Dans son article consacré au thème du mouvement coopératif, E. Pezzini parle du discours de Jean Paul II aux agriculteurs de la coopérative de Faenza en 1986 comme d’une « encyclique coopérative ». Il a paru intéressant de donner ici une traduction de ce texte important dans lequel le Pape rappelle, non seulement l’importance historique du mouvement coopératif italien, mais surtout les bienfaits de la coopération pour la promotion du Bien commun et la réalisation de l’homme par le travail.
Chers amis,
1. C’est une grande joie pour moi de me trouver avec vous, dans cette ville de Faenza, qui n’est pas connue seulement pour ses trésors artistiques et historiques, mais aussi pour sa contribution de valeur au progrès économique et social de la nation. Je remercie votre Président et le représentant des associés pour les paroles qu’ils m’ont adressées au nom de la coopérative Prodotti agricoli faentini et des autres établissements ayant la même forme associative, qui a trouvé en Romagne un terrain fertile de développement. Ma présence parmi vous veut attirer l’attention sur l’importance que les coopératives peuvent revêtir dans la vie économique, pour le bien de leurs associés et de la communauté entière. Et je souhaite vous dire à tous mon estime sincère et mes encouragements cordiaux.
Dans un monde marqué trop souvent par une compétition excessive, l’écrasement du plus faible par le plus fort, le recours à des solutions collectivistes qui étouffent l’initiative individuelle et dévaluent les raisons de collaborer, cette forme d’organisation économique et sociale peut, si elle est bien gérée, constituer une expérience stimulante de participation et, en même temps, un moyen efficace pour obtenir un niveau plus élevé de justice.
2. La communauté chrétienne en Italie s’est intéressée à ce problème dès la fin du siècle dernier, avec la création des Caisses rurales. L’occasion en fut donnée, pour ce qui regarde la Romagne, par le rapport présenté par don Luigi Cerutti dans la grande salle de l’évêché d’Imola, en présence d’un nombreux clergé, d’un bon nombre de laïcs de différents diocèses, et représentants de sociétés, Instituts et Ordres religieux, à l’occasion de la deuxième assemblée régionale pour la Romagne de l’Œuvre des Congrès et Comités catholiques d’Italie.
Les Caisses rurales de la Province de Ravenne sont nées principalement au cours de la décennie à cheval sur les 19e et 20e siècles. Développées surtout dans la région de Lugo et ici à Faenza, elles ont donné par la suite naissance à une fédération.
La solidarité et la participation, caractéristiques des Caisses rurales et d’Artisans, ont connu en Romagne des réalisations généreuses, grâce à des hommes entreprenants et compétents, conscients de ce que seul un engagement commun dans le service pouvait permettre de développer une action efficace pour le progrès des communautés locales, la défense de l’épargne des familles, le soutien aux activités des entreprises, surtout les petites et les moyennes.
Après la seconde guerre mondiale, les crises économiques récurrentes ont mis au premier plan ces petites et moyennes entreprises, et les communautés locales furent au centre de la reprise, d’un renouveau de la solidarité, d’entreprises et de crédit à l’échelle humaine. Aujourd’hui en Romagne, les Caisses rurales et d’Artisans sont une des réalités les plus importantes et les plus significatives de l’engagement des catholiques dans les secteurs économiques et sociaux.
Je sais que votre Coopérative, créée en 1959, s’est renforcée sans cesse davantage grâce aux résultats obtenus et aux avantages concrets offerts aux associés. Elle en est venue à s’imposer comme pôle de référence pour les producteurs de Faenza. Je lui adresse avec grande cordialité mes félicitations et mes meilleurs vœux.
3. En cette journée dont vous attendez beaucoup, vous qui avez un sens si vif des valeurs inhérentes à la coopération, je souhaite m’arrêter précisément sur ce point, qui m’a toujours été présent dans ma vie de pasteur, et qui est un des thèmes fondamentaux de l’enseignement social de l’Église. La coopération, au sens large du terme, signifie toute forme d’activité communautaire qui s’exerce dans le domaine culturel, ou social, ou économique, ou religieux. Mais historiquement, elle a fini par s’identifier plus spécifiquement aux formes associatives orientées vers la poursuite d’objectifs de protection personnelle en cas de nécessité, spécialement économique, ou de promotion d’intérêts communs. Le dynamisme et la variété des coopératives démontrent à quel point ces formes associatives répondent aux besoins réels de la population.
On sait que le mouvement coopératif a parcouru différentes étapes, et que les formes dans lesquelles ce type d’activité s’exprime ont été classifiées, de la façon la plus simple, à partir de la nature des services rendus aux associés : coopératives de travail et de production, coopératives de consommation et coopératives de producteurs.
L’Église a toujours été favorable à ces riches expériences de pratique communautaire, tout en s’employant à ce qu’elles ne se limitent pas à la seule dimension économique de la coopération, mais qu’elles assurent aussi la croissance humaine, sociale, culturelle et morale des adhérents. Ce qui a poussé les travailleurs à s’associer en organisations de type coopératif a certainement été avant tout une nécessité de nature étroitement économique : survivre et se protéger des effets négatifs de la nouvelle société industrielle. Mais ils n’ont pas manqué d’être poussés aussi par le désir de vivre une expérience d’unité et de solidarité, qui leur permette de dépasser les différences économiques et jusqu’aux conflits sociaux entre les différents groupes.
On peut dire que la nouveauté de l’expérience coopérative réside dans son effort de synthèse entre la dimension individuelle et la dimension communautaire. En ce sens, c’est une expression concrète de la complémentarité, que la doctrine sociale de l’Église a toujours cherché à promouvoir, entre la personne et la société. C’est la synthèse entre la protection des droits de l’individu et la promotion du bien commun. Toutefois, la synthèse dont il s’agit ne se situe pas seulement sur le plan économique, mais également sur le plan plus large des biens culturels, sociaux et moraux qui enrichissent et modèlent une société digne de l’homme.
La valeur de l’entreprise coopérative se caractérise sur le plan économique par le développement d’une économie locale qui cherche à mieux répondre aux besoins de la communauté. De manière analogue, ce qui la distingue sur le plan moral est l’accent qui est mis sur le sens de la solidarité, mais dans le respect de la nécessaire autonomie de l’individu, qui doit grandir jusqu’à une pleine maturité. Là se trouve un des aspects les plus clairs de l’importance de la coopération : elle suppose la valorisation du rôle de chacun dans la communauté, à travers un engagement de type éthique, qui n’exclut pas la défense des intérêts légitimes de la personne.
L’expérience des coopératives est aujourd’hui le véhicule d’un type nouveau d’économie sociale, favorisé par la société moderne comme moyen de reconstruction et de développement. Dans cette perspective, les coopératives agricoles se présentent comme de vrais instruments de transformation sociale dans beaucoup de pays, et l’Église se sent tenue d’être solidaire de telles initiatives. Elles permettent en effet non seulement une amélioration plus rapide des conditions de vie des communautés locales, mais aussi une promotion plus efficace de la personne, dans ses multiples relations avec les autres, avec les choses et avec Dieu. Or ceci rejoint précisément l’une des dimensions les plus profondes de l’œuvre d’évangélisation que l’Église accomplit dans son travail quotidien de présence dans le monde et de dialogue avec les hommes et leurs problèmes.
4. Je tiens à attirer votre attention sur ce point en soulignant les éléments d’une structure humaine et sociale comme celle de la Coopérative qui contribuent à un meilleur développement et à une valorisation plus efficace de la personne humaine. Mon prédécesseur Jean XXIII a déjà insisté là-dessus dans l’encyclique Mater et Magistra (MM 110-135), qui est riche de principes pour éclairer les transformations survenant à notre époque. Ses observations sur l’importance de la solidarité et de la collaboration pour tous ceux qui travaillent dans le secteur agricole vont de pair avec le souci pour le bien commun ; c’est le moyen de faire ressortir la valeur d’une coopération qui se révèle, certes, directement avantageuse pour les associés, mais dont les fruits positifs se répandent aussi sur tous les membres de la société (Jean XXIII, Mater et Magistra, MM 132-133).
Votre expérience personnelle vous porte certainement à reconnaître que la solidarité et la collaboration requièrent un engagement concordant pour la réalisation d’objectifs précis, tels que la productivité, le développement, la garantie d’une rétribution adéquate pour tous les associés, l’amélioration de la qualité et l’expansion du marché. Mais vous êtes aussi en mesure d’attester que l’obtention de ces objectifs est au bénéfice de chacun des associés. Vous le savez, le bien des membres individuels peut arriver à coïncider avec celui de tous et le bien commun se révèle plus grand que la somme des biens individuels : c’est un bien qui dépasse, par la qualité, la somme des biens individuels.
5. C’est sur ce point-là que je désire m’arrêter, à l’occasion de notre rencontre d’aujourd’hui à Faenza. Le danger existe, en effet, que les critères pour mesurer le succès des coopératives soient tirés seulement des résultats du marché, autrement dit qu’ils viennent exclusivement des avantages matériels que les coopératives offrent aux associés. Or il faut dire qu’une perspective aussi réductrice n’est pas en harmonie avec la vision chrétienne de la personne. Elle en rabaisse la dimension spirituelle, sous-estimant sa créativité et sa capacité d’apporter une contribution originale au réseau complexe des rapports sociaux. Il faut considérer les progrès réalisés grâce aux efforts de coopération en se situant à un niveau plus élevé de valeurs, où la personne soit reconnue et valorisée dans toutes ses dimensions. C’est la personne, en effet, qui est la vraie mesure de toute initiative visant à favoriser un chemin de croissance et de progrès.
6. Le rappel d’un tel principe revient à affirmer que le critère quantitatif n’est de soi jamais suffisant. Il doit être associé avec le critère qualitatif, qui se vérifie dans la plus ou moins grande mise en valeur des capacités de la personne à contribuer, par des choix responsables, à la promotion du bien commun. Cette mise en valeur fait découvrir, en effet, que la réalisation du bien de chaque membre dépasse ses intérêts personnels et crée une situation qualitativement meilleure pour tous. Ainsi, à travers la coopérative, les membres individuels apprennent comment la solidarité dans l’effort pour obtenir le progrès matériel n’est pas pleinement satisfaisante, si elle ne s’exprime pas aussi dans la solidarité des esprits, et ils font l’expérience que la participation, caractéristique de la coopérative, demande à être complétée par le partage, caractéristique de la solidarité fraternelle. Le service que vous rendez au groupe devient ainsi un acte fraternel, qui ouvre à une transformation profonde de vos vies, en renforçant vos valeurs transcendantes.
Vous avez tous fait, j’en suis sûr, d’une manière ou d’une autre, l’expérience de ce que je viens de dire. Des activités entreprises en commun avec d’autres personnes, ayant les mêmes objectifs, deviennent des valeurs partagées mutuellement, dans un climat de vraie amitié. Et l’on découvre finalement que ce qui est en jeu est quelque chose de plus que le pur profit, et que l’engagement de tous dépasse le simple travail en commun. On se retrouve alors, mais d’une manière nouvelle, collègues les uns des autres, et l’on s’aperçoit que le travail accompli ensemble apporte un bien plus grand, non seulement à soi-même, mais aussi à ceux qui bénéficient des résultats du travail commun. Vous avez pu constater de cette façon que le fruit de votre travail a une signification et une valeur qui vont au-delà du produit en lui-même : il devient moyen de communication et témoigne de ce que chacun de vous est, de ce que vous êtes tous ensemble.
7. Les coopératives font partie des organismes que j'ai appelés corps intermédiaires dans l’encyclique Laborem exercens. Elles constituent en effet une voie parmi beaucoup d’autres pour associer, autant qu’il est possible, le travail à la propriété et au capital. Ce genre d’association est capable de « donner vie à une série de corps intermédiaires à finalités économiques, sociales et culturelles ; ces corps jouiraient d’une autonomie effective vis-à-vis des pouvoirs publics ; ils poursuivraient leurs objectifs spécifiques en entretenant entre eux des rapports de loyale collaboration et en se soumettant aux exigences du bien commun ; ils revêtiraient la forme et la substance d’une communauté vivante. Ainsi leurs membres respectifs seraient-ils considérés et traités comme des personnes et stimulés à prendre une part active à leur vie » (Jean Paul II, Laborem Exercens, LE 14).
Cette notion de « corps intermédiaires », déjà présente dans l’encyclique Mater et Magistra (Jean XXIII, Mater et Magistra, MM 42-49), n’est pas sans un lien avec le « principe de subsidiarité », selon lequel le pouvoir public ne doit pas se substituer à l’initiative des citoyens, qu’elle soit individuelle ou associative, dans les domaines économique, social et culturel. Aussi bien, l’enseignement social de l’Église a encouragé et promu les diverses formes d’association dans les divers domaines de l’activité humaine, soulignant l’importance des moyens capables d’exprimer la double dimension, personnelle et sociale, de l’être humain. Ces moyens, à la fois de « socialisation » et de « personnalisation », comme les syndicats, les organisations professionnelles, les coopératives de nature diverse, et d’autres associations semblables, devront naturellement être toujours soumis aux règles et mesures qu’appellent les exigences du bien commun.
8. Dans cette perspective, on se rend compte de la façon dont le succès (et même l’échec) matériel d’une société peut conduire à la découverte qu’il existe un bien plus grand que la somme des biens matériels reçus. Quand on a compris cela, on est en mesure de percevoir la valeur fondamentale que promeuvent les coopératives : la valeur d’une vie humaine meilleure, parce qu’ouverte à la perception plus profonde du sens vrai de tout engagement humain, qui est le sens de la communion. Il est clair dès lors que le résultat de cet engagement ne saurait se mesurer seulement à l’aune du profit recueilli ou du succès de marché. Le vrai résultat réside dans le fait que « par le travail, non seulement l’homme transforme la nature en l’adaptant à ses propres besoins, mais encore il se réalise lui-même comme homme et même, en un certain sens, il devient plus homme » (Jean Paul II, Laborem exercens, LE 9).
9. Avant de conclure, je veux en venir à une dernière application, qui sera plus qu’un appel. Quand j’ai traité, dans Laborem exercens, de la question du travail agricole, j’étais préoccupé surtout par ces millions de personnes dans les pays en voie de développement, qui n’ont pas les moyens de production ni l’aide de la prévoyance sociale que l’on trouve normale dans les sociétés plus développées. Je disais dans ce document que « dans de nombreuses situations, des changements radicaux et urgents sont nécessaires pour redonner à l’agriculture sa juste valeur comme base d’une saine économie » (Jean Paul II, Laborem exercens, LE 21).
Je souhaite aujourd’hui vous inviter tous à voir jusqu’où il est possible d’utiliser l’expérience que vous avez engagée, les capacités techniques acquises, les meilleures connaissances accumulées, concernant l’usage approprié des ressources au service du bien des autres. Je vous invite à chercher la façon de partager ce riche patrimoine de connaissances et les résultats positifs que vous avez obtenus, avec ceux qui aspirent à rivaliser avec vous dans les pays en voie de développement. La récompense sera grande, elle résidera non seulement dans l’élargissement des connaissances dont vous pouvez disposer, mais aussi, et surtout, dans la joie de rendre d’autres personnes capables de prendre en charge leur propre avenir, dans des régions du monde qui s’ouvriront à l’espérance d’une vie meilleure grâce aux connaissances auxquelles vous allez les faire participer. Ce sera pour vous et pour tous un bien nouveau. Et « ce bien nouveau, - fruit du travail humain -, n’est-il pas déjà une petite partie de cette ‘ terre nouvelle ’ où habite la justice » ? (Laborem exercens, LE 27).
Chers frères et sœurs, je prie pour vous et vos familles, pour votre travail et pour le fruit de votre peine. Je prie pour que la solidarité, la participation et le service commun, qui ont caractérisé vos coopératives pour le bien des associés, deviennent un bien de fraternité et de réalisation pour les autres. Ces peines porteront alors un fruit qui dépassera les objectifs initiaux, devenant ainsi la contribution d’un enrichissement humain, culturel et spirituel pour toute la société.
Que Dieu vous bénisse et bénisse votre engagement solidaire !
Le 10 mai 1986
Trad. de l’italien par Jacques Gellard