Une large partie du discours social de l’Église sur la famille traite de thématiques plutôt inattendues : juste salaire, propriété privée, patrimoine familial… Cette prise en compte des réalités économiques et sociales de la famille confère une étonnante actualité à l’enseignement social catholique.
Loin de toute approche moralisante ou sentimentale, le discours social de l’Église aborde la famille à travers sa réalité économique et son rôle social. Bien sûr, Rerum novarum affirme « le droit naturel et primordial de tout homme au mariage » et rappelle que sa fin principale est la procréation (RN9). Mais ces quelques lignes sont insérées dans un ensemble de paragraphes consacrés au travail, à la propriété privée, au patrimoine familial et au juste salaire. Cette prise en compte de la réalité économique et sociale de la famille constitue un aspect méconnu du discours de l’Église et lui confère une actualité étonnante. Les liens entre famille, travail et repos – on parle aujourd’hui de « la conciliation entre vie professionnelle et vie privée » – se retrouvent dans presque tous les textes.
Ce n’est qu’à partir des années 1960, avec l’apparition de la contraception artificielle puis la contestation du modèle familial traditionnel, que des questions de morale sexuelle croisent le discours social et que l’Église insiste sur les fondements du mariage. Cette problématique éclipse le réalisme économique et social dont l’Église continue néanmoins à faire preuve. C’est Laborem exercens qui souligne le plus clairement ce lien intime entre réalité économique et rôle social de la famille :
« Le travail est le fondement sur lequel s’édifie la vie familiale, qui est un droit naturel et une vocation pour l’homme. Ces deux sphères de valeurs – l’une liée au travail, l’autre dérivant du caractère familial de la vie humaine – doivent s’unir et s’influencer de façon correcte. Le travail est, d’une certaine manière, la condition qui rend possible la fondation d’une famille, puisque celle-ci exige les moyens de subsistance que l’homme acquiert normalement par le travail. Le travail et l’ardeur au travail conditionnent aussi tout le processus d’éducation dans la famille, précisément parce que chacun devient homme, entre autres, par le travail » (LE10).
La réalité économique conditionne, tout d’abord, l’existence d’une vie familiale digne de ce nom, puis la façon dont la famille va pouvoir assumer son rôle social, à travers l’éducation et la création de liens. Ce rôle social est primordial pour la société. Aussi, la famille doit reposer sur un engagement fort de la part des époux et être soutenue par les pouvoirs publics. Voilà le cœur du discours social de l’Église concernant la famille.
La famille ne vit pas que d’amour et d’eau fraîche. La misère ou des conditions trop dures d’existence provoquent sa désintégration et l’empêchent de jouer son rôle. Aussi le discours social de l’Église vise-t-il tout d’abord de meilleures conditions de vie pour les familles pauvres. Cela passe par un juste salaire et l’accès à la propriété privée.
Tout travailleur doit percevoir un juste salaire lui permettant de vivre et de faire vivre sa famille. Cette exigence résonne de façon constante dans l’enseignement des papes, de Rerum novarum (1891) à Caritas in veritate (2009). Les textes prennent la mesure de la difficulté d’obtenir ce qui paraît une exigence élémentaire de justice sociale. En 1891, déjà, le pape Léon XIII dénonce la tentation du patron d’exploiter la misère humaine (RN17) et souligne le risque pour le travailleur d’accepter une rémunération trop faible. Du devoir de conserver l’existence « découle nécessairement le droit de se procurer les choses nécessaires à la subsistance que le pauvre ne se procure que moyennant le salaire de son travail » (RN34). Il légitime en conséquence l’intervention des syndicats ou de l’État pour sauvegarder les intérêts des travailleurs.
Pie XI développera en 1931 les conditions de détermination du juste salaire par rapport à trois impératifs : la subsistance de l’ouvrier et de sa famille, la situation de l’entreprise et les exigences du bien commun (Quadragesimo anno, QA76-82). Les mêmes exigences seront reprises par Pie XI en 1937 (Divini redemptoris, DR52) et Pie XII en 1941 (Radio message, RM19). En 1961, Jean XXIII rappelle :
« La fixation du taux de salaire ne peut être laissée à la libre concurrence ni à l’arbitraire des puissants, mais doit se faire conformément à la justice et à l’équité. Les travailleurs doivent recevoir un salaire suffisant pour mener une vie digne de l’homme et subvenir à leurs charges de famille » (Mater et magistra, MM71)
Il reprend les mêmes critères que Pie XI mentionnant en particulier, dans les exigences du bien commun, celles du plein-emploi. Des affirmations équivalentes se trouvent encore sous la plume de Jean XXIII en 1963 (Pacem in terris, PT20), du concile Vatican II en 1965 (Gaudium et spes, GS67, 2) ou de Jean-Paul II en 1981 (LE19) et 1991 (Centesimus annus, CA8).
Finalement, Benoît XVI développera en 2009 ce que signifie un travail « digne ». « Un travail qui donne les moyens de pourvoir aux nécessités de la famille et de scolariser les enfants, sans que ceux-ci ne soient obligés eux-mêmes de travailler » et « qui laisse un temps suffisant pour retrouver ses propres racines au niveau personnel, familial et spirituel » (Caritas in veritate, CV63).
Mais le réalisme économique de l’Eglise ne s’arrête pas à la demande du juste salaire. L’Église insiste aussi, et de façon plus surprenante pour nous aujourd’hui, sur l’importance de la propriété privée pour la famille.
Les premiers textes du discours social présentent la propriété privée comme un garant contre les aléas de la vie à une époque où il n’y avait pas de systèmes d’assurance sociale. Ainsi Rerum novarum : « La nature impose au père de famille le devoir sacré de nourrir et d’entretenir ses enfants. […] La nature lui inspire de se préoccuper de leur avenir et de leur créer un patrimoine qui les aide à se défendre, dans la périlleuse traversée de la vie, contre toutes les surprises de la mauvaise fortune. Or, il ne pourra leur créer ce patrimoine que par l’acquisition et la possession de biens permanents et productifs qu’il puisse leur transmettre par voie d’héritage » (RN10).
L’encyclique plaide pour un développement de l’épargne et de l’esprit de propriété dans les masses populaires pour réduire les inégalités sociales (RN35). Cette préoccupation est reprise dans Quadragesimo anno qui exprime le souhait que les ouvriers « accroissent par l’épargne un patrimoine qui, sagement administré, les mettra à même de faire face plus aisément et plus sûrement à leurs charges de famille. Ainsi ils se délivreront de la vie d’incertitude qui est le sort du prolétariat, ils seront armés contre les surprises du sort et ils emporteront, en quittant ce monde, la confiance d’avoir pourvu en une certaine mesure aux besoins de ceux qui leur survivent ici-bas » (QA68).
L’apparition des systèmes d’assurance sociale diminue l’incertitude des familles. Ces mesures sont encouragées par l’Église (DR52), qui continue à défendre l’importance de la propriété privée, comme moyen de lutter contre la pauvreté, comme garant de la dignité et de la liberté de l’homme, de la stabilité familiale et de la paix sociale, à condition d’être accessible au plus grand nombre (MM111 à MM115). L’Église insiste sur le lien entre propriété privée et liberté :
« La propriété privée ou un certain pouvoir sur les biens extérieurs assurent à chacun une zone indispensable d’autonomie personnelle et familiale ; il faut les regarder comme le prolongement de la liberté humaine. Enfin, en stimulant l’exercice de la responsabilité, ils constituent l’une des conditions des libertés civiles » (GS71,2).
Mais l’encyclique prend aussi soin de rappeler que la propriété n’est pas un droit absolu : « De par sa nature même, la propriété privée a aussi un caractère social, fondé dans la loi de commune destination des biens » (GS71, 5).
Cette insistance sur les aspects matériels rend l’enseignement de l’Eglise extrêmement actuel. Notre société découvre en effet les conséquences économiques de l’instabilité conjugale et doit faire face à de nouvelles pauvretés, qui apparaissent là où les solidarités familiales font défaut (par exemple, les familles monoparentales). Cette fragilité économique hypothèque la capacité des familles à jouer leur rôle social indispensable.
Les premiers textes du discours social ne s’attardent pas sur la fonction la plus évidente de la famille. Elle assurait les apprentissages fondamentaux de la vie et se situait au cœur d’un réseau social, qui n’avait rien de virtuel. Mais avec la montée de l’individualisme et la contestation du modèle familial traditionnel, les textes, à partir des années 1960, mettent davantage en lumière ses apports sociaux.
En 1965, le concile Vatican II parle de la famille comme « source de la vie sociale » (GS32, 2) et « école d’enrichissement humain » (GS52, 1). Il souligne l’apprentissage du vivre ensemble qu’elle assure en tant que « lieu de rencontre de plusieurs générations qui s’aident mutuellement à acquérir une sagesse plus étendue et à harmoniser les droits de la personne avec les autres exigences de la vie sociale » (GS52, 2). L’Église entend aussi la contestation dont la famille traditionnelle fait l’objet et l’aspiration à plus de liberté personnelle. Ainsi, dès 1967, Paul VI indique : « L’homme n’est lui-même que dans son milieu social, où la famille joue un rôle primordial. Celui-ci a pu être excessif, selon les temps et les lieux, lorsqu’il s’est exercé au détriment de libertés fondamentales de la personne » (Populorum progressio, PP36).
La tension entre le désir d’une liberté personnelle toujours plus grande et les contraintes de la vie de famille en change la perception. Aujourd’hui, elle est perçue comme un réseau au service de l’épanouissement personnel de chacun. Son rôle social a été largement oublié. Déjà, en 1971, les évêques estimaient qu’il n’était reconnu que rarement et insuffisamment par les pouvoirs publics (Justitia in mundo, JM28). Au fil des textes, il est possible de relever quelques facettes de ce rôle social. Elle assure l’éducation à la justice (JM57), constitue la première école de travail (LE10, 3), donne les premières notions déterminantes concernant la vérité et le bien, apprend ce que signifie aimer et être aimé et, ainsi, ce que veut dire concrètement être une personne (CA39). Elle ouvre sur « un engagement concret de solidarité et de charité qui commence […] par le soutien mutuel des époux, puis s’exerce par la prise en charge des générations les unes par les autres » (CA49). Une solidarité qui risque de ne plus être garantie lorsque les familles deviennent trop petites (CV44).
Le discours social met donc en valeur toutes les « compétences cachées [1] » de la famille. Ce sont les bienfaits d’une éducation qui a permis de former des adultes responsables, capables de nouer des liens, de donner le meilleur d’eux-mêmes dans leur vie personnelle et professionnelle. Les bienfaits de la création de réseaux multiples par lesquels la solidarité peut prendre forme. Ce rôle social de la famille est à redécouvrir et à soutenir, mais il sera désormais assumé autant par les hommes que par les femmes.
Jusqu’à un passé récent, ce rôle social revenait principalement aux femmes. La réalité économique, aux hommes. Aussi, dans son approche surtout patrimoniale, l’Église appréhende la famille par l’homme, « chef de famille », à qui il incombe de nourrir femme et enfants. Le travail de la femme, lui, n’est pas examiné sous l’angle économique comme celui de l’homme. Il est apprécié par rapport à son rôle social et ses obligations en tant qu’épouse et mère.
L’évolution des mentalités peut être retracée à travers le discours de l’Église. En 1891, l’Église cherche d’abord à protéger les femmes et les enfants d’un travail trop dur ou trop pénible :
« Ce que peut réaliser un homme valide et dans la force de l’âge ne peut équitablement être demandé à une femme ou un enfant. L’enfant en particulier – et ceci demande à être observé strictement – ne doit entrer à l’usine qu’après que l’âge aura suffisamment développé en lui les forces physiques, intellectuelles et morales. […] De même, il est des travaux moins adaptés à la femme que la nature destine plutôt aux ouvrages domestiques ; ouvrages d’ailleurs qui sauvegardent admirablement l’honneur de son sexe et répondent mieux, par nature, à ce que demandent la bonne éducation des enfants et la prospérité de la famille » (RN33, 2).
Les mêmes considérations ont encore cours dans les années 1930, quand Pie XI indique : « Il n’est aucunement permis d’abuser de l’âge des enfants ou de la faiblesse des femmes. C’est à la maison avant tout, ou dans les dépendances de la maison, et parmi les occupations domestiques, qu’est le travail des mères de famille. C’est donc par un abus néfaste, et qu’il faut à tout prix faire disparaître, que les mères de famille, à cause de la modicité du salaire paternel, sont contraintes de chercher hors de la maison une occupation rémunératrice, négligeant les devoirs tout particuliers qui leur incombent – avant tout l’éducation des enfants » (QA77).
L’émancipation de la femme, telle que promue par le communisme, est sévèrement condamnée par l’Église en 1937 (DR11). Il faut attendre 1963 pour voir Jean XXIII affirmer l’égalité de droits et des devoirs des époux (PT15) et une appréciation positive de l’entrée de la femme dans la vie publique (PT41).
Jean-Paul II, en 1981, mettra le travail accompli par les femmes dans la maison et pour l’éducation des enfants au même rang que tout autre travail et plaidera pour une revalorisation sociale des fonctions maternelles (LE19, 4). Tout en insistant sur les besoins des enfants, c’est le libre choix de la femme qu’il valorise. Dans la ligne du concile Vatican II (GS67, 3), il plaide pour une adaptation du travail aux exigences de la vie de famille :
« La vraie promotion de la femme exige que le travail soit structuré de manière qu’elle ne soit pas obligée de payer sa promotion par l’abandon de sa propre spécificité et au détriment de sa famille dans laquelle elle a, en tant que mère, un rôle irremplaçable » (LE19, 5).
L’Église a aussi toujours réclamé un temps de repos. D’abord pour restaurer les forces du travailleur et respecter le jour du Seigneur (RN33, 3). Aussi pour « favoriser l’unité de la famille, dont les membres doivent pouvoir se retrouver fréquemment dans les joies paisibles de la vie en commun » (MM250). Enfin, avec l’apparition des loisirs, pour « entretenir une vie familiale, culturelle, sociale et religieuse » (GS67, 3). La conciliation entre vie professionnelle et vie privée est un autre fil rouge qui traverse le discours social. Mais cette conciliation n’est pas pensée au service de l’épanouissement de l’individu, elle a une visée plus collective : l’éducation des enfants et le vivre ensemble.
La famille assure donc un rôle social indispensable, tant à travers l’éducation des enfants que la solidarité mise en œuvre et, à ce titre, elle doit être protégée par les pouvoirs publics. L’Église a régulièrement insisté sur la nécessité d’une véritable politique familiale (en dernier lieu dans CV44), tout en interdisant à l’État d’intervenir dans des domaines qui relèvent, selon elle, de sa seule responsabilité ou de celle des époux. Léon XIII estime que le mariage est du ressort exclusif de l’Église et conteste la compétence de l’État d’organiser un mariage civil [2]. Il admet l’intervention de l’État en cas de défaillance de la famille ou de violations graves des droits. Mais l’État ne saurait absorber l’autorité paternelle (RN11).
L’Église a également toujours insisté sur la liberté et la responsabilité des parents d’éduquer leurs enfants en accord avec leur foi (MbS39, MM195, DH5). Elle demande à l’État de soutenir le mariage et la famille par des « mesures d’ordre économique, social, culturel et moral, de nature à en consolider la stabilité et à lui faciliter l’accomplissement du rôle qui lui incombe » (PT16 ; GS52,2 et CA49). Mais, elle interdit formellement à l’État d’intervenir dans le contrôle des naissances (GS87, 3). Une question qui va prendre une place importante à partir des années 1960.
La famille a toujours été le lieu de la transmission de la vie et celle-ci était encadrée par le mariage. Le divorce, une fois introduit, est resté longtemps un phénomène marginal. Les pratiques contraceptives demeuraient confinées dans le secret des alcôves. Aussi, le discours social antérieur aux années 1960 ne mentionne que rapidement l’importance du mariage et son lien avec la procréation ou renvoie à d’autres textes [3].
Mais le rejet du mariage comme passage obligatoire pour fonder une famille et l’apparition des moyens de contraception artificielle ont une incidence sociale beaucoup plus large. Cela conduit l’Église à aborder ces questions dans son discours social.
Pour jouer pleinement son rôle social, la famille doit être stable. Cette stabilité, c’est le mariage qui l’assure. Dès 1965, Gaudium et spes en prend la défense en en rappelant les caractéristiques : une communauté de vie et d’amour, le consentement libre et irrévocable des époux, l’exigence d’une entière fidélité et l’accueil des enfants à naître. Le texte dit expressément : « En vue du bien des époux, des enfants et aussi de la société, ce lien sacré échappe à la fantaisie de l’homme » (GS48, 1). Une affirmation qui met clairement une limite à la liberté personnelle dans l’intérêt du bien commun, mais qui n’a pas été entendue. Depuis, l’instabilité conjugale s’est aggravée, du fait d’une instabilité personnelle, mais aussi en raison de l’instabilité qui règne désormais dans toute la vie sociale. Benoît XVI souligne ce danger : « Quand l’incertitude sur les conditions de travail, en raison des processus de mobilité et de déréglementation, devient endémique, surgissent alors des formes d’instabilité psychologiques, des difficultés à construire un parcours personnel cohérent dans l’existence, y compris à l’égard du mariage » (CV25).
En même temps que la stabilité familiale, le mariage assurait la lisibilité de la filiation. La contraception va permettre de dissocier mariage et procréation. La question de son utilisation se pose à un niveau individuel, mais aussi à un niveau collectif. La démographie galopante de certains pays est vue comme un frein au développement et certains gouvernements lancent des campagnes pour limiter la natalité. Paul VI reconnaît : « Les pouvoirs publics, dans les limites de leur compétence, peuvent intervenir, en développant une information appropriée et en prenant les mesures adaptées, pourvu qu’elles soient conformes aux exigences de la loi morale et respectueuse de la juste liberté du couple » (PP37).
Plus récemment, Benoît XVI affirmait : « Considérer l’augmentation de la population comme la cause première du sous-développement est incorrect, même du point de vue économique. […] Il demeure évidemment nécessaire de prêter l’attention due à une procréation responsable qui constitue, entre autres, une contribution efficace au développement humain intégral. […] En effet, la responsabilité interdit aussi bien de considérer la sexualité comme une simple source de plaisir, que de la réguler par des politiques de planification forcée des naissances. Dans ces deux cas, on est en présence de conceptions et de politiques matérialistes, où les personnes finissent par subir différentes formes de violence. À tout cela, on doit opposer, dans ce domaine, la compétence primordiale des familles à celle de l’État et à ses politiques contraignantes, ainsi qu’une éducation appropriée des parents » (CV44).
Au niveau collectif, l’Église veille à protéger les familles d’une intrusion de l’État dans l’intimité conjugale et oppose la responsabilité des époux à celle de l’État. Au niveau individuel, « la juste liberté du couple » reste une liberté surveillée de près par l’Église.
Gaudium et spesrappelle : « Dans le devoir qui leur incombe de transmettre la vie et d’être des éducateurs […], les époux savent qu’ils sont les coopérateurs de l’amour du Dieu créateur et comme ses interprètes » (GS50, 2). Le texte énumère les critères à prendre en considération pour la formation du jugement que les époux doivent en dernier ressort arrêter eux-mêmes devant Dieu en suivant toujours leur conscience. Mais il prend soin de préciser que, pour la régulation des naissances, il n’est pas permis aux fidèles d’utiliser les moyens « que le magistère, dans l’explicitation de la loi divine, désapprouve » (GS51, 3).
Gaudium et spes ne pouvait aller plus loin, Paul VI s’étant réservé la question de la contraception et l’ayant retirée au concile. Elle fera l’objet en 1968 de l’encyclique Humanae vitae qui instaure, malheureusement, une profonde incompréhension entre l’Église et le monde qui perdure à ce jour. Le grand public ne connaît du discours de l’Église que son opposition à la pilule et au préservatif, sans la comprendre. Beaucoup de catholiques ont pris sur ce point des distances avec l’enseignement de l’Église. Le discours sur la morale sexuelle a complètement éclipsé le discours social.
Les discours sur la morale sociale et sur la morale individuelle ont subi, assez curieusement, un traitement très différent dans l’Église. Le discours social est toujours parti de l’observation de la réalité et cherche, à partir de ses principes, comment le message du Christ peut aujourd’hui encore féconder cette réalité. Dans le domaine de la famille et de la sexualité, l’Église est toujours partie de la théorie, d’un idéal certes très beau, mais aussi très éloigné de la réalité de la vie des familles. Elle a plaqué l’idéal sur la réalité, laissant quelque peu désemparés tous celles et ceux qui, pour diverses raisons, ne pouvaient s’y conformer. Un fossé s’est ainsi creusé au fils des ans entre le discours de l’Église sur la famille et la vie des familles. C’est ce fossé que le pape François cherche à combler avec une nouvelle approche de la famille, une approche qui part justement de la réalité.
La conviction que la réalité est plus importante que l’idée est un des quatre principes que le pape avance dans l’exhortation Evangelii Gaudium pour orienter le développement de la cohabitation sociale (EG221) et dont il dit expressément qu’ils sont liés par des tensions bipolaires. « La réalité est, tout simplement ; l’idée s’élabore. Entre les deux il faut instaurer un dialogue permanent, en évitant que l’idée finisse par être séparée de la réalité » (EG231). Ce dialogue, cette fécondation mutuelle entre réalité et idée, caractéristique de la pensée sociale, a été étendu par le pape aux questions de morale individuelle.
Avec le synode sur la famille de 2014 et 2015, les fidèles ont été invités à répondre à deux reprises à de longs questionnaires qui ont permis de faire un état des lieux de la situation actuelle des familles et des défis auxquels elles sont confrontées. Cette réalité a servi de base aux discussions entre évêques membres du synode et se retrouve largement reprise dans le Chapitre 2 de l’Exhortation post-synodale Amoris Laetitia qui se termine en indiquant qu’« un stéréotype de la famille idéale ne résulte pas des réflexions synodales, mais il s’en dégage un collage qui interpelle, constitué de nombreuses réalités différentes, remplies de joies, de drames et de rêves » (AL 57). Ce chapitre 2 est précédé d’un chapitre qui montre que, dans les Écritures non plus, il n’y a pas de famille modèle. La vision idéale que l’Eglise a de la famille n’intervient qu’au chapitre 3, et après que le pape François a mis en garde contre « l’idéalisation excessive » du mariage et la difficulté de l’Église de laisser la place à la conscience personnelle des fidèles (AL 36-37).
Tout le texte d’AL cherche à voir comment le message de l’Évangile peut concrètement rejoindre la réalité des familles aujourd’hui et faire avancer les personnes, quel que soit le chaos de leur vie. « La force de la famille réside essentiellement dans sa capacité d’aimer et d’enseigner à aimer. Aussi blessée soit-elle, une famille pourra toujours grandir en s’appuyant sur l’amour » (AL 53).
Les différents aspects de la famille que la pensée sociale met en lumière se retrouvent aussi dans les textes du pape François : la dimension économique (AL 44 ; 46 ; 49) ; l’importance du mariage pour la société (EG66-67 ; AL 35) comme pour les époux (AL 131-132), le besoin de soutien public à la famille (AL 44) et surtout le rôle social de la famille. Mentionné déjà dans Laudato Si’ (LS213), ce rôle est développé dans AL où le pape indique clairement que la fécondité d’un couple va plus loin que la procréation, que Dieu a confié à la famille le projet de rendre le monde « domestique » et que la participation à l’eucharistie implique de s’occuper aussi du sort des pauvres (AL 181-186). Enfin, le pape François ne demande pas seulement de partir de la réalité des familles mais aussi de jeter un regard nouveau sur celle-ci. Il s’agit de voir dans cette réalité, non pas la conformité ou la non-conformité à la norme, mais comment l’Esprit y est à l’œuvre. Ainsi, le pape écrit-il : « Je crois sincèrement que Jésus Christ veut une Église attentive au bien que l’Esprit répand au milieu de la fragilité » (AL 308).
Le pape François unifie donc les approches de la pensée sociale et de la morale individuelle en invitant à partir toujours de la réalité et de poser sur elle le regard bienveillant et miséricordieux de Dieu lui-même. Pour les familles, c’est un changement de paradigme !
1 M. Baujard, « Les familles, miroir de la société », Documents Épiscopat, n° 5, 2011.
2 Voir l’encyclique Arcanum divinae (1880), qui ne fait pas partie du corpus de la doctrine sociale.
3 Par exemple, DR 28 renvoie à l’encyclique Casti connubii de Pie XI (1930), qui condamne violemment le divorce et toute pratique contraceptive.