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10 mars 2014

Droits de l’homme

Alain Thomasset, Jésuite, Centre Sèvres - facultés jésuites de Paris 

Droits de l’homme © Jean-Marc Ferré, ONU / Flickr

L'Eglise catholique a d'abord refusé farouchement les droits de l'homme, puis elle s'en est réapproprié la tradition, jusqu'à les justifier. L'enseignement social de l'Eglise est désormais un support pour la cause des droits de l'homme dans le monde. Ce texte est extrait d'un article plus développé paru dans "1840-1960 : Guerre et Paix. Une lecture philosophique et théologique" (P. Goujon dir.), Médiasèvres, 2013.

L’histoire des relations entre l’Église catholique et les droits de l’homme est pour le moins tourmentée et complexe. Si dans la plus grande partie du XIXe siècle, l’Église s’est farouchement opposée à ce que Grégoire XVI (1832) appelait une « erreur pernicieuse » et un « délire », elle est aujourd’hui devenue l’une des principales avocates de la cause des droits de l’homme dans le monde. Jean Paul II, mais aussi Benoît XVI, en ont fait le centre de l’enseignement social de l’Église1. Comment comprendre une telle évolution alors qu’en 1789 tout semble opposer la tradition intellectuelle qui vient de se concrétiser dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la position traditionnelle de l’Église qui considère ces libertés modernes comme autant d’erreurs néfastes pour la vie politique, sociale et religieuse ? Sans doute bien des facteurs sont à prendre en compte. L’évolution du contexte historique d’abord, marqué en ses débuts par l’anticléricalisme, mais aussi l’évolution des mentalités et du travail théologique qui s’est opéré au fur et à mesure des nouveaux contextes et des transformations sociales, enfin un certain nombre de circonstances exceptionnelles (les deux guerres mondiales, la montée des totalitarismes) et la mise en œuvre de pratiques sociales nouvelles (le développement des œuvres de charité de l’Église) qui ont pu contribuer à rapprocher les acteurs et leurs points de vue. L’objet de cet exposé est de montrer le développement de ce qu’il faut bien appeler une « réappropriation » par l’Église d’une tradition qui lui était a priori étrangère, voire hostile. L’exemple des droits de l’homme est un cas unique d’une évolution de la doctrine de l’Église en matière sociale et politique. Il donne de mieux comprendre l’historicité de cette pensée et le dialogue permanent que cette pensée peut entretenir avec les traditions de la société où l’Église est insérée.

La tradition des droits de l’homme

Le mouvement historique des droits de l’homme a sans doute des racines très anciennes. Certains n’hésitent pas à faire remonter les origines jusqu’au code d’Hammourabi (XVIIe siècle avant JC), à la règle persane de Cyrus (VIe siècle avant JC) et aux législations de la Bible. En Angleterre, la Grande Charte des libertés de Jean sans terre de 1215, le Bill des droits de 1689 sont des documents essentiels. Mais le mouvement des droits de l’homme s’est cristallisé et amplifié dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et a pris sa forme moderne sous l’influence d’un courant philosophique de contestation face à l’absolutisme des pouvoirs politiques et religieux de l’époque. Issu de la philosophie des Lumières, la tradition des droits de l’homme s’oppose à la fois à l’absolutisme des monarchies, à l’autoritarisme des Églises, et aux privilèges politiques et financiers de l’aristocratie. La révolution américaine déclare l’indépendance en 1776 et la Révolution française met en œuvre ces idées au plan juridique dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « 1. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux et droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ».

L’influence du libéralisme

En Europe, les Révolutions libérales de 1830 et 1848 mettent en place des régimes constitutionnels qui limitent par le droit le pouvoir des Princes et de l’État, tout en luttant contre le pouvoir éducatif et spirituel des Églises. La mise en œuvre des droits de l’homme, d’abord compris comme des libertés, s’opère grâce au courant philosophique et politique du « libéralisme ». Le libéralisme est une philosophie globale (pas seulement économique) qui touche tous les aspects de l’existence et de la vie en société. C’est « une philosophie politique tout entière ordonnée à l’idée de liberté selon laquelle la société politique doit être fondée sur la liberté et trouver sa justification dans la consécration de celle-ci ».2 C’est aussi une philosophie sociale individualiste qui fait passer l’individu avant la raison d’État, les intérêts du groupe ou les exigences collectives. C’est enfin une philosophie de la vérité et de la connaissance, qui en réaction à l’autoritarisme, croît à la progressive découverte de la vérité par la raison individuelle. L’esprit doit pouvoir chercher la vérité sans contrainte et c’est dans le dialogue et la confrontation qu’une vérité commune peut se dégager. Elle aura pour conséquence le rejet des dogmes de l’Église, l’affirmation du relativisme de la vérité et la tolérance et la reconnaissance des libertés d’opinion, d’expression, de réunion et de discussion.

Les critiques démocrate et socialiste

Ce premier mouvement des droits de l’homme est bientôt contesté par d’autres courants qui tout en reprenant les idées libérales les critiquent et les combattent. Les démocrates revendiquent la liberté non seulement pour ceux qui ont les moyens financiers ou intellectuels d’en user raisonnablement (comme c’est le cas dans les régimes libéraux d’alors gouvernés par la bourgeoisie) mais pour tous. Il faut donc réduire les inégalités et étendre le bénéfice de la liberté à tous. Pour cela, il s’agit d’assurer les conditions pratiques et la possibilité d’exercer ces libertés, en intervenant, en soutenant. Il faudra s’intéresser à l’égalité sociale. Les courants socialistes et communistes opéreront, dans le même sens, une critique des libertés abstraites des droits civiques et politiques et insisteront sur les conditions sociales et économiques qui permettent à ces libertés de s’exercer.3 Des contraintes sociales doivent s’imposer pour assurer la dignité de tous.

La diversité des droits de l’homme

C’est ainsi qu’on distingue classiquement des droits de première génération, inspirées du libéralisme (liberté d’expression, de vote, de réunion, de résistance à la l’oppression, droit à la vie, à la sûreté, à la propriété privée…), des droits de seconde génération, inspirés des idées démocrates et socialistes qui sont des « droits-créances » économiques et sociaux garantis par l’État pour assurer l’effectivité des libertés civiles. Une chose est le droit à la vie qui interdit l’esclavage, le meurtre, la torture et la violence arbitraire et qui assure une liberté négative, une autre chose est de fournir les conditions concrètes de ce droit par le moyen du travail ou d’un revenu suffisant (une liberté positive). Ainsi se développent les droits au travail, au juste salaire, à la sécurité sociale, à l’éducation, à la santé, etc. qui obligent les pouvoirs publics à un certain nombre d’actions en faveur des individus. Aujourd’hui on parle aussi d’une troisième, voire d’une quatrième génération des droits de l’homme pour désigner un ensemble de droits nouveaux plus ou moins définis, comme le droit à l’environnement, à la paix, le droit des minorités, le droit des enfants, etc.

Le 10 décembre 1948, les 58 États membres de l’Assemblée générale des Nations unies ont adopté à Paris la Déclaration universelle des droits de l’homme. Écrite au lendemain des horreurs de la guerre, elle reprend les deux types de droits sans pour autant déterminer la priorité des uns sur les autres, ni fixer un cadre théorique au fondement de ces droits.4 Au plan européen, la Convention européenne des droits de l’homme de 1950 a donné naissance en 1959 à la Cour européenne des droits de l’homme qui permet de poursuivre les États signataires contre les abus des droits de l’homme. Au plan international enfin, la cour pénale internationale a été créée en 2002 dans le cadre des Nations unies pour juger les personnes accusées de génocide, de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre.

La tradition des droits de l’homme possède donc une origine multiple. Si le libéralisme fut son premier inspirateur, elle fut par la suite complétée par la réflexion des courants démocrates et socialistes, provoquant en son sein une discussion dont l’issue n’est pas close. Mais un fait demeure essentiel : cette tradition s’est constituée au départ contre l’Église et en dehors d’elle.

L’Église et les droits de l’homme jusqu’en 1880

Jusqu’à l’avènement du pape Léon XIII en 1878, l’Église catholique est l’un des plus farouches opposants au projet des droits de l’homme. À quelques nuances près, il en est de même des autres confessions chrétiennes jusqu’au XXe siècle. Comment le comprendre ?

Les courants philosophiques qui portent ce projet sont rationalistes, souvent sceptiques, voire opposés à la foi chrétienne et, en général, hostiles aux Églises, auxquelles ils reprochent leur conservatisme et leur autoritarisme.5

Montée de l’ultramontanisme et du centralisme romain

L’Église connaît, à cette époque, une transformation interne. Les malheurs de la papauté et les péripéties autour des États pontificaux d’une part, le souci de plus en plus fort de l’indépendance spirituelle de l’Église vis-à-vis des pouvoirs politiques nationaux d’autre part, vont favoriser une progressive centralisation romaine du gouvernement de l’Église. Lors du Concile Vatican I s’achève un mouvement de centralisation : la juridiction du pape sur les divers épiscopats s’impose face aux divers isolements gallicans des épiscopats dans leur pays. Le Concile Vatican I va ainsi déclarer la « primauté » et « l’infaillibilité » pontificales. Il reconnaît au pape « une juridiction ordinaire, immédiate et épiscopale sur toute l’Église » comme il n’en avait jamais connu auparavant.

Les condamnations romaines

La distance historique peut nous faire regretter l’incapacité de l’Église du moment à trier le bon grain de l’ivraie et à reconnaître la valeur contenue dans ce mouvement de libération de l’homme face aux absolutismes, mais il y a aussi des raisons solides dans les critiques de l’Église.

La Révolution, en inscrivant dans le droit les revendications du mouvement d’idées, suscite l’opposition frontale avec l’Église. Pie VI, dans le Bref Quod Aliquantum (1791) condamne les principes de la Révolution française et la constitution civile du clergé décrétée par l’Assemblée nationale : « … l'Assemblée nationale s'est attribué la puissance spirituelle, lorsqu'elle a fait tant de nouveaux règlements contraires au dogme et à la discipline ; lorsqu'elle a voulu obliger les Évêques et tous les Ecclésiastiques à s'engager par serment à l'exécution de ces décrets. Mais cette conduite n'étonnera pas ceux qui observeront que l'effet nécessaire de la constitution décrétée par l'Assemblée est d'anéantir la Religion catholique… »

De même Grégoire XVI, dans l’encyclique Mirari Vos (1832), condamne l’indifférentisme religieux et les idées libérales de Lamennais et du journal l’Avenir (15 août 1832) : « … Nous venons maintenant à une cause, hélas ! trop féconde des maux déplorables qui affligent à présent l'Église. Nous voulons dire l'indifférentisme, ou cette opinion funeste répandue partout par la fourbe des méchants, qu'on peut, par une profession de foi quelconque, obtenir le salut éternel de l'âme, pourvu qu'on ait des mœurs conformes à la justice et à la probité. Mais dans une question si claire et si évidente, il vous sera sans doute facile d'arracher du milieu des peuples confiés à vos soins une erreur si pernicieuse. (…) De cette source empoisonnée de l'indifférentisme, découle cette maxime fausse et absurde ou plutôt ce délire : qu'on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience ; erreur des plus contagieuses, à laquelle aplanit la voie cette liberté absolue et sans frein des opinions qui, pour la ruine de l'Église et de l'État, va se répandant de toutes parts ».

Pie IX, dans l’encyclique Quanta Cura (1864) et son annexe, le Syllabus, dresse la liste des erreurs du temps. Parmi elles figurent « la séparation de l’Église et de l’État », « la légitime révolte contre les Princes », l’inutilité « que la religion catholique soit considérée comme l’unique religion de l’État », la nécessité pour le pape de « se réconcilier et de composer avec le progrès, le libéralisme et la société moderne ».

L’opposition idéologique de l’Église porte ainsi sur plusieurs aspects.

- La liberté prônée par le libéralisme de l’époque est une liberté absolue, autonome, détachée de la relation avec Dieu. Les droits de l’homme s’opposent aux « droits de Dieu », en sa qualité de Créateur et de Souverain maître de l’ordre social et de l’histoire.

- La conception de l’individu est celle d’un individu séparé de ses enracinements sociaux, culturels et religieux. Elle le prive de ce qui peut le guider vers le bien.

- La liberté de conscience mène à « l’indifférentisme » religieux (toutes les religions se valent) et au « positivisme juridique » (la loi vaut parce qu’elle est le fruit de la majorité).

- La désobéissance face aux pouvoirs en place mène à l’anarchie et au désordre.

- La séparation de l’Église et de l’État prive l’ordre social de ce qui peut le guider vers le bien par le biais des lois divines transmises par les enseignements de l’Église. Il n’y a plus de frein aux divagations de la liberté dans son inclination au mal.

Ces objections sont sérieuses et nous les retrouverons dans la suite des réflexions ecclésiales sur les droits de l’homme, mais les présupposés libéraux du XIXe ne seront plus nécessairement les fondements de la pensée des droits des époques ultérieures. Quant à l’Église elle va à son tour faire un chemin qui l’amènera progressivement à une reconnaissance des droits de l’homme.

Une Église qui défend les droits dans sa pratique pastorale

Il y eut pourtant des catholiques libéraux (comme Lacordaire, Lamennais et Montalembert) pour réclamer, au nom de l’Évangile, la liberté de conscience, de presse et de vote, la séparation de l’Église et de l’État. La centralisation romaine est un phénomène récent et l’Église manquait alors d’un vocabulaire ou d’une pensée unifiée sur les questions de société. D’ailleurs, « Les députés du Clergé avaient voté la déclaration de 1789 et n’avaient jamais été formellement désapprouvés ».6 C’est seulement avec Léon XIII qu’un enseignement visant à orienter l’opinion devient systématique.

Par ailleurs les catholiques ont bien souvent défendus les droits de l’homme, d’abord en luttant pour la justice sociale. Le XIXe siècle est une époque majeure de l’histoire de la charité. Alors que les libéraux, y compris certains chrétiens comme Mgr Dupanloup, pensent que la solution du problème social réside dans la bienfaisance privée des riches, la création des œuvres de charité va contribuer à lutter contre cet esprit individualiste. Ces œuvres sont institutionnalisées pour répondre durablement à des besoins et à conscientiser la population, et souvent animées par des congrégations créées à cet effet. L’action hospitalière ancienne se spécialise : maternités, garde-malades, établissements pour handicapés, dispensaires, hospices de vieillards ; la tâche éducative est créative : diffusion des internats, enseignement populaire, formation professionnelle, cours du soir… ; ainsi que dans le domaine du logement et du loisir : créations des « cités » populaires, des foyers, des patronages… Cette pratique chrétienne de la charité, s’insère dans un mouvement plus vaste de préoccupation sociale qui n’a pas peu contribué à susciter une nouvelle manière de penser et à élaborer une doctrine. Ces institutions ont suscité des mesures législatives en faveur de telle ou telle catégorie ou nécessité sociale.

Les catholiques ont aussi défendu les droits de l’homme en défendant la liberté de l’Église. Pendant tout le XIXe, l’Église s’est trouvée en face de pouvoirs qui non seulement professaient des principes libéraux, mais aussi celui du droit de contrôle sur les activités de l’Église (bien au-delà de la simple tutelle de l’ordre public). Partout dans le monde, à l’exception des États-Unis, un conflit latent ou violent s’est installé entre l’Église et l’État. Contre l’ingérence de l’État dans les affaires religieuses, les chrétiens eurent à défendre la liberté de l’Église. Comme dans bien des pays l’Église s’est souvent trouvée en minorité sociologique, elle a eu à défendre sa liberté face à un pouvoir hostile, même si lorsqu’elle était majoritaire elle défendait souvent l’opposé et le refus de cette liberté.

Il y eut donc des luttes de l’Église pour la liberté de conscience, de culte, d’autogouvernement. Il y eut également un combat pour la liberté de la culture, la liberté de la presse et la liberté d’enseignement. Combat encore pour des droits religieux qui recoupent des droits naturels, comme c’est le cas par exemple pour la question du dimanche : l’Église, en défendant le repos du dimanche, a dès l’origine « opposé aux exigences de la société capitaliste des droits humains à respecter coûte que coûte ».

De Léon XIII au Concile Vatican II : une progressive reconnaissance

Avec Léon XIII la tradition positive de l’Église vis-à-vis des droits de l’homme s’infléchit : un tournant s’amorce qui la fera passer d’une résistance farouche à une participation active et critique. C’est « la défense de la dignité de la personne humaine »7, qui sert de fil conducteur. Les implications de cette défense varient cependant selon les contextes, l’évolution des pensées et l’expérience concrète faite par les chrétiens.8

Léon XIII (1878-1903) et la primauté de la personne

Le pape combat l’idée que les valeurs fondamentales de la société (et donc les droits humains) soient le fruit de la seule libre volonté des individus9. En l’absence d’une loi supérieure qui s’impose à tous, il n’y a plus de place pour la défense de ceux qui se trouvent aux prises avec la volonté de la majorité. « La loi qui détermine ce qu'il faut faire et éviter est abandonnée aux caprices de la multitude plus nombreuse, ce qui est préparer la voie à la domination tyrannique ».10 Non seulement l’homme précède l’État mais Dieu et l’ordre naturel précèdent l’homme, pourrait-on dire. Ce sont ainsi les fondements moraux de la vie sociale, inclus dans les déterminations de la loi naturelle éclairée par la Révélation, qui sont menacés et les individus et les minorités soumis aux caprices d’une majorité déliée d’un principe supérieur et extérieur à elle. Toutefois, de manière réaliste, le pape invitera les catholiques français à se rallier au régime républicain, proclamé en 1875. Dans une encyclique de 1892 (Au milieu des sollicitudes), il les invite à combattre si nécessaire le régime par les moyens légaux, notamment pour défendre les intérêts spirituels de l’Église, mais dans l’acceptation d’un régime politique qui par nature peut varier.

C’est sur le plan des droits économiques et sociaux que Léon XIII fait la plus grande avancée. Les groupes de « catholiques sociaux » durant toute la seconde partie du XIXe siècle avaient déjà formulé des critiques à l’égard des nouvelles réalités économiques de l’industrialisation capitaliste et attiré l’attention sur le sort des travailleurs. Léon XIII reprend cette expérience et dénonce dans des termes très durs une situation de quasi-esclavage : « La richesse a afflué entre les mains d'un petit nombre et la multitude a été laissée dans l'indigence. (…) Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes qui étaient pour eux une protection. Les sentiments religieux du passé ont disparu des lois et des institutions publiques et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vu, avec le temps, livrer à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée » (RN 2).

Au nom de la dignité humaine, les personnes ont le droit d’être protégées par l’État contre ceux qui veulent les réduire à de simples outils de production. La valeur transcendante de la personne doit leur éviter d’être l’instrument de ceux qui utilisent les hommes pour le seul but de faire de l’argent. Le rappel de cette dignité fondamentale a pour conséquence la détermination d’un nombre de droits et de devoirs spécifiques dans le domaine économique : droit au juste salaire, droit de retenir les bénéfices de son travail dans le droit de propriété privée, droit au repos, droit à une existence digne qui supposent une nourriture, des vêtements et un logement adéquats, droit d’organisation syndicale.11

Pie XI (1922-1939) : dénonciation des totalitarismes et promotion de la justice sociale

Les années du pontificat de Pie XI sont marquées par des développements sociaux de grande importance : la réorganisation des nations après la première guerre mondiale, la grande dépression financière de 1929 et la montée du chômage, la consolidation de la Révolution soviétique, l’émergence des dictatures fascistes en Italie et en Allemagne. Sous la pression des événements, la compréhension catholique des droits de l’homme se développe rapidement.

Dans l’encyclique Quadragesimo Anno (1931), Pie XI dénonce les cadres économiques qui ont mené à la dépression et qui ont provoqué les graves atteintes à la dignité des personnes. Depuis Léon XIII, les choses ont changé : la nouvelle encyclique élargit la perspective de la « question ouvrière » à « l’instauration de l’ordre social ». Pour Pie XI, l’instrumentalisation des personnes aux mains de quelques-uns s’est aggravée, la dictature économique a succédé à la libre concurrence. Dans des termes aux accents très actuels, il déclare : « Ce qui à notre époque frappe tout d’abord le regard, ce n’est pas seulement la concentration des richesses, mais encore l’accumulation d’une énorme puissance, d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré. Ce pouvoir est surtout considérable chez ceux qui, détenteurs et maîtres absolus de l’argent, gouvernent le crédit et le dispensent selon leur bon plaisir ».12

Le pape dénonce la course à la puissance tant au plan économique qu’au plan politique et au plan international entre les nations. Ces cadres économiques ont pour conséquence de dénier à beaucoup un minimum de bien-être nécessaire au respect de leur dignité, mais plus fondamentalement ils violent la personne elle-même qui est davantage qu’une collection de besoins et dont la réalité spirituelle ne doit pas être soumise aux désirs fonctionnels des autres. Pie XI critique vigoureusement les théories de l’organisation sociale liées au capitalisme libéral concurrentiel. Il n’en critique pas moins les divers courants du marxisme et du socialisme qui se sont aussi éloignés du chemin du respect de la personne et rejette notamment la lutte des classes et la suppression de la propriété privée. C’est l’homme, la personne humaine, qui doit demeurer la mesure de toute l’organisation de la vie sociale.

Le même principe s’applique lorsque Pie XI aborde dans plusieurs documents la question des fascismes de l’époque. Face au régime de Mussolini, avec lequel il signe pourtant les accords du Latran en 1929 qui règlent la question romaine, Pie XI accuse le régime fasciste de « statolatrie » lorsque celui-ci réclame que toute la formation de la jeunesse soit sous sa supervision (Non abbiamo bisogno, 1931). Face au régime nazi, il dénonce de manière similaire une glorification de l’État et de la race : « L'homme, en tant que personne, possède des droits qu'il tient de Dieu et qui doivent demeurer vis-à-vis de la collectivité hors de toute atteinte qui tendrait à les nier, à les abolir ou à les négliger. Mépriser cette vérité, c’est oublier que le véritable bien commun est déterminé et reconnu, en dernière analyse, par la nature de l’homme, qui équilibre harmonieusement droits personnels et obligations sociales, et par le but de la société, déterminé aussi par cette même nature humaine. La société est voulue par le Créateur comme le moyen d’amener à leur plein développement les dispositions individuelles et les avantages sociaux que chacun, donnant et recevant tour à tour, doit faire valoir pour son bien, et celui des autres ».13

 Cinq jours plus tard, le pape fustige également le communisme athée du régime soviétique : « Le communisme est intrinsèquement pervers, et l’on ne peut admettre sur aucun terrain la collaboration avec lui de la part de quiconque veut sauver la civilisation chrétienne ».14

Cette vigoureuse défense de la personne face aux totalitarismes politiques de toutes sortes s’accompagne chez Pie XI d’un ensemble de propositions d’ordre économique et social. Le changement le plus significatif dans l’enseignement magistériel de Pie XI réside dans le développement de la notion de « justice sociale », « comme un concept clé de la pensée sociale de l’Église ».15 Ce concept est un outil par lequel le raisonnement moral prend en compte la dimension structurelle et institutionnelle des relations entre les personnes. Elle ouvre la possibilité de penser des changements institutionnels pour la promotion et la défense des droits de l’homme. La notion de justice sociale prend en compte le fait que la dignité de la personne est une responsabilité sociale plutôt qu’une affaire purement privée. Les droits de l’homme ont une assise sociale et il est du rôle de l’État d’assurer les conditions économiques et sociales nécessaires pour la concrétisation des droits de l’homme au travail (juste salaire, organisations syndicales, régulation de l’économie, justice sociale…).

Pie XII (1939-1958) : une communauté de citoyens moralement responsables, un ordre légal pour la communauté internationale

Alors que ses prédécesseurs avaient surtout insisté sur les droits économiques et sociaux, la contribution majeure de Pie XII fut d’étendre la considération des droits à la sphère du politique et de commencer un enseignement ecclésial positif sur la démocratie. Face aux États totalitaires de l’époque, il cherche à élaborer une philosophie de la citoyenneté et à reconnaître la valeur des libertés modernes (d’expression, de presse, d’association) que ses prédécesseurs regardaient encore comme ambiguës sinon dangereuses. Pie XII insiste sur la responsabilité des citoyens dans une société qui respecte leur liberté. Il pose ainsi des limites légales au rôle de l’État. Les structures juridiques et légales ont une base morale que l’État a pour tâche de protéger : la reconnaissance mutuelle et le respect de la dignité de la personne humaine. « Sauvegarder le domaine intangible des droits de la personne humaine et lui faciliter l’accomplissement de ses devoirs, doit être le rôle essentiel de tout pouvoir public. N’est-ce pas là ce que comporte le sens authentique de ce bien commun que l’État est appelé à promouvoir… ».16

Pie XII insiste sur le fait que la paix sociale est garantie par un ordre de droits constitutionnels ou juridiques. L’idéal du respect de la personne humaine est dans la nature même de l’organisation sociale et suppose « une communauté de citoyens moralement responsables » (Radio-message de Noël 1952). Les conditions finies qui sont nécessaires à la promotion de la dignité humaine sont les droits humains. Les institutions sociales telles que la famille, la propriété, les associations, le gouvernement, sont des éléments à travers lesquels la communauté de citoyens moralement responsable est ordonnée.17

La seconde contribution de Pie XII à l’enseignement de l’Église sur les droits de l’homme fut l’extension de cet enseignement au-delà des réalités intra-nationales pour s’intéresser à l’ordonnancement légal de la communauté internationale.18 Un ordre international doit se bâtir sur la reconnaissance de la dignité de toutes les personnes au sein de la société et ne peut être imposé par la force. Mais Pie XII ne donne aucun traitement systématique de cet enseignement.

Jean XXIII (1958-1963) : la charte chrétienne des droits de l’homme et l’interdépendance sociale

Si Pie XII marque une étape importante de transition, c’est Jean XXIII qui marque le tournant le plus décisif dans la réappropriation de la notion de droits de l’homme.

Sa première contribution est la prise de conscience de l’interdépendance croissante des personnes qui impose une nouvelle perspective sur la moralité sociale. Les changements de la vie moderne (la technique, la production, les relations économiques, politiques) pointent en direction de ce que le pape appelle le phénomène de « socialisation ».19 La liberté humaine est de plus en plus à la fois exercée et limitée par des organisations sociales. Si cette socialisation peut parfois décourager l’individu au sujet de sa responsabilité personnelle, elle invite aussi à développer les structures collectives qui permettent aux individus libres de mieux la contrôler ensemble. Dès lors, la protection de la dignité humaine est à penser en termes structurels et sociaux, car l’interdépendance touche jusqu’aux aspects les plus intimes de la personne (santé, éducation, culture, vie familiale, etc.).

C’est dans l’encyclique Pacem in terris (1963), publiée quelques mois avant sa mort, que Jean XXIII tire de manière systématique les conséquences de cette analyse et élabore une théorie des droits de l’homme comme cadre pour la paix nationale et internationale. C’est là sa contribution majeure et décisive à la doctrine catholique des droits de l’homme. De nombreux commentateurs l’ont qualifiée de « Charte chrétienne des droits de l’homme », « la plus systématique des déclarations pontificales modernes sur les questions sociales et politiques ».20 « Le fondement de toute société bien ordonnée et féconde, c’est le principe que tout être humain est une personne, c’est-à-dire une nature douée d’intelligence et de volonté libre. Par là même il est sujet de droits et de devoirs, découlant les uns et les autres, ensemble et immédiatement, de sa nature : aussi sont-ils universels, inviolables, inaliénables » (PT 9)

Pour Pacem in terris, les droits qui protègent la dignité humaine sont les droits des personnes en communauté. Ils ne sont ni exclusivement les droits des individus contre la communauté, ni les droits de la communauté face aux individus (cf. PT 11-27). Par ailleurs, à chaque droit correspond un devoir, soit de l’individu vis-à-vis des autres et de la collectivité, soit des autres et de la communauté face à l’individu (cf. PT 28-38). En cela le pape met l’Église au cœur des débats qui a partir des années 40 ont opposé les droits libéraux immunités et les droits créances de la tradition socialiste et que la déclaration de 1948 juxtapose sans pouvoir les articuler de manière solide. L’encyclique pose le fondement et la visée de l’ensemble de ces droits dans la dignité de la personne humaine. L’étendue de ces droits, compris comme des revendications morales légitimes, est déterminée par les besoins spécifiques, matériels et spirituels, que chaque personne nécessite pour garantir sa dignité humaine. Les conditions économiques et sociales sont indispensables à la concrétisation des droits de la personne, et en même temps l’exercice de la responsabilité personnelle et du droit d’association est central pour maîtriser la machine sociale et la mettre au service de la personne.21 Par ailleurs, le pape reprend le langage de la déclaration de 1948 et encourage vivement le travail de l’Organisation des Nations unies dans laquelle il voit l’amorce d’une autorité à compétence mondiale capable d’éviter la guerre et d’arbitrer par le droit les conflits entre nations (cf. PT 136-145).

Alors qu’au XIXe siècle les papes avaient simplement rejeté les libertés modernes associées aux révolutions libérales, le nouveau contexte historique plus apaisé des relations entre l’Église et les États, permettait de mieux saisir les vérités incluses dans la tradition des droits et d’ouvrir un dialogue plus fécond. Pacem in terris, sans faire un appel explicite au dialogue, franchit les barrières idéologiques et construit un pont entre les deux traditions.22 Ce sera le travail du Concile d’en approfondir le dynamisme historique. Il aura aussi pour tâche d’affronter les questions relatives aux libertés religieuse et politiques que l’Église n’avait pas encore formellement approuvées.

Vatican II : une vision théologique de la dignité humaine dans l’histoire

L’avant dernier-jour du Concile, le 7 décembre 1965, deux documents essentiels ont été promulgués : la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps (Gaudium et Spes) et la Déclaration sur la liberté religieuse (Dignitatis humanae). Au sein de l’Église, les années 1940 à 1965 furent des années d’intense débat au sujet des droits de l’homme, de la liberté religieuse et de la démocratie.23 Les textes conciliaires ouvrent un nouveau chapitre sur l’enseignement des droits de l’homme en le dirigeant dans une direction plus nettement théologique. Jean Paul II poursuivra cette ligne et la renforcera, en faisant des droits de l’homme le centre de l’enseignement social de l’Église et en insistant sur son enracinement théologique.

Gaudium et spes place résolument le ministère social de l’Église et la promotion et la protection des droits de l’homme dans le cadre de la mission religieuse de l’Église. Pacem in terris posait un cadre moral et politique à la défense des droits mais ne le mettait pas directement en relation avec la vie interne de l’Église.  Gaudium et spes fournit les arguments pour légitimer l’engagement des catholiques dans la lutte pour les droits de l’homme. Ensuite, l’anthropologie théologique qui fonde la dignité humaine et les droits humains, ainsi que la destinée eschatologique de la personne en Christ, fournissent des arguments qui diffèrent des raisonnements essentiellement philosophiques de Pie XII et Jean XXIII. L’engagement de l’Église dans le combat pour les droits n’est pas seulement une tâche morale et politique, c’est une contribution à la préparation du Royaume, à la venue d’une terre nouvelle et des cieux nouveaux (cf. GS 39, 72).

Par ailleurs, pour Gaudium et spes, le dessein divin ne supprime pas l’autonomie humaine mais la fonde. Dès lors, la liberté personnelle, objet de toutes les polémiques du XIXe siècle, est comprise comme le lieu de l’inspiration divine qui oriente celle-ci dans le sens du bien de tous, et la conscience le lieu sacré où l’homme peut entendre la voix même de Dieu (cf. GS 16-18). Le risque que cette liberté soit mal utilisée ou que la conscience s’accommode de l’erreur existe toujours, du fait de la finitude humaine et des effets du péché, mais ce risque est celui de l’humanité et de sa dignité. Ces dangers ne sont plus des arguments pour s’opposer à la démocratie et défendre un ordre social hiérarchique conforme aux orientations de l’Église. Le mystère de la personne en société, jusque dans sa division et son combat intérieurs, est le lieu où s’enracine la possibilité d’une vie sociale conforme à la justice et à la paix.24

Une des caractéristiques de Gaudium et spes est son insistance sur l’historicité. Dans son analyse des « signes des temps », le Concile examine finement les avancées et les dangers des sociétés contemporaines. « Le destin de la communauté humaine devient un, et il ne se diversifie plus comme en autant d’histoires séparées entre elles. Bref, le genre humain passe d’une notion plutôt statique de l’ordre des choses à une conception plus dynamique et évolutive : de là naît, immense, une problématique nouvelle qui provoque à de nouvelles analyses et à de nouvelles synthèses » (GS 5). Les notions de « dynamisme » et de « changement » social reviennent à de nombreuses reprises. Les progrès de la science et de la technique, les avancées d’une prise de conscience de la valeur de la personne en sont les signes, mais aussi la division des idéologies, l’anxiété par rapport aux questions du temps (la faim, la menace nucléaire par exemple), l’incertitude morale. Comment concilier cela avec une vision unifiée et constante de la dignité humaine ?

Le Concile voit dans ces tensions et ces mutations le résultat d’un conflit plus fondamental qui se situe au cœur de l’existence humaine. « Le nombre croît de ceux qui, face à l’évolution présente du monde, se posent les questions les plus fondamentales ou les perçoivent avec une acuité nouvelle. Qu’est-ce que l’homme ? Que signifient la souffrance, le mal, la mort, qui subsistent malgré tant de progrès ? À quoi bon ces victoires payées d’un si grand prix ? Que peut apporter l’homme à la société ? Que peut-il en attendre ? Qu’adviendra-t-il après cette vie ? » (GS 10). Le Concile met en évidence une tension entre l’aspiration humaine envers une valeur digne d’un engagement absolu et les valeurs limitées et historiquement changeantes de l’existence humaine. Le risque existe soit d’une absolutisation de certaines valeurs humaines historiquement limitées soit d’un échappement de la réalité historique dans une transcendance éthérée. Pour la considération des droits de l’homme, cette tension signifie que notre compréhension et notre mise en œuvre des droits de l’homme est toujours historiquement conditionnée par les structures sociales et la culture, alors que dans le même temps reste présente la visée d’une structure anthropologique fondamentale dont le christianisme offre une interprétation. Les limites sociales et historiques de l’existence humaine ne sont pas les ennemis de la dignité personnelle mais le contexte nécessaire pour sa réalisation. Les formes toujours historiques de la socialisation, doivent être mises au service de la personnalisation. L’obligation morale de défense des droits de l’homme n’est pas définie par des structures institutionnelles immuables mais par la médiation de conditions sociales toujours changeantes.

De son côté, la déclaration conciliaire Dignitatis humanae opère une véritable évolution ecclésiale et vient résoudre le conflit latent depuis le début entre la tradition libérale et l’Église sur la question de la liberté religieuse. « Le Concile du Vatican déclare que la personne humaine a droit à la liberté religieuse. Cette liberté consiste en ce que tous les hommes doivent être soustraits à toute contrainte de la part tant des individus que des groupes sociaux et de quelque pouvoir humain que ce soit, de telle sorte qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres. Il déclare, en outre, que le droit à la liberté religieuse a son fondement dans la dignité même de la personne humaine telle que l’ont fait connaître la parole de Dieu et la raison elle-même (Cf. PT 14 ; Pie XII, Radio-message de Noël 1942). Ce droit de la personne humaine à la liberté religieuse dans l’ordre juridique de la société doit être reconnu de telle manière qu’il constitue un droit civil ». 25

Pour Dignitatis humanae, les droits de l’homme sont à la fois des droits négatifs (immunités) et des droits positifs (qui autorisent et rendent capables). La fonction des gouvernements est d’intervenir pour assurer que les droits et les devoirs des citoyens sont respectés dans un ordre social harmonieux et réglés de manière à assurer la paix publique. L’État ne se substitute pas à la responsabilité des personnes, mais il doit réguler leur interaction. La vie sociale est un ordonnancement des libertés.

Reprise du parcours historique. Essai d’interprétation

Comment rendre compte de cette évolution de la pensée sociale de l’Église sur la question des droits de l’homme ? Plusieurs axes peuvent être explorés successivement : celui des contenus, celui de la vision sociale et de la personne humaine, celui des fondements.

Le contenu des droits de l’homme

La doctrine sociale de l’Église en matière de droits s’est toujours centrée sur le fondement du respect de la dignité de la personne humaine. Dans un premier temps cette préoccupation a justifié une opposition aux régimes libéraux et démocratiques ainsi qu’une résistance aux avancées néfastes de l’industrialisation. La transcendance de la personne justifiait à la fois le respect de sa liberté de religion face aux emprises de l’État et la défense de conditions de vie décentes face à l’instrumentalisation des hommes par les possesseurs de l’argent. Contrairement au mouvement de la tradition des droits de l’homme, l’Église s’est d’abord souciée des droits économiques et sociaux avec Léon XIII et Pie XI et n’a commencé à accepter les droits civils et politiques que tardivement, avec Pie XII puis Jean XXIII. Paradoxalement, l’Église qui s’opposait à la liberté lorsqu’elle était dominante, s’est vue placée dans le camp de ses défenseurs lorsqu’elle s’est retrouvée en position de faiblesse.

Le contexte des guerres mondiales et de la montée des totalitarismes de gauche comme de droite, ont poussé Pie XI et Pie XII à reconnaître progressivement la validité des régimes constitutionnels et la nécessité de cadres juridiques pour assurer la défense des droits humains fondamentaux et respecter les libertés. Parallèlement s’est développée la conscience des cadres économiques, sociaux et culturels. Pour Pie XII comme Jean XXIII, l’interdépendance humaine et la socialisation croissante font du respect des droits de l’homme une responsabilité sociale et non pas seulement une responsabilité individuelle. Avec Jean XXIII et le Concile, toutes les libertés modernes se trouvent admises et reconnues en même temps qu’elles sont articulées avec les droits économiques et sociaux d’une manière originale par rapports aux courants libéraux et socialistes. Parallèlement, les droits humains sont toujours pensés en corrélation avec les devoirs de chacun vis-à-vis des autres et de la collectivité, dans la recherche du bien commun. Au terme, le respect et la défense des droits de l’homme sont fondés sur une vision de la société et de la personne humaine qui s’est considérablement enrichie.

Une nouvelle vision de l’homme et de la société

Entre la vision éthique néoscolastique de l’ordre naturel, traditionnelle dans la philosophie sociale de l’Église, et la vision éthique des droits de l’homme, les différences sont notables. L’éthique de la loi naturelle tient fermement une conception radicalement sociale de la personne humaine. La personne est sociale par nature : dès sa naissance, elle entre dans le tissu des relations sociales qui lui fournit soutien et protection et lui enseigne ses devoirs. Le contexte social est nécessaire à son plein épanouissement par une multiplicité de réseaux (famille, nation, communauté humaine, etc.). De son côté, l’anthropologie philosophique de l’éthique des droits de l’homme est fondée sur une conception de l’individu autonome dont les relations sociales et les obligations dérivent de liens contractuels librement choisis. De cette conception contrastée de la personne humaine, deux visions de la société découlent. La nature sociale de la personne trouve son expression dans un modèle organique de société, tandis que le modèle de société contractuel correspond à la compréhension autonome de la nature humaine. Il s’en suit une troisième différence sur le rôle et les responsabilités de l’État dans la société. D’un côté, l’État a de vastes responsabilités tant dans le domaine socio-économique qu’au plan culturel. De l’autre, une relation de concurrence entre l’État et le citoyen induit une conception restrictive du rôle de l’État.

Pour certains commentateurs, un réel rapprochement entre les deux visions éthiques n’est guère envisageable. Ils considèrent que les documents magistériels récents au mieux juxtaposent les deux approches sans jamais les unifier.26 Pour d’autres, loi naturelle et droits naturels de l’homme continuent de coexister dans les documents conciliaires, même si le dialogue des deux traditions entraîne des révisions importantes. Si le cadre de la loi naturelle demeure, il a intégré au maximum le contenu des droits de l’homme.27 Pour David Hollenbach, cette transformation opérée par la pensée sociale de l’Église est une réappropriation créatrice de la tradition des droits de l’homme qui a entraîné une modification des deux traditions.28 C’est cette hypothèse que j’aimerais suivre.

L’interprétation ecclésiale des droits de l’homme est en fait une reconstruction communautaire de la tradition libérale et individualiste des droits de l’homme.29 Le pivot de cette réinterprétation est la conviction constante dans la doctrine de la loi naturelle du caractère social de la personne humaine.30 Les droits de l’homme ne sont pas des droits de l’individu isolé et autonome mais des droits de la personne humaine vivant en communauté. L’individu et la communauté sont dans une relation réciproque d’interdépendance. La collectivité doit respecter et protéger les droits des personnes, d’une manière négative en levant les obstacles à la participation de tous, d’une manière positive en assurant les conditions objectives pour une telle participation.31 La promotion de la liberté et de la dignité de tous est une responsabilité sociale que l’État doit garantir.32 La personne ne peut trouver son plein épanouissement qu’au sein de relations sociales organisées. Dans le même temps, l’individu a des devoirs vis-à-vis de la collectivité et se doit de rechercher avec tous la promotion du bien commun. Cette obligation peut l’amener à sacrifier une partie de ses intérêts personnels immédiats de telle sorte que la dignité de tous puisse être assurée. La justice sociale et une attention particulière aux plus faibles sont nécessaires pour permettre à chacun une égalité des chances dans l’accomplissement de sa personnalité. L’une des sections de Gaudium et spes porte le titre : « nécessité de dépasser une éthique individualiste » (GS 30). En ce sens, la théorie catholique des droits de l’homme diffère notablement des théories libérales dominantes.

La question des droits de l’homme est un exemple remarquable de ce qu’on pourrait appeler « un dialogue entre deux traditions rivales ».33 Chacune des deux traditions a évolué et a tiré profit de cet échange souvent conflictuel, au prix d’une réinterprétation constante de ses convictions propres. Les droits de l’homme y ont gagné une plus grande cohérence entre droits civils et politiques et droits économiques et sociaux. La pensée des droits de l’homme s’est aussi enrichie d’une réflexion sur ses fondements philosophiques et théologiques. Point essentiel au moment où la critique culturelle de ces droits remet en cause leur caractère universel. D’un autre côté la tradition catholique s’est peu à peu (avec beaucoup de retard il est vrai) rendue capable de percevoir le bien-fondé de l’argumentation et du vocabulaire sur les droits de la personne et de leur défense juridique. Elle s’est convertie à la démocratie tout en gardant un regard critique sur ses possibles dérapages. En effet, la pensée néo-scolastique de la loi naturelle de la fin du XIXe siècle pense la vie sociale et politique en terme « d’ordre social ». Par ordre social il faut entendre à l’époque la confiance mise dans les structures hiérarchiques traditionnelles issues de la chrétienté médiévale et renforcés par les monarchies absolues alliées de l’Église. La conviction est que cet ordre social reflète le dessein immuable du Créateur sur le genre humain et le déroulement de son histoire. Un tel dessein est perçu dans la loi naturelle inscrite par le Créateur dans la nature de l’homme et perceptible par la raison éclairée par la Révélation divine. La relation entre foi et raison est vécue comme stable, harmonieuse et de renforcement mutuel. Une telle harmonie reflue sur la vision de la personne et de la société, perçue comme fondamentalement unifiée dans un ensemble organique régi par les règles de justice animées par la charité. L’évolution de la pensée sociale de l’Église a fait peu à peu glisser la confiance mise dans cet ordre social immuable, seul capable d’assurer le respect des personnes, vers la valorisation centrale de la personne humaine créée à l’image de Dieu et de la communauté de citoyens à laquelle elle participe. On est passé d’un ordre social immuable et protecteur à la considération de la personne humaine vivant dans des communautés historiques et changeantes. L’accent n’est plus sur la collectivité anhistorique mais sur la personne sociale vivant dans l’histoire. Ce tournant de la pensée de l’Église s’est manifesté dans bien d’autres domaines, notamment sur la manière de comprendre la Révélation comme une communication personnelle entre Dieu et l’homme au sein des cultures et de l’histoire.34 Le dialogue sur les droits de l’homme est un exemple remarquable de cette transformation qui est une réinterprétation de la tradition ecclésiale au contact des réalités sociales et culturelles du temps présent.

Un nouveau fondement pour les droits de la personne

Le dialogue avec le mouvement historique des droits de l’homme a aussi obligé l’Église à approfondir sa réflexion sur les fondements de ces droits. Alors que tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle continuent de justifier les droits de l’homme sur une base essentiellement philosophique, le concile Vatican II marque une nouvelle étape qui, sans oublier les fondements philosophiques, déploie une argumentation théologique originale.

De Léon XIII à Jean XXIII, l’affirmation théologique que les personnes sont créées à l’image de Dieu est utilisée pour appuyer la confiance dans la capacité de la raison humaine de connaître les structures les plus fondamentales de l’existence humaine. Le changement opéré par le Concile provient de la prise de la conscience accrue de la pluralité des idéologies et des cultures. Outre l’insistance sur la personne humaine et son historicité, il faut mettre au compte du Concile d’avoir nettement perçu la question nouvelle du « pluralisme » et de la « culture ». Comme le disait Karl Rahner, le Concile est la première expérience de prise de conscience de l’Église « comme Église mondiale », ce qui l’amène à prendre au sérieux la réalité du pluralisme social, culturel et éthique des sociétés humaines et sa menace pour une compréhension commune des normes morales fondamentales, y compris des droits de l’homme.35 La raison n’a plus une signification univoque capable de fournir des réponses uniques aux problèmes moraux de l’époque. Rerum novarum parlait de l’homme et de sa raison comme ce qui le rend capable de faire l’histoire tout en étant obéissant aux vérités éternelles de Dieu sans perdre sa liberté. Gaudium et spes transfère ces capacités à la culture comprise comme la caractérisation de groupes humains situés dans l’histoire.

Les documents ecclésiaux sont devenus plus conscients des conflits inévitables qui se jouent aux plans philosophique, politique et social. Ils sont aussi plus disposés à voir dans la théorie des droits de l’homme et dans leur application pratique une nécessité de reformulation permanente et de développement à l’aide des ressources des sciences humaines. Si l’Église continue de vouloir s’adresser à tout homme, elle est consciente que la réflexion et la mise en œuvre des droits de l’homme dépendra du dialogue entrepris au milieu de ces conflits d’ordres philosophique et culturel.

Il faut reconnaître que nombre de questions restent posées par ce dialogue entre tradition sociale de l’Église et tradition des droits de l’homme. Le pluralisme évoqué laisse planer un doute sur la possibilité d’un accord de fond sur le contenu et le fondement des droits de l’homme au plan national comme au plan international. Les critiques culturelles (asiatiques, africaines, musulmanes…) contre une vision trop « européo-centrée » des droits de l’homme posent la question de leur universalité. Dans ce contexte, l’Église tient une position délicate qui consiste à articuler le souci d’une éthique universelle et un enracinement dans une vision explicitement chrétienne de l’humanité. Les essais récents de réinterprétation de la loi naturelle vont dans le sens d’une considération plus historique et dialogique de cette loi,36 mais la question demeure au sein du débat public de la traduction rationnelle des convictions issues de la tradition chrétienne sur l’homme en société. Par ailleurs, si le Concile et les documents postérieurs ont mis en valeur la liberté religieuse comme droit civil et politique pour tous, la réflexion entreprise n’a pas élaboré les conséquences de la prise en compte des droits de l’homme dans le fonctionnement interne de l’Église. La question théologique de la liberté chrétienne n’a pas été abordée de front. Quelles sont les conséquences pour le fonctionnement interne de l’Église d’une prise au sérieux des droits de la personne humaine comme membre de la communauté croyante ? La place des femmes dans l’Église, les processus de décision, et d’une manière générale le rôle joué par les laïcs demeurent des sujets pour lesquels la réflexion ecclésiale nécessite un approfondissement. Enfin, comme le montre l’histoire ici rapportée, il est vital pour l’incarnation de la communauté chrétienne et la transmission de son message de poursuivre avec détermination le discernement des « signes des temps » et de « les interpréter à la lumière de l’Évangile, de telle sorte qu’elle puisse répondre, d’une manière adaptée à chaque génération, aux questions éternelles des hommes sur le sens de la vie présente et future et sur leurs relations réciproques » (GS 4). La question qui se pose est celle des moyens que chaque génération chrétienne se donne (en termes de présence au monde de la culture et de la recherche intellectuelle) pour que sa réflexion puisse rejoindre celle des hommes de son temps.

Alain Thomasset

1  Samuel Huntington considère que l’Église catholique a joué un rôle central dans la lutte pour les droits de l’homme et de la démocratie dans les années 1970 et 1980, notamment en Amérique latine, en Europe centrale, aux Philippines, en Afrique du Sud, etc. « Pays après pays, le choix entre démocratie et autoritarisme fut personnifié par le conflit entre le cardinal et le dictateur », S. Huntington, « Religion and the Third Wave », The National Interest 24 (Summer 1991), p. 29-42. Voir aussi Jean-Yves Calvez, Droits de l’homme, justice, évangile, Le Centurion, 1985, chap. 2.

2  René Rémond, Introduction à l’histoire de notre temps. Tome 2. Le XIXe siècle, Seuil, 1974, p. 23. Voir aussi Jean-Marie Mayeur, La question laïque, XIXe-XXe siècle, Fayard, « L'espace du politique », 1997.

3  Marx dénonce la Déclaration de 1789 comme celle des « droits du membre de la société bourgeoise, c’est-à-dire de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la communauté… », La question juive, uge, coll. 10/18, p. 37.

4  Jacques Maritain dans L’homme et l’État, Puf, 1965, décrit bien le processus qui a présidé à la rédaction de la déclaration de 1948 en dépit des différences idéologiques et culturelles : « Des hommes mutuellement opposés dans leur conceptions théoriques peuvent arriver à un accord purement pratique sur une énumération des droits humains », p. 69-73.

5  Voir Jean Comby, Pour lire l’histoire de l’Église. Tome 2. XVe-XXe siècles, Cerf, 1986, p. 79ss. etRené Coste, L’Église et les droits de l’homme, op. cit., p. 25ss.

6  Pierre Vallin, « L’Église et les droits de l’homme au XIXe siècle », Revue de l’Action populaire, n° 174, janvier 1964, 29-39, p. 31.

7  Jean XXIII dans un discours de mai 1961.

8  Les développements qui suivent sont très redevables de l’analyse de David Hollenbach, Claims in Conflit. Retrieving and Renewing the Catholic Human Rights Tradition, Paulist Press, 1979, en particulier p. 41-106.

9  Léon XIII, encyclique Rerum Novarum « sur la question des ouvriers » (1891), n° 7.

10  Léon XIII, encyclique Libertas sur la liberté humaine(1888), n° 16.

11  Voir David Hollenbach, op. cit., p. 48.

12  Pie XI, encyclique Quadragesimo Anno, « sur l’instauration de l’ordre social » (1931), n° 113-114.

13  Pie XI, encyclique Mit Brennender Sorge sur la situation de l’Église catholique dans le Reich allemand (1937), n° 37.

14  Pie XI, encyclique Divini Redemptoris sur le communisme athée (1937), n° 58.

15  Jean-Yves Calvez et Jacques Perrin, Église et société économique, Aubier 1959, en particulier le chapitre VIII. Voir aussiD. Hollenbach, op. cit., p. 54.

16  Pie XII, Radio-message de juin 1941, n° 15.

17  Pie XII, Radio-message de Noël 1952 et 1954. Voir D. Hollenbach, op. cit., p. 60

18  Voir Bryan Hehir, « Religious activism for human rights : a case study”, in Religious Human Rights in Global Perspective. Religious perspectives, edité par John Witte et Johan Van der Vyver, Lahaie, Boston, Londres, Martinus Nijhoff, 1996, p. 97-119.

19  Jean XXIII, encyclique Mater et Magistra  « sur l’évolution contemporaine de la vie sociale à la lumière des principes chrétiens » (1961), n° 59.

20  Jean XXIII, encyclique Pacem in terris « sur la Paix entre toutes les Nations, fondée sur la Vérité, la Justice, la Charité, la Liberté » (1961), voir D. Hollenbach, op. cit., p. 64.

21  Pour Jean XXIII, la défense des droits de l’homme, loin d’être contraire à la promotion du bien commun, lui est au contraire intimement corrélée : « Pour la pensée contemporaine, le bien commun réside surtout dans la sauvegarde des droits et des devoirs de la personne humaine ; dès lors le rôle des gouvernants consiste surtout à garantir la reconnaissance et le respect des droits, leur conciliation mutuelle et leur expansion, et en conséquence à faciliter à chaque citoyen l’accomplissement de ses devoirs » (PT 60).

22  Voir B. Hehir, op. cit., p. 104.

23  Jacques Maritain, John Courtnay Murray, sj et Mgr Pedro Pavan jouent un rôle majeur dans ces débats qui voient peu à peu l’Église s’ouvrir aux questions de la liberté religieuse et de la démocratie.

24  Cf. Concile Vatican II, Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et Spes, (1965), n° 41 : « Car, si le même Dieu est à la fois Créateur et Sauveur, Seigneur et de l’histoire humaine et de l’histoire du salut, cet ordre divin lui-même, loin de supprimer la juste autonomie de la créature, et en particulier de l’homme, la rétablit et la confirme au contraire dans sa dignité. C’est pourquoi l’Église, en vertu de l’Évangile qui lui a été confié, proclame les droits des hommes, reconnaît et tient en grande estime le dynamisme de notre temps qui, partout, donne un nouvel élan à ces droits. Ce mouvement toutefois doit être imprégné de l’esprit de l’Évangile et garanti contre toute idée de fausse autonomie ».

25  Concile Vatican II, Déclaration sur la liberté religieuse, Dignitatis humanae, n° 2.

26  Voir Ernest Fortin, « Human Rights and the Common Good », CCIA Annual : Rights Authority and Community 13, Philadelphia, 1994, 1-7.

27  Voir Bryan Hehir, « Religious Activism for Human Rights », op. cit., p. 104-106.

28  Voir David Hollenbach, Claims in Conflict, op. cit.

29  Voir David Hollenbach, « A communitarian reconstruction of human rights : contribution from Catholic tradition”, in R. Bruce Douglass and D. Hollenbach (ed.), Catholicism and Liberalism, Cambridge University Press, 2002, p. 127-150. Les droits de la personne sont à penser en corrélation avec une conception renouvelée du bien commun.

30  « La personne humaine qui, de par sa nature même, a absolument besoin d’une vie sociale (Cf. saint Thomas, 1 Ethic. Lect. 1), est, et doit être le principe, le sujet et la fin de toutes institutions. La vie sociale n’est donc pas pour l’homme quelque chose de surajouté… » (GS 25). Le Concile suggère aussi que la dimension sociale de la personne a un fondement théologique, car l’homme est créé à l’image d’un Dieu Trinité, communion de personnes. « Quand le Seigneur Jésus prie le Père pour que « tous soient un…, comme nous nous sommes un » (Jn 17,21-22), Il ouvre des perspectives inaccessibles à la raison et II nous suggère qu’il y a une certaine ressemblance entre l’union des Personnes divines et celle des fils de Dieu dans la vérité et dans l’amour » (GS 24).

31  Dans leur lettre pastorale sur l’économie, les évêques américains définiront les droits de l’homme comme « les conditions minimales pour la vie en communauté », Economic Justice for All (1986), n° 79 et feront de la « participation » un élément central de la « justice ». Les droits protègent la possibilité de l’action humaine dans la société, ce qui est essentiel à la dignité de chaque personne.

32  Cette reconnaissance suppose la sortie de l’augustinisme politique et la fin d’une nécessaire tutelle de l’Église sur l’État. Le Concile reconnaît « l’indépendance » et « l’autonomie » des sphères politiques et religieuses, tout en souhaitant une « saine collaboration » entre ces deux entités qui sont, à des titres divers, « au service de la vocation personnelle et sociale des mêmes hommes » (GS 76).

33  Sur le concept de tradition comme « tradition d’enquête » et la possibilité de dialogue entre traditions rivales, voir Alasdair McIntyre, Après la Vertu. Étude de théorie morale, (trad. fr.), Puf, Léviathan, 1997 ; et surtout Quelle justice ? Quelle rationalité ? (trad. fr.), Puf, Léviathan, 1993.

34  Voir Concile Vatican II, Constitution dogmatique sur la Révélation, Dei Verbum (1965).

35  Karl Rahner, « Toward a fundamental theological interpretation of Vatican II”, Theological Studies, 40 :4 (December 1979), p. 716-727.

36  Commission théologique internationale, A la recherche d’une éthique universelle. Nouveau regard sur la loi naturelle, Vatican, 2009.