S’il est une question sur laquelle le monde catholique – papes, instances pontificales, conférences épiscopales, mouvements de laïcs - s’est exprimé avec fermeté depuis quelques décennies, c’est bien celle des migrations. Cela s’explique à la fois par l’importance prise par le phénomène (à relativiser cependant : 250 millions de migrants - personnes vivant durablement dans un autre pays que celui de leur naissance – cela ne fait que 3,3 % de la population mondiale) et par l’intensité des débats politiques et sociaux qu’il suscite dans de nombreux pays d’accueil, débats dans lesquels les chrétiens sont très présents.
L’intérêt des autorités catholiques pour les migrants n’est pas récent. A la fin du XIXème siècle, il tenait surtout à des raisons pastorales : il s’agissait de veiller à ce que les migrants catholiques puissent continuer, dans les pays où ils arrivaient, à vivre et transmettre leur foi, notamment grâce à l’accompagnement de prêtres et religieuses parlant leur langue. De cette préoccupation témoigne la fondation par un évêque italien, Jean-Baptiste Scalabrini, en 1887 et 1895, de deux congrégations religieuses (l’une masculine, l’autre féminine) entièrement vouées à l’accompagnement pastoral des migrants italiens à travers le monde, objectif généralisé par la suite à l’ensemble des migrants, sans distinction d’origine ou d’appartenance religieuse. A l’initiative de ce précurseur, appelé « le père des migrants », béatifié en 1997, le Vatican crée en 1905 un « Bureau pour le soin spirituel des émigrants », ancêtre de l’actuel « Conseil pontifical pour la pastorale des migrants et des personnes en déplacement ». En 1914, Benoît XV institue la « journée mondiale du migrant et du réfugié », dont la date, d’abord librement choisie par chaque diocèse, est fixée depuis 2004 au troisième dimanche de janvier. Chaque année, à l’occasion de cette journée, les papes publient un message portant sur un aspect de la question migratoire (pastoral, spirituel ou éthique), comportant aussi des développements sur ses aspects sociaux, voire politiques.
Trois importants documents romains, depuis le milieu du XXème siècle, développent les propositions pastorales envers les migrants : Exsul familia en 1952, Pastoralis migratorum cura en 1969 et Erga migrantes caritas Christi en 2004. L’ensemble de ces textes constitue la principale source, avec évidemment Gaudium et spes et les encycliques sociales, pour l’étude de l’enseignement social catholique sur les questions liées à la migration, à l’exil et aux conditions du « vivre ensemble ».
Les questions abordées dans cet enseignement peuvent être réparties en 4 grands domaines : 1) le phénomène migratoire comme tel ; 2) les principes régissant le droit de migrer et sa régulation par les Etats ; 3) les recommandations pour le « vivre ensemble » ; 4) quelques points de vigilance particuliers.
Le fait migratoire fait l’objet de jugements contrastés au cours du temps. Quand Pie XII aborde ce sujet, il pense visiblement aux grands mouvements de population qui ont vu, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, de très nombreux migrants européens quitter leur continent pour aller peupler des terres lointaines moins densément peuplées. Ce phénomène est, à ses yeux, très positif. Ainsi, dans son Message de Pentecôte (juin 1941), le pape se réjouit de voir atteint ce qu’il appelle « le but naturel de l'émigration », à savoir « une distribution meilleure des hommes sur la surface terrestre apte à la colonisation agricole ». Le phénomène est avantageux pour tout le monde, si certaines conditions sont réunies : « Les familles recevront une terre qui sera pour elles terre paternelle, patrie dans le vrai sens du mot; les terres à population dense seront soulagées et leurs peuples se créeront de nouveaux amis en territoire étranger ; les États, enfin, qui accueillent les émigrants s'enrichiront en citoyens laborieux. Ainsi les nations qui donnent et les États qui reçoivent contribueront à l'envi à l'accroissement du bien-être humain et au progrès de la civilisation humaine ». Reprenant en 1952, dans Exsul familia, l’idée que la migration a pour «objectif naturel » de réaliser « la distribution la plus favorable des hommes sur la surface de la Terre cultivée », le même Pie XII ajoute : « cette surface que Dieu a créée et préparée pour l'usage de tous ». Cette formule renvoie clairement au principe de la « destination universelle des biens » (voir cet article). L’Eglise considère donc alors les migrations comme la poursuite du mouvement par lequel l’humanité, depuis son origine, s’est répandue sur toute la surface de la planète, réalisant ainsi le dessein de Dieu de faire en sorte que « les biens de la création affluent entre les mains de tous» (Gaudium et spes, GS 69,1).
Le « mal nécessaire »
La vision optimiste que traduisent ces textes est un peu en retard sur la réalité historique : aux migrations de peuplement auxquelles pense Pie XII ont succédé les migrations de main-d’œuvre qui, importantes en France dès les années 1920, vont caractériser les années dites des « trente glorieuses » (1945-75). La migration ne fournit plus guère des bras d’agriculteurs à des terres en friche, mais surtout de la main-d’œuvre peu qualifiée aux usines et aux chantiers du monde industrialisé. Constatant les conditions souvent inhumaines dans lesquelles vivent et travaillent ces travailleurs migrants, l’Église va infléchir nettement son jugement optimiste : tout en continuant à défendre, comme on va le voir, le droit de tout homme à migrer librement, elle rappelle qu’il existe un droit plus fondamental encore, le « droit de ne pas avoir à migrer». Ce rappel vaut particulièrement pour le « phénomène des réfugiés politiques», dont Jean XXIII, déplore « avec tristesse », en 1963 dans Pacem in terris, qu’il prenne de l’ampleur (PT 103), mais aussi pour les migrations en général, que les pères du Concile jugent «nécessaires à des économies en progrès », tout en constatant que les migrants et leurs familles vivent dans « des conditions de vie instables et précaires» auxquelles il importe de remédier (Gaudium et spes, GS 66,2).
En 1981, dans son encyclique sur le travail, Jean Paul II présente du fait migratoire une vision bien différente de celle de Pie XII : il y voit un « mal nécessaire». L’émigration d’un travailleur «constitue, en général, une perte pour le pays d'où on émigre. C'est l'éloignement d'un homme qui est en même temps membre d'une grande communauté unifiée par son histoire, sa tradition, sa culture, et qui recommence une vie au milieu d'une autre société, unifiée par une autre culture et très souvent aussi par une autre langue… Et pourtant, même si l'émigration est sous certains aspects un mal, celui-ci est, en des circonstances déterminées, ce que l'on appelle un mal nécessaire » (Laborem exercens, LE 23).
La migration, symptôme des déséquilibres mondiaux
L’expression « mal nécessaire » peut caractériser la vision du fait migratoire global qui se dégage des récents textes de l’Église. C’est un « mal », car «vivre dans sa propre patrie est un droit primaire de l’homme », rappelle Jean Paul II, mais un mal «nécessaire » tant que persistent les facteurs qui poussent des personnes à s’exiler : « les conflits internes, les guerres, le système de gouvernement, la distribution inique des ressources économiques, la politique agricole incohérente, l’industrialisation irrationnelle, la corruption envahissante » (Discours au Congrès mondial sur la pastorale des migrants et réfugiés, 9 octobre 1998). Ces facteurs seront désormais mentionnés dans beaucoup de déclarations ecclésiales sur le fait migratoire, présenté comme une conséquence des dysfonctionnements de nos sociétés et de notre monde : mal développement, injustices dans les rapports Nord-Sud, mauvaise gouvernance, corruption, atteintes aux droits de l’homme, guerres, etc.
Pour Benoît XVI, le fait migratoire est une réalité complexe et ambivalente. Dans Caritas in Veritate, il qualifie de « dramatiques » les défis que ce phénomène lance aux communautés nationales et à la communauté internationale (CV 62), notant que les flux migratoires s’accompagnent d’un « poids de souffrances, de malaise » et que les travailleurs étrangers connaissent des difficultés liées à leur intégration. Mais il relève aussi que ces flux traduisent des « aspirations » et que ces travailleurs « apportent par leur travail une contribution appréciable au développement économique du pays qui les accueille, mais aussi à leur pays d’origine par leurs envois d’argent ».
Quant au pape François, il invite à considérer le phénomène de la migration comme un « signe des temps », un signe qui « parle de l’œuvre providentielle de Dieu dans l’histoire et dans la communauté humaine en vue de la communion universelle » (Message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié, 15 janvier 2017). Mais il ne cesse de souligner « les drames et les tragédies des migrations, ainsi que les difficultés liées à l’accueil digne de ces personnes », déplorant notamment le manque de solidarité des responsables politiques des pays où arrivent ces migrants, notamment ceux qui y cherchent asile pour fuir les guerres et les persécutions. Lorsque les politiques de fermeture provoquent la mort de milliers de ces êtres humains, il s’efforce de faire partager son indignation devant la « mondialisation de l’indifférence » (homélie à Lampedusa, juillet 2013) et de susciter une révolte morale par quelques gestes éloquents.
Pour présenter ce que dit l’enseignement social catholique du droit de migrer et des devoirs des États et des sociétés envers les migrants, et de ces derniers envers les pays où ils arrivent, il convient de distinguer – bien que cette distinction soit de plus en plus contestée par maint expert[1] - le cas général des cas où l’accueil doit être inconditionnel, parce qu’il s’agit d’une question de survie.
Là où règnent l’insécurité (guerre, persécutions) ou la misère, l’enjeu de la migration n’est pas de vivre mieux, mais simplement de survivre. On parle alors de « migrations contraintes ». A propos de tels cas, la tradition chrétienne est très claire : au nom de l’impératif moral central qu’est la protection de la vie, ces personnes doivent être accueillies là où leur vie ne sera plus en danger. Cet accueil n’est pas une faveur, c’est un droit.
Ce droit crée, pour les pays riches et en paix, un devoir d’accueil, ainsi formulé dans l’article 2241 du catéchisme de l’Église catholique : « Les nations mieux pourvues sont tenues d’accueillir autant que faire se peut l’étranger en quête de sécurité et des ressources vitales qu’il ne peut trouver dans son pays d’origine ».
La formule « en quête de sécurité » met l’éthique sociale catholique en totale harmonie avec le droit international : il s’agit du « droit d’asile », tel qu’il a été énoncé dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme (article 14), précisé dans la Convention de Genève de juillet 1951 et généralisé à l’ensemble de la planète en 1967. En revanche, la formulation « en quête des ressources vitales qu’il ne peut trouver dans son pays d’origine » décrit une situation sur laquelle le droit international est muet. L’Eglise estime pourtant que le droit d’être accueilli existe aussi pour de tels migrants, puisque ce sont des ressources « vitales » (c'est-à-dire nécessaires à la vie) qu’ils viennent chercher ailleurs que dans leur pays d’origine. Un chrétien ne saurait se prévaloir d’un silence juridique pour nier un devoir éthique : soustraire au risque de mort des personnes dont la vie est menacée par des dangers non mentionnés dans les conventions internationales.
Le fondement de ce devoir n’est pas juridique, mais théologique : il s’agit d’une application du principe de « destination universelle des biens » (voir cet article), selon lequel Dieu veut que tout être humain trouve sur la terre de quoi vivre, et de quoi vivre dignement. Ces « ressources vitales », si elles manquent là où il vit, il a le droit de les chercher ailleurs. Dans un tel cas, on ne peut invoquer la souveraineté de l’État - que la doctrine catholique invite à respecter dans le cas général - car, comme l’écrivait Mgr Luis Morales Reyes, président de la conférence épiscopale du Mexique, « le don de la terre à l’homme, la destinée universelle des biens par désir du Créateur et la solidarité humaine sont antérieures aux droits des États… Les États et leurs lois légitimes de protection des frontières seront toujours un droit postérieur et secondaire par rapport au droit des personnes et des familles à la subsistance »[2].
En mettant ainsi sur le même plan deux motifs de migration forcée (la « quête de sécurité » et la quête de « ressources vitales »), l’article 2241 du catéchisme universel les considère comme équivalents quant au « devoir d’accueil » qu’ils créent. Les documents romains ne vont pas jusqu’à proposer de donner à cette équivalence une traduction juridique – ce qui exigerait un élargissement de la définition officielle du « réfugié » - mais une Conférence épiscopale, celle d’Allemagne, a jugé bon de soulever cette question : « Le nombre de personnes qui ne cadrent pas avec les dispositions des conventions internationales pour la protection des réfugiés ne cesse d’augmenter. Il est on ne peut plus urgent de tenir compte du changement des causes de fuite… La protection des réfugiés, normalisée selon le droit international, nécessite un élargissement,… à côté de la persécution politique, dont traite le droit d’asile, il existe de très nombreuses causes de départ, qui doivent elles aussi être prises au sérieux » (La Documentation catholique, 7 mai 1995, p. 453). La question ne manquera pas de se poser à nouveau, notamment en raison de l’émergence rapide d’une nouvelle cause d’exil forcé, dont le droit ne dit rien : les conséquences du changement climatique.
La restriction « autant que faire se peut » est à prendre en compte, au nom d’une éthique de responsabilité, selon laquelle « à l’impossible nul n’est tenu ». Notons cependant qu’elle n’exonère une « nation mieux pourvue » de ce devoir d’accueil que dans les cas où un tel accueil n’est vraiment pas possible. Elle ne saurait l’invoquer pour refuser un accueil considéré comme peu opportun, dérangeant ou trop onéreux, mais pas vraiment «impossible».
Quant il ne s’agit pas de migration contrainte, la position qui se dégage des textes ecclésiaux, tant romains que nationaux, peut se résumer ainsi : les États, en tant que garants du « bien commun », ont le droit de réglementer l’accès à leur territoire, mais seulement à titre d’exception au principe général, qui est la liberté de migrer. «Tout homme a le droit…, moyennant des motifs valables, de se rendre à l’étranger et de s’y fixer», affirme Jean XXIII, qui précise qu’il s’agit là d’un «droit inhérent à la personne humaine » (PT 25 et PT 106). Position identique chez Paul VI : la loi générale, c’est la liberté d’émigrer et d’immigrer, car il s’agit d’un « droit de la personne humaine » que les autorités publiques ont le devoir de respecter. Les Etats ne peuvent restreindre cette liberté, en limitant les entrées sur leur territoire, que si cela est « exigé par des motifs graves et objectivement fondés, relevant du bien commun» (Pastoralis migratorum cura, La Documentation catholique, 1970, n°1555, pp 58-72),
Les débats qui se sont développés, surtout depuis une vingtaine d’années, entre autorités ecclésiales et pouvoirs publics tournent autour de ce rapport entre la loi générale et l’exception : ce qui devrait rester une exception n’est-il pas devenu la pratique générale ? Les raisons mises en avant pour restreindre l’accueil de nouveaux migrants relèvent-elles vraiment de « motifs graves et objectivement fondés » ? Les responsables des Eglises estiment que les politiques migratoires sont moins inspirées par la visée du « bien commun » que par la volonté de satisfaire des intérêts catégoriels ou de flatter des idéologies (nationalistes, populistes, identitaires ou autres).
A cela s’ajoute une différence d’interprétation de la notion même de « bien commun » : s’agit-il du « bien commun » d’un pays particulier, ou du bien commun de la famille humaine ? La référence à l’«intérêt national» n’a certes rien d’illégitime, mais on constate que, depuis le Concile, l’expression « bien commun » n’est plus guère utilisée sans qu’y soit adjoint l’adjectif « universel ». Cela ne rend certes pas caduc le devoir, pour les responsables politiques d’un pays, de rechercher le bien commun de la communauté politique dont ils ont la responsabilité directe ; mais cela interdit de prendre le bien d’un pays particulier comme unique et ultime critère de décision : lorsque « bien commun national » et « bien commun universel » ne coïncident pas, c’est ce dernier qui doit prévaloir, comme l’a dit clairement Jean Paul II dans son message du 1 janvier 2000 : “La poursuite du bien commun d’une communauté politique particulière ne peut être opposée au bien commun de l’humanité”. Benoît XVI le redit à sa manière, plus théologique : « Dans une société en voie de mondialisation, le bien commun et l’engagement en sa faveur doivent assumer les dimensions de la famille humaine tout entière, c’est-à-dire de la communauté des peuples et des Nations, au point de donner forme d’unité et de paix à la cité des hommes, et d’en faire, en quelque sorte, la préfiguration anticipée de la cité sans frontières de Dieu (Caritas in veritate, CV 7). Prendre au sérieux un tel enseignement, c’est être conduit, dans bien des cas, à s’opposer aux actuelles politiques migratoires de bien des États.
Certes l’enseignement social de l’Eglise ne s’oppose pas à toute régulation des mouvements migratoires ; il est en ce sens moins radical que les avocats d’une totale liberté de circulation, ignorant les frontières[3]. Mais cette régulation, selon l’Eglise catholique, ne devrait plus être laissée au seul bon vouloir de chaque Etat : il conviendrait, puisque le phénomène migratoire est devenu mondial, qu’une négociation menée à l’échelle de la planète établisse quelques régulations en tenant compte du bien commun le plus universel. Car, comme le constate lucidement Benoît XVI, « aucun pays ne peut penser être en mesure de faire face seul aux problèmes migratoires de notre temps » (CV 62). Il s’agit en effet d’un «phénomène social caractéristique de notre époque, qui requiert une politique de coopération internationale forte et perspicace sur le long terme afin d’être pris en compte de manière adéquate ». C’est pourquoi ce pape invite à développer une telle politique « en partant d’une étroite collaboration entre les pays d’origine des migrants et les pays où ils se rendent; elle doit s’accompagner de normes internationales adéquates, capables d’harmoniser les divers ordres législatifs, dans le but de sauvegarder les exigences et les droits des personnes et des familles émigrées et, en même temps, ceux des sociétés où arrivent ces mêmes émigrés» (Caritas in Veritate, CV 62).
Une telle « gouvernance mondiale de la migration », l’Eglise n’est pas seule à la préconiser ; divers experts et diplomates y réfléchissent aussi, à partir de considérations très pragmatiques[4]. Le pape François va dans le même sens, par la voix de Mgr Jurkovic, représentant du Saint-Siège auprès des organisations internationales de Genève, qui déclare, le 8 mai 2017, lors d’une consultation portant précisément sur un « Pacte mondial pour une migration sure, ordonnée et régulière » : « la seule façon de réussir à améliorer la gouvernance mondiale de la migration est de façonner un Pacte mondial à long terme… Le résultat des négociations sur ce Pacte servira vraiment de test décisif de la fraternité et de la solidarité parmi la famille des nations au-delà des divisions politiques ou des frontières géographiques.»
L’Église s’interroge aussi sur une étrange incohérence du Droit international en la matière : le droit de quitter son pays - émigration - est un « droit de l’homme », reconnu par l’article 13 de la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948, alors que son corollaire logique, le droit d’être accueilli dans un autre pays - immigration -, n’est pas mentionné dans ladite Déclaration et est confié au seul bon vouloir des États. Dans son message de 1996 pour la journée du migrant, Jean Paul II s’interroge ainsi « sur la valeur du droit à l’émigration en l’absence d’un droit correspondant à l’immigration » ; on peut penser que cette formule traduit son souhait que le droit international évolue un jour sur ce point.
Les documents contemporains du discours social catholique ne traitent pas seulement des questions concernant la mobilité et l’accueil des personnes, mais aussi de ce qu’on a coutume d’appeler « intégration » : comment des populations caractérisées par de fortes diversités de cultures et de religions peuvent-elles vivre ensemble ? Sur ce sujet, qui concerne à la fois les migrants stricto sensu (et leurs descendants) et les sociétés dans lesquelles ils se sont installés et font souche, deux positions extrêmes sont d’emblée écartées comme incompatibles avec la fraternité chrétienne et avec la visée de la paix sociale : l’assimilation et l’apartheid. Le texte le plus clair sur ce point est celui de Jean Paul II, en 2005, peu avant sa mort : « Dans nos sociétés touchées par le phénomène global de la migration, il est nécessaire de chercher un juste équilibre entre le respect de sa propre identité et la reconnaissance de celle d’autrui. Il est en effet nécessaire de reconnaître la légitime pluralité des cultures présentes dans un pays, sauvegardant la protection de l’ordre dont dépendent la paix sociale et la liberté des citoyens. On doit exclure aussi bien les modèles fondés sur l’assimilation, qui tendent à faire de celui qui est différent une copie de soi-même, que les modèles de marginalisation des immigrés, comportant des attitudes qui peuvent aller jusqu’au choix de l’apartheid. La voie à parcourir est celle de l’intégration authentique, dans une perspective ouverte, qui refuse de considérer uniquement les différences entre les immigrés et les populations locales » (Message pour la journée mondiale du migrant et du réfugié, 2005).
La même perspective est tracée par le cardinal Vingt-Trois, lors d’une table ronde organisée par l’école cathédrale de son diocèse, le 14 janvier 2006 : « Aider à une meilleure place des étrangers chez nous n’est pas essayer d’en faire des gens comme nous. Il ne s’agit pas de les « normaliser » dans la culture française telle que nous la comprenons. L’un des objectifs est de leur permettre, non seulement de garder et de cultiver leurs racines nationales et culturelles, mais, pour un certain nombre d’entre eux, les plus jeunes, de les découvrir ou de les redécouvrir ».
Le net refus du modèle « apartheid » n’étonnera pas. En revanche, des chrétiens pourraient s’étonner de se découvrir en désaccord avec le pape et leurs évêques sur la condamnation du modèle « assimilation », d’autant qu’il a retrouvé depuis peu, du moins en France, la faveur de certains courants politiques, pour des raisons d’ailleurs opposées : à droite au nom de la défense de l’ « identité nationale », à gauche au nom de la défense de la laïcité et du « modèle républicain »… Cette position ne se fonde pas sur des motifs idéologiques, mais théologiques : l’Église se souvient qu’elle est née à la Pentecôte, lorsque la même bonne nouvelle, proposée à tous, sans aucune discrimination, fut entendue par chacun dans sa langue (Ac 2,6). L’Eglise est donc, dès sa naissance, universelle (catholique), mais d’un universalisme compatible avec la diversité : les chrétiens ne perçoivent pas les différences comme des obstacles à la communion, mais comme des richesses à partager. C’est en ces termes que le pape François plaide pour « le droit à l'intégration » : « Nous ne devons pas avoir peur des différences ! La fraternité nous fait découvrir qu'ils sont une richesse, un don pour tous ! Vivons la fraternité ! ».
Cette conception de l’universalisme, assez différente de celle de la tradition républicaine française, explique pourquoi les responsables des Eglises chrétiennes n’ont pas caché leur réticences à l’égard de la loi de 2005 sur le voile, ainsi que leurs mises en garde contre une islamophobie globalisante, qui commence à contaminer même des milieux chrétiens. Les jeunes filles musulmanes portant le voile, ne pouvant être scolarisées dans les écoles de la République, sont volontiers accueillies dans les écoles catholiques.
Notons cependant que l’intégration préconisée par l’Église suppose certes que les différences soient considérées comme des richesses plutôt que comme des obstacles, mais aussi que ces différences ne soient pas survalorisées au point de faire oublier les ressemblances essentielles entre tous les êtres humains. Si l’Église refuse de joindre sa voix à certaines diatribes simplistes contre le « communautarisme » (une notion bien plus complexe qu’on ne le dit), elle refuse tout autant la vision de « communautés » qui ne se laisseraient pas elles-mêmes modifier par tout ce qu’apporte le « vivre ensemble », en termes de valeurs, de culture, de modes de vie, etc. Ceci se vérifie notamment dans ses directives pastorales vis-à-vis des catholiques venus d’autres pays : s’ils sont autorisés, voire encouragés, à se réunir en « communautés » pour prier dans leur langue et selon leurs coutumes, c’est toujours à condition que de telles communautés vivent en lien étroit avec les autres chrétiens, et dans la perspective d’une intégration progressive dans la communauté chrétienne locale : l’objectif est bien de faire en sorte que les différences des catholiques venus d’ailleurs soient vécues non pas « à côté » de l’Église locale, mais en son sein. C’est cette perspective qui anime, dans un pays comme la France, la mission d’accompagnement des communautés confiée par l’épiscopat au Service national de la Pastorale des migrants (http://www.eglisemigrations.org/).
Les courants qui, comme les autorités ecclésiales, préconisent la voie de l’intégration ne prétendent pas que toute différence est acceptable : un discernement est à opérer entre celles qui sont compatibles avec le « vivre ensemble » et celles qui ne le sont pas. Dans l’exercice d’un tel discernement, il est légitime que les chrétiens n’aient pas tous la même sensibilité et que cela se traduise par des dissensions. L’Eglise rappelle aussi que la véritable intégration exige que l’effort d’ajustement soit réciproque : « Les autorités politiques peuvent, en vue du bien commun dont elles ont la charge, subordonner l’exercice du droit d’immigration à diverses conditions juridiques, notamment au respect des devoirs des migrants à l’égard du pays d’adoption » (catéchisme de l’Église catholique, article 2241).
On sait l’attachement de l’Église catholique à la famille. Rien d’étonnant donc à ce qu’elle veille particulièrement à la défense du droit de toute personne, migrante ou non, à vivre en famille. En un temps où le regroupement familial n’a pas encore pris l’importance qu’il aura par la suite, le Concile recommande aux pouvoirs publics, dans Gaudium et Spes, de « faciliter la présence auprès d’eux de leur famille » (GS 66). Jean Paul II se fera plus insistant : « Il faut éviter d’avoir recours à l’utilisation des règlements administratifs visant à réduire les critères d’appartenance à la famille, et ayant pour conséquence de mettre hors la loi, de façon injustifiée, des personnes auxquelles aucune loi ne peut nier le droit à la coexistence familiale» (Message de 1996). Voilà pourquoi les Églises se mobilisent plus fortement quand l’exercice du droit au regroupement familial est menacé. Ainsi, lors du débat sur le projet de loi de 2006, le CECEF (Conseil des Églises chrétiennes en France, qui rassemble les responsables catholiques, protestants et orthodoxes) exprima publiquement, dans une lettre au Premier ministre, les craintes que lui inspirait ce projet de loi : « Nous attachons une attention toute particulière au respect du droit à la vie privée et familiale. Guidées principalement par le souci d’éviter les fraudes, les mesures contenues dans le projet de loi auraient pour conséquences, si elles sont adoptées, de fragiliser ou de retarder le regroupement de familles étrangères ou de couples mixtes, et de laisser des familles entières dans une longue incertitude quant à leur possibilité de s’établir durablement en France» (La Documentation catholique, 21 mai 2006, p. 480). Un même consensus œcuménique s’est manifesté l’année suivante contre le projet de recourir aux tests ADN pour vérifier la filiation des enfants de migrants : une telle mesure aurait traduit une définition étroite de la famille, ramenée à la filiation biologique, étrangère à la conception chrétienne.
La situation des étrangers « en situation de séjour irrégulier » (désignés en général par l’expression « sans papiers») constitue pour les chrétiens un autre point de vigilance. Sur ce point encore, c’est Jean Paul II qui s’est exprimé le plus fermement : « L'Église est le lieu où les immigrés en situation illégale eux aussi sont reconnus et accueillis comme des frères. Les différents diocèses ont le devoir de se mobiliser pour que ces personnes, contraintes à vivre en dehors de la protection de la société civile, trouvent un sentiment de fraternité dans la communauté chrétienne… « Qu'as-tu fait de ton frère? » (cf. Jn 4, 9). La réponse ne doit pas être donnée dans les limites imposées par la loi, mais dans l'optique de la solidarité » (Message de 1996).
Pour le pape François, «tout migrant est un homme qui, en tant que tel, possède des droits fondamentaux et inaliénables qui doivent être respectés par tous et en toutes circonstances … un statut juridique irrégulier ne peut pas permettre au migrant de perdre sa dignité, puisqu’il est doté de droits inaliénables, qui ne peuvent être ni violés ni ignorés » (Discours aux participants au 6ème Forum International sur la Migration et la Paix, Cité du Vatican, 21 février 2017).
Le premier service que les chrétiens sont invités à rendre à ces personnes est de les aider à obtenir la régularisation de leur situation, tâche d’ailleurs assumée avec persévérance par beaucoup d’entre eux. Mais lorsque les possibilités de régularisation, déjà trop restreintes à leurs yeux, risquent de l’être encore plus par de nouvelles mesures, les Églises le déplorent publiquement. On lit ainsi, dans la lettre de 2006 déjà citée : « Peut-on uniquement leur proposer de repartir dans leur pays d’origine, de gré ou de force ? Cela nous paraît tout à la fois irréaliste d’un point de vue pratique et problématique sur le plan humain. Nous regrettons donc que le projet de loi ne contienne que des mesures qui auront pour effet de restreindre encore les possibilités de régularisation de ces étrangers ».
On a vu que l’Eglise reconnait aux États le droit de contrôler l’accès à leur territoire (à condition que ce soit pour des motifs graves, relevant du bien commun). Elle ne s’oppose donc pas par principe à ce que des personnes en situation irrégulière soient reconduites à la frontière, s’il est établi qu’elles ne remplissent aucun des critères qui justifieraient une régularisation et qu’elles ont pu faire valoir leurs droits de recours contre une telle décision. Mais elle s’inquiète des conditions dans lesquelles ces personnes sont détenues, puis « reconduites ». Le cardinal Vingt-Trois, devant les évêques français réunis à Lourdes, déclare le 1er avril 2008 : «Une personne qui ne réunit pas les conditions d’accueil sur notre territoire ne cesse pas pour autant d’être une personne humaine, un homme, une femme, un enfant, que l’on doit respecter et traiter avec dignité. Une personne ne peut pas être détenue dans des conditions inhumaines. L’Église se félicite que de nombreux catholiques soient engagés sur ce front de la solidarité». Et il ajoute que l’Église « encourage les fonctionnaires et membres des forces de l’ordre qui exécutent leur mission en respectant les personnes concernées. Elle appelle les communautés locales à réfléchir et à agir pour venir en aide à ceux qui ont mis leur espoir, leur ultime espoir, dans le risque de l’immigration. Elle soutient les femmes et les hommes politiques dans leur implication pour cette cause, même si elle n’est pas très rentable électoralement » (La DC, 4 mai 2008, p. 435).
En France, la dénonciation des conditions de détention dans les Centres de rétention administrative (CRA) a pris des formes innovantes, à l’initiative de chrétiens (notamment de la famille franciscaine), avec la multiplication depuis 2007 des « cercles de silence », une forme de protestation, à la fois non-violente et spirituelle, qui mobilise des personnes qui se tiendraient à l’écart de formes de protestations plus traditionnelles.
Quand Jean Paul II affirme, à propos des « sans papiers », que la réponse des chrétiens à la question « Qu’as-tu fait de ton frère ? » doit être donnée non pas « dans les limites imposées par la loi, mais dans l'optique de la solidarité », il ouvre la délicate question de la désobéissance civile. Si le respect de la loi constitue a priori pour tout chrétien un devoir moral, il ne saurait être absolutisé ; il peut arriver, dans ce domaine comme dans d’autres, que des dispositions du droit positif s’opposent à une exigence éthique forte. Cette question s’est posée très concrètement dans les pays où la loi déclare pénalement répréhensible tout acte d’assistance aux personnes en situation irrégulière. En juin 2004, un document édité par l’épiscopat français[6]a invoqué, pour justifier qu’un chrétien puisse venir en aide à des personnes « sans papiers », l’article 2242 du Catéchisme : « Le citoyen est obligé en conscience de ne pas suivre les prescriptions des autorités civiles quand ces préceptes sont contraires aux exigences de l’ordre moral, aux droits fondamentaux des personnes ou aux enseignements de l’Évangile. » Un prêtre de Saint-Etienne, le P Riffard, a été traduit en justice pour avoir accueilli dans son église des sans-papiers, malgré les interdictions de la préfecture ; il a été soutenu par son évêque, Mgr Lebrun.
Les autorités ecclésiales, quand elles s’expriment sur la scène publique en ces matières, sont très conscientes des réticences, voire des oppositions, qu’elles suscitent jusque parmi les plus « fidèles ». Jean Paul II lui-même s’interrogeait, en 1996 : « Le problème est de savoir comment associer à cette œuvre de solidarité les communautés chrétiennes souvent gagnées par une opinion publique parfois hostile envers les immigrés ». Il apportait sa propre réponse : « Lorsque la compréhension du problème est conditionnée par les préjugés et des attitudes xénophobes, l’Église ne doit pas manquer de faire entendre la voix de la fraternité, en l’accompagnant de gestes qui attestent du primat de la charité ».
Bien qu’il n’ait été ici question que des repères proposés par le Discours social catholique, il va de soi que l’Écriture mériterait de plus amples développements, car, pour les chrétiens qui prennent à cœur la défense des droits des migrants et la promotion d’un « vivre ensemble » harmonieux, elle constitue un fondement bien plus important que la doctrine sociale catholique. Ces sources bibliques, les textes contemporains s’y réfèrent eux-mêmes fréquemment, notamment pour bien situer dans le registre spirituel, voire théologique, une attitude d’accueil que l’on risquerait de percevoir comme relevant seulement du juridique ou de l’éthique. Pour l’homme de la Bible, le devoir d’accueillir l’étranger n’est pas un commandement abstrait, mais s’inscrit dans une expérience, celle d’avoir été soi-même « étranger » : « L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte » (Lévitique 19, 34). En raison de l’identification de Jésus à l’étranger accueilli (Mt 25, 35) l’attitude du chrétien envers les étrangers ne sera jamais une question seulement éthique et politique : c’est une question théologale, comme le soulignait Jean Paul II dans son message de 1998 : « Pour le chrétien, l’accueil et la solidarité envers l’étranger ne constituent pas seulement un devoir humain d’hospitalité, mais une exigence précise qui découle de la fidélité même à l’enseignement du Christ ».
[1] François Gemenne, « Une convention vaut mieux que deux tu l’auras », Projet 358, pp24-33
[2] Message du 15 novembre 2002, cité dans B. Fontaine, Les Églises, les migrants et les réfugiés, éd. de l’Atelier, 2006, p. 19.
[3] Comme la collection d’articles rassemblés pour l’UNESCO, en 2007, par Antoine Pécoud et Paul de Guchteneire, Migrations sans frontières, essais sur la libre circulation des personnes (Editions Unesco, 2009)
[4] Voir en ce sens le rapport rédigé à la demande du Ministère des affaires étrangères par Bertrand Badie, Emmanuel Decaux, Guillaume Devin et Catherine Wihtol de Wenden : Pour un autre regard sur les migrations, Construire une gouvernance mondiale (La Découverte, 2008).
[6]Quand l’étranger frappe à nos portes, dossier réalisé par le Comité épiscopal des migrations et des gens du voyage, Documents-Épiscopat 7/8, 2004, fiche D4.
Voir aussi dans la rubrique « la doctrine sociale en débat » de ce site :
« Message pour la Journée mondiale du migrant et du réfugié 2018 : quels apports ? »
« Immigration : quels fondements pour une parole des chrétiens ? »