n’est pas le cas : l'Eglise n’invite pas à abandonner l’idée que le recours aux armes est parfois justifiable. Jean-Paul II, par exemple, a pris soin de préciser que son opposition à la guerre du Golfe ne relevait pas d'une opposition de principe à tout usage des armes, mais d'un jugement circonstanciel : il restait à son avis d'autres moyens, diplomatiques notamment, pour obtenir que l'Irak se retire du Koweït. Claire allusion au principe d’ultime recours. Quand le même Jean-Paul II, en janvier 2003, fait campagne contre les projets d’invasion de l’Irak du président Bush, il ne dit pas que toute guerre est injuste mais qu’ « on ne peut s’y résoudre, même s’il s’agit d’assurer le bien commun, qu’à la dernière extrémité et selon des conditions très strictes, sans négliger les conséquences pour les populations civiles, après et pendant les opérations » (13/01/03, Discours au corps diplomatique) : dans ces quelques lignes on perçoit les références à quelques uns de ces fameux critères : ultime recours, proportionnalité, discrimination… Quant le Conseil pontifical Justice et Paix se penche en 1994 sur les transferts d’armements, il les jauge à l’aune du «principe de la suffisance » : "Chaque Etat doit pouvoir justifier toute possession ou acquisition d'armes au nom du principe de la suffisance, aux termes duquel un Etat peut posséder uniquement les armes nécessaires pour assurer sa légitime défense". Il s’appuie ainsi sur le droit à la « légitime défense », y compris par les armes, que Gaudium et Spes avait admis comme unique « cause juste » d’un recours aux armes.

En fait, ce qui semble « radicalement nouveau » c’est que l’Eglise, sans abandonner ses vieux critères, en propose désormais une application si stricte que deviennent rarissimes les cas où  un recours aux armes satisfait à tous ces critères. Dans le couple légitimation/limitation, dont on peut dire qu’il constitue la structure de la doctrine, l’accent est désormais mis très fortement sur le pôle limitation. Une conscience chrétienne ne peut «  légitimer » une activité aussi contraire à l’Evangile que si cette légitimation n’est accordée que dans les circonstances très exceptionnelles que définit le Jus ad bellum. L’histoire enseigne que l’équilibrage de la légitimation par la limitation, s’il était bien présent dans les textes de la doctrine, a été en fait peu respecté : la doctrine de la « guerre juste » a beaucoup servi à légitimer les guerres voulues par les « princes » (puis par les « autorités légitimes »), fort peu à les interdire ou à les limiter. S’il n’y avait eu, dans l’aire culturelle marquée par le christianisme pendant15 siècles, que des guerres déclenchées en respectant tous les critères de la doctrine, combien y en aurait-il eu ? Fort peu sans doute….L’« esprit nouveau » voulu par le Concile consiste donc à donner au pôle limitation la nette prééminence qu’il aurait toujours dû avoir sur le pôle légitimation. Les critères classiques, loin d’être récusés, sont au contraire redécouverts et actualisés pour qu’on ne puisse plus présenter comme « justes » que les guerres répondant strictement aux critères du Jus ad bellum et du Jus in bello, c’est-à-dire très peu, pour ne pas dire aucune.

Autre manifestation de cet « esprit entièrement nouveau » : la désuétude de l’expression « guerre juste », qui a presque disparu du discours catholique officiel. Cette désuétude traduit une rupture avec une thématique que l’on a parfois entendue jusqu’au cœur du XXe siècle, selon laquelle la guerre est une réalité qu’il faut certes chercher à humaniser et contrôler, mais qui, s’inscrivant dans les desseins de la « Providence » divine, peut même comporter des aspects positifs. En 1953, Pie XII s’oppose avec vigueur à une telle vision : « Toute apothéose de la guerre est à condamner comme une aberration de l’esprit et du cœur…vouloir provoquer la guerre parce qu’elle est l’école des grandes vertus et une occasion de les pratiquer devrait être qualifié de crime et de folie » (Aux participants à la XVIe Session de l'Office international de documentation de médecine militaire (19 octobre 1953) | PIE XII (vatican.va)). Pour les Pères conciliaires, il ne s’agit plus de se contenter d’humaniser la guerre, il faut viser son éradication : « Nous devons tendre à préparer de toutes nos forces ce moment où, de l'assentiment général des nations, toute guerre pourra être absolument interdite. Ce qui, assurément, requiert l'institution d'une autorité publique universelle, reconnue par tous, qui jouisse d'une puissance efficace, susceptible d'assurer à tous la sécurité, le respect de la justice et la garantie des droits. (GS 82. 1). Dans la  phrase où il reconnaît le droit de légitime défense, le Concile introduit une incise qui peut sembler anodine : « aussi longtemps que le risque de guerre subsistera ». En fait, ces mots refusent l’idée que la guerre serait tellement inhérente à la nature humaine qu’on ne puisse viser qu’à la réguler. Voilà pourquoi on ne peut plus accoler au substantif « guerre » l’adjectif « juste », qui évoque quelque chose de positif : la guerre est un mal ; parfois encore un « moindre mal », mais toujours un mal. L’expression, il est vrai, se trouve encore dans le catéchisme officiel de l’Eglise catholique (1992), mais une seule fois (article 2309) et entre guillemets : « Ce sont les éléments traditionnels énumérés dans la doctrine dite de la " guerre juste " ». Ces guillemets et le mot « dite » marquent bien que cette expression est utilisée en un sens historique : on l’appelait ainsi, semble dire le Catéchisme, mais plus maintenant…

Quelles sont les raisons d’un tel changement ? Sans doute d'abord l'avènement, depuis plus d’un siècle, de la "guerre totale", celle qui implique l'ensemble d'une société, et non plus les seuls militaires professionnels. Dès les années 30, des théologiens ont estimé, devant l'ampleur des hécatombes de 1914-1918, que l'idée de guerre juste devait être abandonnée, sauf en cas de légitime défense7. En décembre 1944, Pie XII s’est dit convaincu que « la théorie de la guerre comme moyen apte et proportionné de résoudre les conflits internationaux est désormais dépassée ». Le développement des armes de destruction massive, notamment nucléaires, ne fera qu’accentuer cette prise de conscience. En 1963, six mois après la crise des missiles de Cuba, Jean XXIII écrit : « Il devient humainement impossible de penser que la guerre soit, en notre ère atomique, le moyen adéquat pour obtenir justice d’une violation de droits »8. La puissance destructrice des armes est devenue si démesurée qu’il n’est plus possible, si on y recourt, de respecter les limitations qu’impose la tradition, notamment les critères de proportionnalité et de discrimination. Notons toutefois que Jean XXIII récuse ici la guerre entreprise pour « obtenir justice », non l’exercice de la légitime défense « par des moyens proportionnés » et en ultime recours.

La reconnaissance de la légitimité, pour un catholique, de la position « non-violente » (voir le début du présent article) s’inscrit dans la même perspective.

Le pape François : pas de « guerre juste »

Cet « esprit entièrement nouveau » s’exprime plus nettement encore chez le pape François. Il consacre à la non-violence son message du 1 janvier 2017, dans lequel on peut relever cette vigoureuse condamnation du recours à la violence comme réponse à la violence : un tel recours « conduit, dans la meilleure des hypothèses, à des migrations forcées et à d’effroyables souffrances, puisque d’importantes quantités de ressources sont destinées à des fins militaires et soustraites aux exigences quotidiennes des jeunes, des familles en difficulté, des personnes âgées, des malades, de la grande majorité des habitants du monde. Dans le pire des cas, elle peut conduire à la mort, physique et spirituelle, de beaucoup, voire de tous. » . Il adresse un message aux participants au colloque sur la non-violence organisé au Vatican en 2017 sous l’égide du Conseil pontifical Justice et Paix et de Pax Christi international. Dans son message  urbi et orbi de Pâques 2021, il emploie l’adjectif « scandaleux » à propos des conflits armés qui ne cessent pas et des arsenaux militaires qui se renforcent.

Dans son encyclique Fratelli tutti (2020), il aborde en ces termes, au chapitre 7, la question de la « guerre juste » : « Il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste”. » S’agit-il d’une rupture avec ce que disaient ses prédécesseurs ?

En ce qui concerne l’expression « guerre juste », ce n’est pas le cas, puisque, comme on l’a vu, elle avait déjà presque disparu des textes officiels de l’Eglise. En ce qui concerne les contenus auxquels renvoyait jadis cette expression, il convient de peser exactement les mots du pape François : il juge qu’il est « très difficile » de défendre  les « critères rationnels », mais il n’écrit pas « impossible ». Un tel mot équivaudrait en effet, en toute logique, à déclarer qu’aucun usage des armes n’est jamais permis, (même, par exemple, en cas de résistance à une agression armée ou d’intervention visant à interrompre un génocide) et que, par conséquent, le métier militaire est incompatible avec l’éthique chrétienne. Le pape ne va pas jusque-là, mais fait un pas de plus dans l’évolution décrite ci-dessus : plus les « critères rationnels » sont difficiles à respecter, plus rares – voire exceptionnelles – sont les situations justifiant qu’on recoure à la violence des armes.

 

1 On en trouvera des exposés complets dans le chapitre 1 de René Coste, Le Problème du droit de guerre dans la pensée de Pie XII (Paris, Aubier, 1962) ou dans la lettre pastorale publiée en 1983 par la conférence épiscopale des États-Unis, « Le défi de la paix » (La Documentation catholique, 22 juillet 1983). Pour une histoire du développement de la doctrine, la référence reste Robert Regout, La Doctrine de la guerre juste de saint Augustin à nos jours, d’après les théologiens et les canonistes catholiques, Paris, Pedone, 1935.

2 Summa Theologiae, IIa-IIae, q. 40, art. 1.

3 La Documentation catholique, n° 2066, p. 157.

4 Opinion qu’il avait déjà exprimée quelques semaines plus tôt, à propos de l’action humanitaire : « Il ne faut pas que les guerres entre nations et les conflits internes condamnent des civils sans défense à mourir de faim pour des motifs égoïstes et partisans… Dans ces cas, on doit de toute façon assurer les aides alimentaires et sanitaires, et lever tous les obstacles, y compris ceux qui viennent de recours arbitraires au principe de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un pays. » (La Documentation catholique, 5 décembre 1992, pp. 106-108).

5 La Documentation catholique, 16 février 2003, p. 207.

6 « De nos jours, le bien commun universel pose des problèmes de dimensions mondiales. Ils ne peuvent être résolus que par une autorité publique dont le pouvoir, la constitution et les moyens d’action prennent eux aussi des dimensions mondiales et qui puisse exercer son action sur toute l’étendue de la terre. C’est donc l’ordre moral lui-même qui exige la constitution d’une autorité publique de compétence universelle. » (Pacem in terrisPT 137.)

7 « Divers théologiens contemporains inclinent à croire que, dans la condition actuelle des choses, il n'existe plus guère d'hypothèse moralement admissible où un Etat pourrait, de lui-même, recourir à la force des armes par application de la doctrine traditionnelle de la guerre juste », écrit en 1938 le Père Yves de La Brière s.j., dans Le droit de juste guerre, Paris, Pedone, 1938, p. 182. Il fait allusion au Manifeste de Fribourg, publié en octobre 1931 par des théologiens de diverses nationalités, inspirés notamment par le P. Stratmann, dominicain allemand.

8 Pacem in terrisPT 127. En 1982, en pleine crise des euromissiles, Jean-Paul II reprend la même idée : «La terreur nucléaire qui hante notre temps peut presser les hommes d’enrichir leur patrimoine commun de cette découverte très simple qui est à leur portée, à savoir que la guerre est le moyen le plus barbare et le plus inefficace de résoudre les conflits. » (Message pour la Journée mondiale de la paix, La Documentation catholique, 1982, p. 72.)

Pour aller plus loin

Voir, dans la rubrique « une doctrine vivante » de ce site :

La voie tracée par les papes en 50 ans de Messages pour la Paix