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16 octobre 2017

Les papes

John W. O'Malley, jésuite, Georgetown University 

En 1891, le pape Léon XIII (1878 – 1903) publiait l'encyclique Rerum novarum "Sur la condition de la classe ouvrière", l'un des documents les plus importants dans l'histoire de la papauté moderne. Ses premiers mots – "Dans cette nouvelle situation", voire "Dans cette situation révolutionnaire" – ne pouvaient mieux convenir. En effet, bien avant la parution de ce texte, la Révolution industrielle avait engendré une nouvelle population urbaine regroupant principalement un prolétariat exploité et une classe d'entrepreneurs amassant des fortunes tirées d’une économie industrialisée. Dans l'Europe du nord, cette Révolution drainait un grand nombre de familles des campagnes vers les villes et les cités, où les misérables conditions de travail et de vie constituaient un terreau idéal pour la croissance du socialisme et du communisme.

Le libéralisme politique et le laissez-faire économique en vogue chez les industriels ne portaient guère à se préoccuper des conditions désespérantes faites aux travailleurs : elles passaient après les gains financiers ! "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Vous n'avez à perdre que vos chaînes." : les premiers mots du Manifeste communiste de Marx et Engels étaient parfaitement bien compris par les ouvriers exploités et sous-payés qui pouvaient facilement y prêter l'oreille. Voici que le "monde moderne" prenait des formes que personne n'avait anticipées. Et l'Église risquait d'y être identifiée aux nouveaux riches et de perdre la classe ouvrière au profit d'associations socialistes radicalement sécularisées ou d'un communisme qui revendiquait haut et fort son athéisme.

Certes, dès la mort du pape Pie VII (1800-1823), ses successeurs avaient réagi négativement face au monde né avec la Révolution française. Leur attitude avait été résumée dans le Syllabus des erreurs proclamé en 1864 par Pie IX (1846-78), le prédécesseur immédiat de Léon XIII. Mais cette négativité pouvait-elle représenter une solution définitive ? Léon XIII ne tardait pas à comprendre qu'elle était même devenue un problème. Le temps était venu de proposer des remèdes sans plus se contenter de déplorer une situation qui allait durer.

Il était certes issu d'une famille aristocratique, marquée par l'atavisme conservateur politique et social de sa classe, mais il avait une vision plus fine que celle de Pie IX et disposait d'une expérience plus large qu'aucun de ses prédécesseurs. Ancien nonce en Belgique, il avait eu l'occasion de visiter Cologne, Londres et Paris. Pendant les trois années de cette mission, de 1843 à 1846, il avait acquis une expérience de première main du monde industrialisé et parlementaire du Nord, une certaine connaissance de ses problèmes et de ses réalisations qui le préparait à la rédaction de Rerum novarum.

Cette longue encyclique réitérait les condamnations antérieures du socialisme et du communisme, mais en gardant d'un bout à l'autre un ton serein, s’abstenant de toute fulmination. Elle voulait montrer que, sans se désintéresser du salut éternel de chacun, l'Église n'était pas indifférente au bien-êtredes hommes dans ce monde ; ces deux aspects de la vie ne pouvaient être séparés. Tout en proclamant que la propriété privée est un droit naturel, l'encyclique insistait sur ses limites : ce droit en effet ne pouvait se justifier aux dépens du bien commun. Si la propriété privée est un droit naturel, il en va de même pour le droit des ouvriers à un juste salaire, à des conditions de travail humaines et pour un certain nombre d'autres droits.

Ainsi, la large place faite par Rerum novarum au langage des "droits" était remarquable. Elle représentait une innovation dans le discours des papes, qui s'appropriait une catégorie habituellement associée aux Lumières. Elle ouvrait une perspective dans laquelle les encycliques ultérieures se sont toutes inscrites, considérée dès lors comme allant de soi. Surtout, et ce fut le point le plus remarquable, Rerum novarum confirmait le droit des ouvriers à s'organiser pour faire reconnaître leur droits et les protéger. La reconnaissance de la légitimité de telles organisations impliquait qu'à côté du pouvoir et de l'autorité descendant d'en-haut, l'ordre social se construisait aussi par des mouvements partant du bas. Cela signifiait une requalification du modèle hiérarchique de la société qui avait prévalu jusqu'alors dans le catholicisme, réaffirmé fortement par Grégoire XVI et Pie IX, les prédécesseurs immédiats de Léon XIII.

Certains catholiques dénoncèrent l'encyclique comme une trahison de l'Église, censée à leurs yeux faire cause commune avec l'"establishment", sans jamais encourager quelque chose d'aussi dangereux que l'organisation d'ouvriers pour atteindre leurs objectifs. Ils jugeaient que Léon XIII dépassait les limites de sa charge en abordant des questions extérieures au domaine de la foi et de la morale personnelle : l'Église était chargée de conduire les gens au ciel et non de dicter des règles sur des sujets purement économiques et sociaux.

Ces critiques touchaient un point crucial et l'encyclique marquait un véritable tournant dans la compréhension que l'Église avait d'elle-même. Certes - et l'encyclique le soulignait bien - l'Église avait toujours considéré impossible de séparer le corps de l'âme. Et elle avait, en outre, toujours agi pour soulager la misère humaine. Mais, avec Rerum novarum, pour la première fois, elle engageait expressément son autorité en faveur du progrès et du bien-être dans le monde tel qu'il est. A cet égardl'encyclique a eu de durables et profondes répercussions. Des répercussions qui se retrouvent en ligne directe dans Gaudium et spes de Vatican II et Laudato si du pape François.

Mais, dès son époque et en dépit des critiques, la voix de Léon XIII a été entendue. Lorsque l'encyclique fut expliquée aux ouvriers, utilisée par eux et leurs leaders pour atteindre leurs justes objectifs, ils se sont sentis confortés à la pensée qu'ils avaient un ami dans l'Église. Finalement, Rerum novarum offrit aux papes suivants un modèle qui leur servit à développer un véritable corpus de doctrine sociale pour l'Église.

Dix ans seulement après Rerum novarum, le pape saint Pie X (1903-14) faisait paraître une encyclique adressée aux évêques d'Allemagne, Singulari quadam, en réponse à leurs questions sur la possibilité pour les catholiques de s'associer à des non-catholiques dans des syndicats dits chrétiens. Le pape y réaffirmait fortement les principes essentiels de Rerum novarum et, en réponse à leurs questions, il définissait un certain nombre de conditions pour assurer la légitimité d'une participation catholique tout en concédant que, dès lors, les catholiques pouvaient tout à fait travailler avec des non-catholiques "pour le bien commun" (n° 5). Cette réponse ouvrait une nouvelle étape dans la reconnaissance par l'Église des conditions réelles du "monde moderne" dans lequel les catholiques devaient tracer leur chemin.

Ecrite en 1931 et adressée à la hiérarchie catholique mondiale "ainsi qu'à tous les fidèles de l'Église catholique", l'encycliqueQuadragesimo anno du pape Pie XI (1922-39) connut un tout autre retentissement. Destinée à marquer le quarantième anniversaire de Rerum novarum, elle prenait position, directement et de façon nouvelle, face aux situations urgentes suscitées par les graves troubles politiques, sociaux et économiques en Europe, à la suite de la première Guerre mondiale, lesquels avaient renforcé le socialisme et le communisme.

Parmi ses principaux rédacteurs, on trouve deux jésuites allemands – Gustav Gundlach et Oswald von Nell-Breuning. Choisis sans doute en raison de leur expertise, leur désignation n’était pas due au hasard : c'est en Allemagne que ces problèmes d'après-guerre avaient été les plus graves. L'encyclique condamnait à la fois le socialisme et le communisme en raison de leur vision matérialiste de la vie humaine et de l'encouragement que ces idéologies apportaient aux antagonismes entre classes sociales. Elle soulignait qu'en raison de l'interdépendance mutuelle des êtres humains et de leurs organisations la construction d'un ordre social juste et bénéfique pour tous ne serait réalisé que par la solidarité et non par le conflit. Elle insistait sur la nécessité d'une plus grande coopération et d'une meilleure communication entre les employeurs et les employés, brossant un sombre tableau d’un capitalisme associé à l'anonymat des marchés financiers internationaux.

Les marchés s'étaient écroulés en 1929 et la crise était la deuxième raison de l'encyclique. Cet effondrement avait déclenché la Grande Dépression mondiale qui, dans de nombreux pays, exacerbait les troubles sociaux, provoquant un peu partout de grandes épreuves physiques pour des millions et des millions de gens de quasiment toutes conditions sociales. Les plus durement touchés étaient bien sûr les pays fortement industrialisés. On était face à un système en ruine, d'où le titre de l'encyclique : "Sur la reconstruction de l'ordre social".

Pie XI manifestait ainsi qu'il intervenait clairement dans une crise dépourvue de caractère directement religieux. Bien que fondé sur des principes conformes à la Révélation divine, le remède proposé n'avait pas de caractère proprement théologique. De plus, en adressant son encyclique à "tous les fidèles de l'Église catholique" parallèlement aux évêques, jusqu'ici destinataires exclusifs des encycliques, Pie XI traduisait le désir que son message soit entendu et pris en compte par un public le plus large possible. Avec cette encyclique, il conduisait l'Église en dehors de toute politique de pré-carré.

Si Léon XIII traitait avant tout de la condition ouvrière, Pie XI élevait sa réflexion à un autre niveau, celui des implications éthiques d'un ordre social défaillant et des principes pour le "reconstruire" dans la justice et l'équité. Quadragesimo anno se caractérisait par la description détaillée d'une structure sociale tripartite, au sein de laquelle le gouvernement, l'industrie et les ouvriers travailleraient ensemble : une troisième voie située entre le capitalisme et le communisme, tous deux répudiés en raison de leur caractère préjudiciable à la dignité et à la véritable liberté de la personne humaine. Mises en exergue pour la première fois comme des notions essentielles dans un document d'Église, la dignité humaine et la liberté commençaient ici un parcours au terme duquel elles seraient affirmées et célébrées de la façon le plus solennelle dans Gaudium et spes.

Comme Rerum novarum, Quadragesimo anno rappelait nettement l’importance de la propriété privée pour le développement de la dignité et de la liberté humaine, mais en précisant qu'au-delà de ses avantages pour les individus, elle devait être exercée de manière à promouvoir le bien commun. Aussi bien les gouvernements sont en droit d’appliquer des politiques de redistribution, voire, en situation extrême, d’exproprier la propriété privée. Il incombe ainsi aux gouvernements d'exercer une fonction régulatrice de l'ordre économique. Cependant Quadragesimo anno insistait particulièrement sur l'application dans les relations sociales du principe de subsidiarité, qui demande que l’on n’intervienne pas à un niveau social plus large ou plus élevé pour régler des questions en mesure d’être efficacement traitées à un niveau social ou communautaire inférieur.

Dans leurs deux encycliques, Pie XI comme Léon XIII soutenaient fermement le droit de l'Église de parler sur des problèmes contemporains d'apparence séculière. Ils ouvraient à leurs successeurs une voie qu’ils ont suivie pour traiter ces questions de façon plus détaillée, dans un champ plus large et même avec une plus grande hardiesse. Et c’est bien ce que fit en particulier le pape Jean XXIII (1958-63) dans deux encycliques et avec la convocation du concile Vatican II. Pie XII (1939-58) avaient certes traité de questions similaires mais sous des formes passées plus inaperçues (radio-messages,…), exerçant moins d'impact.

Jean XXIII accédait à la papauté avec un arrière-plan bien différent de celui de tous ses prédécesseurs. Il était né dans une famille paysanne pauvre – aucun de ses membres ne put faire le voyage de leur ferme près de Bergame à Rome pour l'ordination du futur pape. De 1925 à sa nomination en 1953 comme patriarche de Venise, il avait vécu hors de l'Italie dans des pays aussi divers que la Bulgarie, la Turquie et la France. Il disposait ainsi d'une expérience personnelle de la réalité du monde.

En 1961, trente ans après Quadragesimo anno, le pape Jean faisait paraître l’encycliqueMater et magistra. Il y relevait comment des innovations, comme l'énergie atomique ou l'automatisation, étaient en train de transformer les modèles antérieurs de la vie humaine, entraînant des répercussions morales et sociales qu’on ne pouvait ignorer. Il réaffirmait dans les termes les plus forts les principes définis par Léon XIII et Pie XI, mais dans un langage plus positif et plus facilement compréhensible. Son enseignement sur la responsabilité des nations les plus riches d'aider les moins fortunées représentait une avancée nouvelle particulièrement importante. Par ailleurs, tout en abordant des problèmes requérant une attention urgente, le souci particulier manifesté pour les paysans se reflétait l'expérience que le pape avait eue en grandissant dans ce milieu. Ce texte rencontra un écho considérable et généralement positif dans la presse mondiale. Ce fut, par exemple, la première encyclique papale jamais publiée in extenso dans le New York Times.

Deux mois avant sa mort, en 1963, Jean XXIII publia Pacem in terris. On sortait tout juste d’une période dramatique qui avait vu le monde retenir son souffle, terrorisé par le risque d'escalade de la Crise des missiles de Cuba qui aurait pu conduire à un holocauste atomique détruisant l'ensemble du monde et des créatures vivantes. Ce contexte explique l’accent mis dans l'encyclique sur l'interdépendance humaine. Celle-ci soulignait comment la société fonctionne par un ensemble complexe de relations, celles qui existent entre les individus et l'autorité publique, ainsi qu’entre nations au sein d'une communauté internationale. Ces relations doivent être fondées sur le respect de la dignité humaine et sur l'obligation de chacun de contribuer au bien commun. C’est pourquoi, et pour la première fois dans l'histoire, l’encyclique s'adressait à "toutes les personnes de bonne volonté", apportant une nouvelle qualification à une vision strictement hiérarchique de la réalité sociale et politique. C'était là le signe d'une sortie délibérée de la papauté vers le monde séculier.

Pacem in terris élargissait considérablement le champ des encycliques "sociales", un élargissement suggéré dès son titre : "Sur l'établissement de la paix universelle dans la vérité, la justice, la charité et la liberté". Elle parlait de la paix mondiale, des nations sous-développées, des réfugiés, des migrants ainsi que d’autres problèmes contemporains. Elle s'élevait contre la course aux armements, plaidant pour le désarmement, condition essentielle pour garantir la paix mondiale.

Faisant en partie écho à la "Déclaration universelle des droits de l'homme" de 1948 des Nations unies, son long développement sur les droits humains constituait la déclaration la plus complète jusqu'alors de l'Église sur ce sujet. Y étaient expressément mentionnées les libertés de parole et de la presse mais, et le fait était sans précédent, on y trouvait aussi l'affirmation du droit de chacun de rendre un culte à Dieu "en accord avec une conscience droite" - ce qui anticipait la Déclaration Dignitatis humanae de Vatican II sur la liberté religieuse.

Deux ans plus tard, le 4 octobre 1965, le pape Paul VI (1963-78) dans un discours devant les Nations unies à New York s'exprimait en des termes passionnés sur les horreurs de la guerre et la nécessité absolue de la paix mondiale. Avec une forte émotion dans la voix il s'écriait : "Jamais plus la guerre ! Jamais plus la guerre ! C'est la paix, la paix qui doit guider la destinée des peuples du monde et de toute l'humanité."

L'année précédente, il était venu à Bombay (Mumbai) pour ouvrir le Congrès eucharistique. Lors de cette brève visite en Inde, il s'était particulièrement efforcé de rencontrer des pauvres et des sans-droits, une expérience qui, à l'évidence, l'avait profondément touché. Il fit de cette visite l'occasion d'inviter les grandes puissances du monde à cesser d'investir leur argent dans les armements et à l'orienter au contraire pour soulager la pauvreté et la misère physique des pauvres du monde. Cette expérience de la pauvreté endémique de l'Inde a été pour lui une étape avant la publication, en 1967, de Populorum progressio, une encyclique précisément consacrée à ce problème. Davantage encore que Pacem in terris,ce texte se plaçait dans une perspective plus mondiale qu'occidentale, une caractéristique qui se retrouvera dès lors dans toutes les déclarations papales ultérieures.

A l'instar de Pacem in terris, l'encyclique de Paul VI était adressée à un public le plus large possible : "à toutes les personnes de bonne volonté". A ce moment, le pape, comme beaucoup d'autres, avait pris conscience de la situation des pauvres qui, loin de s'améliorer grâce aux progrès techniques, semblait au contraire empirer. Il soulignait en particulier la situation désespérée des pauvres dans les pays en développement. Tout en plaidant en faveur d'une attention efficace aux privations physiques et culturelles des pauvres, Paul VI rappelait aussi l'urgence de répondre à leur faim spirituelle. L'utilisation du terme "progrès" dans les mots ouvrant l'encyclique révélait l'ampleur du changement de la pensée papale par rapport à la vision statique et hiérarchique de la réalité sociale en vigueur cent ans plus tôt.

Pour le vingtième anniversaire de Populorum progressio, le successeur de Paul VI, saint Jean-Paul II (1978-2005), publiait sa propre encyclique Sollicitudo rei socialis. Pour commémorer le quatre-vingt dixième anniversaire de Rerum novarum il avait déjà écrit, en 1981, Laborem exercens, prédisant les changements profonds que les nouvelles technologies de l'information induiraient dans la société et, annonçant en quelque sorte Laudato Si, il préconisait une attention particulière à l'environnement.

En 1991, Jean-Paul II publiait, pour le centenaire de Rerum novarum, une encyclique encore plus importante : Centesimus annus. Promulguée alors que la Guerre froide touchait à sa fin, cette encyclique, dont le champ était presque encyclopédique, invitait toutes les "personnes de bonne volonté" à regarder la situation du monde où elles vivaient afin d'y reconnaître les progrès mais aussi les injustices dévastatrices sévissant dans tant de domaines de la vie humaine.

Bien qu'il n'ait pas fait paraître de document majeur expressément consacré à des questions "sociales", Benoit XVI (2005-13) aborda dans Caritas in veritate nombre de thèmes traités par ses prédécesseurs. Quant au pape François, il parle si souvent de ces sujets, et de la façon la plus remarquable dans Laudato Si, qu'il en a fait quasiment la marque distinctive de son pontificat. Plus encore que la force de ses paroles, c'est la puissance de ses actes qui a frappé, par exemple sa visite à l'île de Lampedusa, pour attirer l'attention sur les horreurs subies par les réfugiés en provenance d'Afrique.

On peut, en résumé, dire que les papes ont contribué de façon massive à la doctrine sociale de l'Église. Ils ont mis leur immense prestige à profit pour développer un corpus de réflexion catholique sur les problèmes urgents qu'affrontent les peuples du monde. Leurs déclarations ont été, bien entendu, élaborées en s'appuyant sur les contributions d'experts. Mais ils ont permis la diffusion des réflexions et soucis de ces spécialistes dans le domaine public. Ce fut un apport majeur de leur travail.

La relation entre les papes et les savants a été réciproque. Il y a seulement cinquante ans, les grands textes catholiques de théologie morale ne parlaient guère de questions sociales, mais le flux constant d'écrits de papes sur ces sujets les a progressivement tirés de la périphérie vers le centre de l'éthique et de la théologie morale catholique. Ces écrits sur les questions sociales ont exercé en outre un impact considérable sur les orientations fondamentales du Concile Vatican II et ceci de la façon la plus évidente dans Gaudium et spes, la "Constitution pastorale sur l'Église dans la monde moderne". Sans eux, Gaudium et spes n'aurait jamais vu le jour.

Dans le monde, les papes sont devenus la voix la plus respectée qui parle pour les sans-voix. Bien que remarquablement attentif aux conditions qui changent, leur message jouit d'une cohérence remarquable découlant de quelques principes de base énoncés pour la première fois par Léon XIII, puis adaptés et élargis ultérieurement en fonction des nécessités.

Sans en être pleinement conscient, Léon XIII a défini de façon nouvelle la tâche des papes. Ils sont devenus les porte-parole des pauvres et les avocats d'un monde meilleur ici et maintenant. Cette "nouvelle" responsabilité était sans nul doute parfaitement cohérente avec leurs responsabilités traditionnelles ainsi qu'avec les paroles de Jésus dans l'Evangile : "J'avais faim et vous m'avez donné à manger." Mais jamais encore elle n'avait été si clairement manifestée et proclamée de façon aussi explicite et avec tant de cohérence. Jamais auparavant cette responsabilité n'avait été aussi nettement orientée, non seulement vers l'apport d'une aide immédiate aux personnes dans le besoin mais aussi vers la mise en lumière des principales causes à l’origine de ces besoins et vers un appel à les traiter. Les besoins sont les symptômes de problèmes plus profonds à résoudre.

Le monde continue d'attendre des papes une direction spirituelle mais aussi désormais des conseils sur la manière de traiter les nombreux problèmes sociaux, économiques et politiques qui s'accumulent de tous côtés, chacun d'eux étant gros de terribles conséquences potentielles. Il attend que les papes s'expriment sur ces problèmes et montrent comment les aspects matériels et spirituels de la vie humaine sont intrinsèquement liés les uns aux autres, à l'instar du corps et de l'âme. Par leur parole et leurs actes, les papes se sont efforcés de répondre à cette attente ; ils y ont largement réussi.