Le Concile Vatican II a définitivement entériné la séparation de l’Eglise et de l’Etat et reconnu la liberté religieuse. Ceci n’empêche pas de relancer périodiquement le débat sur la laïcité dont le principe appartient à la doctrine sociale de l’Eglise.
A la grande surprise du lecteur français, le terme de laïcité1 est peu discuté dans l’enseignement social de l’Église. Il faudra attendre 2002 pour le voir apparaître2. Le concept est trop français pour être évoqué au niveau mondial. Il traduit des événements douloureux qui se sont déroulés au moment de la séparation des Églises et de l’État au moment de la loi de 1905 et auparavant à la suite de la Révolution française. Il recouvre également des sentiments anticléricaux voire antireligieux dans toute une partie de la population de l’hexagone. L’Église universelle ne pouvait pas s’intéresser à la particularité de cette histoire.
Mais elle a discuté sérieusement les conditionnements de cette laïcité, la nécessité de la séparation entre les religions et l’État, et les conséquences théologiques de cette nouvelle place des Églises qui acceptent l’existence d’autres religions. Le concile Vatican II est un moment de changement sur cette question : auparavant, l’Église catholique était dans l’ambiguïté sur son propre statut dans la société civile. Elle se voyait comme le centre et l’avenir de toute société. Dans les années 30, l’Église se donnait la mission « de refaire chrétiens nos frères » pour rassembler tous les hommes dans le Christ.
Il en fut de même longtemps pour les sociétés politiques elles-mêmes, et notamment pour les royaumes chrétiens où la religion du roi s’imposait à l’ensemble de ses sujets. « Cujus regio, ejus religio ». Ce mélange religieux et politique amena à de très nombreuses guerres qui restent comme une des grandes blessures du christianisme.
Les débats des évêques au concile Vatican II vont renverser ce courant pour ouvrir l’Église à une véritable laïcité. Deux documents vont y concourir. Ce sont les deux derniers documents votés à la fin du concile par l’assemblée des évêques : Gaudium et spes d’une part, et Dignitatis humanae d’autre part.
Ce long texte de quelque 150 pages est un véritable traité sur les relations de l’Église avec la vie politique et sociale d’un pays moderne, sur le rôle des chrétiens qui sont aussi des citoyens qui doivent participer à la construction de leur pays. Voté par tous les évêques du monde, ce grand texte rappelle que l’Église accepte le principe de séparation des compétences des religions et de l’État, reconnaissant ainsi l’autonomie des réalités terrestres : « Si, par là, on veut dire que les choses créées et les sociétés elles-mêmes ont leur loi et leurs valeurs propres, que l’homme doit peu à peu apprendre à connaître, à utiliser et à organiser, une telle exigence d’autonomie est pleinement légitime » (GS 36). L’Église n’a donc pas du tout l’intention d’intervenir dans l’organisation des sociétés pour y imposer sa propre loi.
Plus loin, le même thème est repris pour la culture : « reconnaissant cette juste liberté, l’Église affirme l’autonomie légitime de la culture et particulièrement celle des sciences » (GS 59, 4). Et dans le même paragraphe, le concile insiste encore : « Tout ceci exige aussi que l’ordre moral et l’intérêt commun étant saufs, l’homme puisse librement chercher la vérité, faire connaître et divulguer ses opinions et s’adonner aux arts de son choix » (GS 59, 4). Cette insistance sur la liberté est la meilleure garantie du respect du fonctionnement démocratique des sociétés politiques, économiques et sociales.
Les principes de la laïcité y sont donc clairement affirmés même si le mot n’apparaît pas : « sur le terrain qui leur est propre, la communauté politique et l’Église sont indépendantes l’une de l’autre et autonomes. (…) Elles exerceront d’autant plus efficacement ce service pour le bien de tous qu’elles rechercheront davantage entre elles une saine coopération, en tenant également compte des circonstances de temps et de lieu » (GS 76, 3).
Tout cela ne retire rien à la responsabilité de l’Église sur la communauté politique, mais elle est d’un autre ordre que celui de l’organisation sociale et économique : « L’Église qui, en raison de sa charge et de sa compétence, ne se confond aucune manière avec la communauté politique et n’est liée à aucun système politique, est à la fois le signe et la sauvegarde du caractère transcendant de la personne humaine » (GS 76, 1).
Cette séparation entre les Églises et l’État, cette distinction de rôle et de nature entre les deux n’enlèvent rien de leurs responsabilités sociales et politiques aux chrétiens. Le chrétien est invité à sortir de la sacristie pour réaliser dans le monde sa vocation. Ainsi les textes de Vatican II, ou la lettre Octogesima adveniens de Paul VI insistent sur cette responsabilité. Jean XXIII, dans sa dernière encyclique peu avant sa mort, Pacem in terris, insiste sur cette participation des chrétiens aux affaires publiques et sur l’éducation requise pour cela. Mais ils doivent y participer dans le respect des principes démocratiques.
Ils l’ont montré par de multiples initiatives : les chrétiens sont parmi les citoyens les plus actifs dans le domaine social, dans l’aide aux réfugiés, dans le travail avec les handicapés, dans le soutien des hommes et des femmes les plus en difficulté, dans une multitude de projets de développement dans le tiers-monde. Le réseau de leurs associations est considérable. L’État tend même à se désengager pour laisser les responsabilités au secteur associatif confessionnel. La laïcité et la séparation des Églises et de l’État, ne veulent donc pas dire désengagement des chrétiens de leurs responsabilités vis-à-vis de la société en général. Elle est au contraire l’occasion d’une nouvelle présence, plus libre et plus responsable.
Comment ce nouveau discours défendant la laïcité a-t-il été rendu possible ? C’est que l’Église a réalisé un « aggiornamento », qui est à la fois une mise à jour et un retour aux sources. Avec Vatican II, elle admet le principe de la liberté religieuse, conséquence du respect de l’homme dans une dignité nécessairement fondée sur la responsabilité et la liberté personnelles. Ce respect de la liberté religieuse est indispensable pour permettre à chacun d’être librement croyant et pour que les sociétés vivent pacifiquement le pluralisme des religions. Si, longtemps, les luttes religieuses ont amené la guerre puisque chaque religion affirmait détenir la vérité et voulait l’imposer aux autres, le respect de la liberté religieuse doit maintenant amener la paix.
Ce changement fondamental de l’Église n’est pas dû à une stratégie opportuniste, mais à un retour à l’origine de la foi au-delà des discours intransigeants du XIXe siècle notamment. Il ne peut y avoir adhésion véritable à la foi chrétienne que dans la liberté, en l’absence de toute contrainte, comme le monde l’attitude du Christ et des apôtres que le Concile donne en exemple (DH 10-12). C’est à cette condition que pourra s’exercer la responsabilité de chacun dans l’adhésion libre et personnelle. Il ne s’agit pas d’une simple tolérance, ce qui était le mot employé autrefois pour accepter l’existence d’autres religions.
Il revient à l’État de garantir la liberté religieuse, l’exercice libre du culte et l’absence de contraintes sur ce plan vis-à-vis de tous les citoyens.
Cette déclaration capitale n’est pas un encouragement à l’indifférence religieuse. Demandée pour tous, au titre de la dignité de la personne humaine, l’absence de toute contrainte en matière religieuse ne préjuge d’aucune manière du devoir qu’a la conscience de chercher la vérité, et l’ayant trouvé, de conformer sa vie à sa conviction. Les deux questions sont distinctes mais pas sans lien. Pour que la conscience puisse chercher Dieu et agir religieusement, elle a besoin de la liberté religieuse. Mais l’État n’a pas à intervenir sur l’usage que le citoyen fera de cette liberté. Le droit à la liberté religieuse est un droit humain fondamental que l’État doit garantir.
Comment donc intervenir dans la société sans imposer un point de vue catholique ? Depuis plus de cent ans, dans l’enseignement social qu’elle propose, l’Église avait su trouver la nécessaire distance pour parler au monde, et le concile Vatican II avait précisé le statut du discours ecclésial : une parole prophétique qui devait appeler les chrétiens et tout homme de bonne volonté à travailler dans le monde pour faire advenir les valeurs évangéliques. Il ne s’agit plus d’imposer une vision chrétienne du monde, mais d’appeler à faire vivre les valeurs de l’Évangile par tous ceux qui le souhaitent.
La laïcité comme telle a été la préoccupation de la France, même si les questions de séparation des Églises et de l’État étaient posées sous des modes divers à tous les pays du monde. Chaque pays y répondait d’ailleurs à sa manière. La coopération s’est développée entre les Églises et l’État en Allemagne, alors que l’opposition entre eux s’est plutôt développée en Belgique et plus récemment Espagne. Les questions de bioéthique font souvent problème, et la laïcité est parfois mise à mal, soit par les initiatives de l’État, soit également par celles des catholiques eux-mêmes. L’exemple le plus notable et le plus problématique a été donné par un certain nombre de responsables catholiques américains qui ont été tentés de ne pas respecter la règle démocratique pour imposer leur loi à l’ensemble du pays, notamment sur les questions de l’avortement. Ainsi le débat sur la législation dépénalisant l’avortement a-t-il tourné en une opposition frontale entre ces chrétiens et le pouvoir civil. Des condamnations, des excommunications ont de nouveau été prononcées par quelques évêques. Cette minorité se fait entendre fortement dans les médias.
Il faut donc attendre 2002 pour que le mot de laïcité soit employé par un organisme mondial de l’Église, la Congrégation pour la doctrine de la foi. Il s’agissait d’abord pour le cardinal Ratzinger de dénoncer les expressions de laïcisme intolérant qui entravent la libre expression de la foi. Il critiquait la conception relativiste du pluralisme, et ce qu’il appelait le « pluralisme indéterminé » qui n’a plus rien à voir avec la légitime liberté que les catholiques peuvent exercer. Si l’Église n’a pas à formuler des solutions concrètes aux questions temporelles, elle a le droit et le devoir d’exprimer des jugements moraux sur cette réalité. Pour ce faire, elle doit évidemment tenir compte d’un discernement sur les situations, et des pratiques du moindre mal.
En France, le centenaire de la loi de 1905, n’a pas amené les révisions que certains souhaitaient en 2005. Cette période a été en revanche l’occasion de débats épiques sur le port du voile islamique, qui été présenté comme une pratique contraire à la laïcité traditionnelle. La question du voile touchant uniquement l’islam, les catholiques sont restés discrets sur le sujet. Mais ils ont en général approuvé les développements de la réflexion au niveau le plus élevé de l’État, le Président de la République avançant, dans un discours à la Basilique du Latran à Rome en décembre 2007 l’idée de « laïcité positive » : cette vision pacifique de la laïcité permet des échanges constructifs entre les religions et l’État. Elle transforme la laïcité de confrontation et d’évitement3 en une laïcité de dialogue. Une véritable coopération avec les religions peut s’exprimer sans crainte dans le respect des autonomies de chaque domaine. C’était déjà le cas dans de nombreux lieux d’échanges officiels comme le Conseil consultatif d’éthique, où depuis plus de 30 ans les religions sont invitées à apporter leur contribution. La laïcité positive n’a pas été une manière de donner la moindre parcelle de pouvoir direct aux religions sur la gestion de l’État, ce qui ne signifie pas que les Églises ne cherchent pas à avoir une influence. Il s’agissait de parler davantage de dialogue que de confrontation.
Si l’Église catholique a fait sa révolution à Vatican II acceptant la séparation des pouvoirs religieux et politiques, les divers pays musulmans montrent qu’il existe une grande variété de situations dans la relation de l’islam au politique selon le pays où l’on se trouve. Les islams sont multiples. En Iran, un guide suprême religieux détient le pouvoir politique, et dans nombre d’autres pays, les autorités politiques sont directement liées au pouvoir religieux.
Remarquons l’évolution récente de la Tunisie : les Tunisiens se sont données en 2013 une constitution qui a bien des aspects nouveaux pour un pays arabo-musulman : elle annonce clairement les conditions culturelles nationales, art 2 : « La Tunisie est une république, sa religion est l’islam et sa langue, l’arabe ». Mais cette reconnaissance de la culture musulmane ne rend pas obligatoire la pratique de l’islam pour les citoyens. L’État n’est pas religieux, il reste laïque, ou civil pour prendre un terme plus neutre que les Tunisiens utilisent. Après bien des débats et des pressions de tous côtés, la constitution proclame entre autres à l’article 6 la liberté de conscience. Ceci est révolutionnaire pour un pays de culture musulmane, et témoigne de la culture démocratique héritée de Bourguiba. Ce texte ouvre une voie vers une saine laïcité dans un pays musulman. Pour l’islam, comme pour toute religion, comme en Inde pour l’hindouisme ou au Myanmar pour le bouddhisme, la clé de la laïcité est le véritable respect de la liberté de conscience et de religion.
C’est bien ce que le pape François soulignait lors de son voyage en Turquie, dans son discours à Ankara à l’arrivée, 28 novembre 2014 : il rappelle qu’« il est fondamental que les citoyens musulmans, juifs et chrétiens jouissent des mêmes droits et respectent les mêmes devoirs. La liberté religieuse et la liberté d’expression, efficacement garanties à tous, stimuleront la floraison de l’amitié, en devenant un éloquent signe de paix ». Le Pape défendait la laïcité dans un pays à très grande majorité musulmane. Le pape fait donc l’apologie de la laïcité là où elle n’existe pas, à cause du système politique national.
A l’inverse, dans un autre contexte, celui de l’Albanie où l’islam majoritaire vit en bonne intelligence avec les différentes communautés religieuses, le pape, lors de son voyage du 21 septembre 2014 s’adresse aux responsables politiques pour leur dire combien il apprécie ce « bien précieux » de la confiance et du respect entre religions. Il ajoute : « Que personne ne prenne prétexte de la religion pour accomplir ses propres actions contraires à la dignité de l’homme et à ses droits fondamentaux, en premier lieu celui de la vie et à la liberté religieuse de tous ».
Devant les responsables religieux4, il dénonce « les brutalités auxquelles peut conduire la privation de la liberté de conscience et de la liberté religieuse, et comment à partir de ces blessures se forme une humanité radicalement appauvrie, parce que privée d’espérance et de référence à des idéaux ». La laïcité prend un sens plus urgent encore dans de tels contextes.
La situation en France est beaucoup plus compliquée qu’il y a seulement dix ans, au centenaire de 1905. La laïcité a deux faces, comme une pièce de monnaie, l’une est la séparation des religions et de l’État, une mesure nécessaire et relativement neutre. L’autre est un ensemble de valeurs qui forme une moralité séculière et devient comme une sorte d’idéologie avec la volonté d’éliminer toute religion de l’espace public et de la culture. Cette deuxième face n’était présente ni dans la Révolution ni dans les textes de 1905, mais cela a été la visée d’une partie des acteurs de la France laïque. C’est ce que faisait déjà la IIIe République quand elle s’en prenait aux congrégations religieuses, et ce que l’on voit aujourd’hui dans certaines publications5, un refus de toute présence du religieux dans l’espace public, parce que la présence du religieux est devenue comme quelque chose « d’insupportable ».
Ce courant se développe de plus en plus. Il faut purifier la culture de toutes traces du religieux : c’est dans ce sens que renaît le débat sur les crèches dans les villes d’aujourd’hui. Jusque récemment, les grands magasins parisiens proposaient des devantures de Noël avec des crèches, mais elles ont été remplacées par des animations plus abstraites et totalement non religieuses. On a observé aussi la diminution de la présence du religieux à la télévision lorsque la messe de minuit n’a plus été retransmise. La culture change. Le retrait de la religion de la culture est en cours sous l’effet d’une laïcité qui n’est plus seulement la séparation entre Églises et État.
La laïcité a donc évolué, notamment avec les affaires du voile islamique : dans la tradition de 1905, c’était l’État qui devait rester neutre pour garantir la liberté de conscience des citoyens. Mais depuis une dizaine d’années, une autre vision de la laïcité se dessine, y compris dans le champ juridique : celle-ci tend à imposer l’obligation de neutralité aux personnes privées dans la vie publique. En France, il faut faire le vide public de tout religieux en neutralisant les comportements individuels religieux.
Une telle tendance peut créer un environnement problématique pour la transmission du fait religieux qui n’est plus présent dans la culture. Le contexte de cette laïcité qui vide l’espace public de toute dimension religieuse, n’aide pas à intégrer des questionnements religieux des individus. C’est pour cela que les relais, l’école catholique ou les parents, sont indispensables. Sinon, la transmission ne fonctionne plus, et beaucoup de jeunes se trouvent dans un vide religieux parce qu’ils n’ont plus aucun contact avec une religion.
Il y a du collectif dans la foi et dans toute religion. La religion, c’est une culture. C’est aussi cela qui est graduellement dissout dans le refus d’une présence du religieux dans l’espace public. L’Occident a dissout le sens collectif en laissant les individus face à eux-mêmes. Voilà une nouvelle tendance difficile à vivre pour la majorité de la population. Il ne faudrait pas qu’au nom de la laïcité, on supprime le lien social que peut apporter la religion. Ce serait affaiblir toute notre société.
L’Église catholique défend la laïcité explicitement avec le Concile Vatican II. Celle-ci forme le cadre nécessaire pour l’engagement libre des chrétiens dans le monde, munis de toutes les réflexions et propositions de l’enseignement social de l’Église. Elle garantit le libre exercice de tous les cultes et empêche la montée des tensions entre religions. Mais il importe de limiter la laïcité à cette séparation des religions et de l’État pour éviter qu’elle ne crée la dynamique d’un combat antireligieux. Le contexte français illustre bien comment la laïcité a plusieurs visages au-delà de la très nécessaire séparation des religions avec l’État.
1 Définition de la laïcité : « Principe de séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux, et les Églises aucun pouvoir politique ».
2 Dans le document de la Congrégation pour la doctrine de la foi : « Note doctrinale concernant certaines questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique », 24 novembre 2002.
3 Proposition de Paul Ricœur et Danièle Hervieu-Léger.
4 Discours du pape : « Quand, au nom d’une idéologie, on veut expulser Dieu de la société, on finit par adorer les idoles, et bien vite l’homme s’égare lui-même : sa dignité est piétinée, ses droits sont violés ».
5 Philippe Forget, Du citoyen et des religions ; liberté, souveraineté et laïcité, Berg International éditeurs, 2013, 150 p.