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05 décembre 2016

Libéralisme

Etienne Perrot, Jésuite, Économiste

Libéralisme ©Jeanne Menjoulet CC BY 2.0 / Wikicommons

L’Église a fini par s’accommoder, sinon à se rallier, à la démocratie libérale. L’adhésion à la liberté de conscience et aux Droits humains a été progressivement acquise. En revanche, le capitalisme libéral, dominé aujourd’hui par la sphère financière, appelle un discernement critique, d’autant plus que l’urgence de la question écologique  pose à frais nouveaux  le problème –non résolu par la pensée libérale, car écarté facilement - de l’interpénétration de l’économique, du social et du politique.

Le libéralisme est à la fois un mouvement historique et une idéologie fondée sur le principe de l’autonomie individuelle. L’enjeu en est le rapport entre d’une part la vérité de l’homme dans sa liberté, et d’autre part la justice sociale. Comme pour le marxisme, l’Église a distingué le libéralisme comme idéologie condamnable du libéralisme comme mouvement historique avec lequel on peut, dans la pratique, composer. Paul VI, dans Octogesima adveniens (1971) rappelle clairement cette position. « Un chrétien ne peut adhérer ni à l’idéologie marxiste […], ni à l’idéologie libérale qui croit exalter la liberté individuelle en la soustrayant à toute limitation, en la stimulant par la recherche exclusive de l’intérêt et de la puissance, et en considérant les solidarités sociales comme des conséquences plus ou moins automatiques des initiatives individuelles, et non comme un but et un critère majeur de la valeur de l’organisation sociale » (OA 26). La raison de cette opposition à l’idéologie libérale est d’ordre anthropologique : « Dans sa racine même le libéralisme philosophique est une affirmation erronée de l’autonomie de l’individu dans son activité, ses motivations, l’exercice de sa liberté. C’est dire que l’idéologie libérale requiert également un discernement attentif. » (OA 35)

Cette distinction entre, d’une part, l’idéologie condamnable au nom d’une vision anthropologique et, d’autre part, le mouvement historique qui appelle un discernement pratique permet de comprendre les différentes facettes de la position de l’Église envers le libéralisme. Et cela dans les trois dimensions que les théoriciens libéraux ont eux-mêmes distinguées : la dimension politique dans la démocratie libérale, avec son corollaire la relégation de la religion dans la sphère privée ; la dimension culturelle, marquée par la liberté de conscience et d’expression ; enfin la dimension économique incarnée dans le libre échange sur les marchés. Ces trois domaines sont envisagés séparément dans la pensée libérale, laissant un problème que tente de résoudre la doctrine catholique : intégrer les trois dimensions (politique, économique, culturelle) dans la perspective d’un humanisme plénier, comme le pape François le propose dans une conception élargie de l’écologie.

Face au libéralisme politique

Le discours de l’Église catholique en matière politique s’enracine dans la référence à un Haut Moyen-Age largement mythique d’une société structurée par le jeu des pouvoirs politiques et religieux.

Sans renier les principes antilibéraux, notamment dans l’encyclique Immortale Dei de 1885, Léon XIII (1878-1903) pose timidement les tout-premiers jalons d’un compromis pratique. Les encycliques Libertas praestantissimum de 1888 et Sapientiae christianae de 1890 ouvrent la voie à l’injonction adressée en 1892 aux catholiques français de se rallier à la République. La porte entrouverte par l’encyclique de 1888 est justifiée par « l’infirmité humaine ». D’où l’acceptation du bout des lèvres de la tolérance, que la puissance publique croit parfois pouvoir concéder à certaines pratiques contraires à la vérité et à la justice pour éviter un plus grand mal. Le fond de l’argumentation reste explicitement antilibéral : la liberté est soumission à l’autorité de la vérité qui vient de Dieu par le moyen de l’Église. Autrement dit, contrairement au postulat libéral, la liberté ne saurait provenir de la nature. Un pouvoir tempéré par l’institution démocratique n’est donc pas impensable, pourvu que l’origine divine du pouvoir soit reconnue et respectée. C’est sur ce même terreau antinaturaliste que naît la première des grandes encycliques sociales (Rerum novarum de Léon XIII, 1891).

Pie XI, dans les premiers remous de la grande crise dite de 1929, rompt avec cette tradition politique antilibérale. Le prétexte en est presque imperceptible. Dans cette deuxième grande encyclique sociale (Quadragesimo anno de 1931) le pontife fait sien le principe de subsidiarité nécessaire à l’instauration de l’ordre social. Le paradoxe veut que le principe de subsidiarité provienne du droit ecclésiastique calviniste d’esprit clairement anticatholique, énoncé pour la première fois au synode d’Emden (1571), en Frise allemande. Cette doctrine fut sécularisée quelques années plus tard en 1603 par le juriste Johannes Althaus, dit Althusius, de confession réformée[1]. Or le principe de subsidiarité fonde non seulement toutes les formes de fédéralisme mais encore la séparation libérale du politique et du religieux. Finalement, l’institution ecclésiastique catholique elle-même y puisera un complément de légitimité. La déclaration du Concile Vatican II sur la liberté religieuse, en son paragraphe n°13, réclame la liberté de l’Église non seulement au nom du Christ qui l’a souverainement instituée, mais aussi au nom de la société civile où l’Église se présente comme une association.

Face au libéralisme culturel

Le libéralisme culturel déploie une anthropologie de la liberté de conscience fondée sur la nature humaine. En revanche, pour la tradition catholique, la liberté de conscience se découvre dans la soumission à la vérité, incarnée par le Christ, répandue et communiquée par l’Église. Jean-Paul II, dans l’encyclique Veritatis splendor (VS, juin 1993), élabore une synthèse de la morale chrétienne à propos de cette pomme de discorde qui oppose l’Église à la pensée libérale moderne : le rapport entre la liberté de conscience et l’autorité. « Dans certains courants de la pensée moderne, on en est arrivé à exalter la liberté au point d'en faire un absolu, qui serait la source des valeurs [souligné dans le texte officiel]. C'est dans cette direction que vont les doctrines qui perdent le sens de la transcendance ou celles qui sont explicitement athées. On a attribué à la conscience individuelle des prérogatives d'instance suprême du jugement moral, qui détermine d'une manière catégorique et infaillible le bien et le mal. À l'affirmation du devoir de suivre sa conscience, on a indûment ajouté que le jugement moral est vrai par le fait même qu'il vient de la conscience. Mais, de cette façon, la nécessaire exigence de la vérité a disparu au profit d'un critère de sincérité, d'authenticité, ‘d'accord avec soi-même’, au point que l'on en est arrivé à une conception radicalement subjectiviste du jugement moral. » (VS 32)

La critique du libéralisme culturel se cristallise ainsi autour de deux conceptions diamétralement opposées de la nature humaine. Pour les libéraux, la nature humaine est ce que détient l’individu avant même toute relation sociale et politique. La société ne peut donc lui enlever les droits humains : ils lui sont acquis avant qu’existe la société. À cette conception s’oppose celle de l’anthropologie catholique pour qui l’être humain est une personne toujours en relation avec autrui sous le regard de Dieu. La relation à la vérité révélée en Christ reste donc fondamentale : « Cette vérité est établie par la ‘Loi divine’, norme universelle et objective de la moralité [souligné dans le texte officiel]. Le jugement de la conscience ne définit pas la loi, mais il atteste l'autorité de la loi naturelle et de la raison pratique en rapport avec le Bien suprême par lequel la personne humaine se laisse attirer et dont elle reçoit les commandements. » (VS 60)

De telles prémisses avaient déjà étayé tout au long du XIXe siècle les condamnations fracassantes lancées par l’Église contre le libéralisme culturel, la liberté de conscience et les Droits humains. Il faudra attendre l’encyclique Libertas praestantissimum de 1888 pour qu’un pape (Léon XIII) porte un jugement plus nuancé. Pie XI se démarque encore davantage de l’antilibéralisme de ses prédécesseurs, dans Non abbiamo bisogno du 29 juin 1931 condamnant le fascisme italien. Finalement, en 1965, la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse scelle la réconciliation entre l’Église et la conception libérale des Droits humains. Cette Déclaration s’appuie sur l’encyclique Pacem in terris, parue deux ans auparavant, qui introduisait explicitement les Droits humains comme référence de la pensée officielle de l’Église. Le concile situe les droits inviolables de la personne humaine dans le cadre de l’autorité des pouvoirs publics, sur l’arrière-fond de l’Église médiatrice de la vérité divine de l’être humain. Le concile renouait ainsi adroitement avec la tradition thomiste qui reconnaît la consistance propre de la nature humaine et assigne aux lois humaines le rôle de gardiennes de l’ordre public : «La loi humaine ne peut pas réprimer tout ce qui est contraire à la vertu ; elle se contente de réprimer ce qui tendrait à détruire la vie en commun»[2].

Les résistances n’ont pas manqué (Ottaviani, Ruffini, Granados, Lefebvre – lequel ira jusqu’au schisme). En restaurant la conscience « droite et éclairée » comme instance suprême de discernement, le concile partageait, non pas les positions de l’extrémisme libéral qui pose la conscience comme une origine absolue, mais du moins une position pratique conciliable avec l’esprit moderne. Dans son Journal du Concile, le dominicain Yves Congar résume cette avancée conciliaire dans la formule lapidaire : la conscience d’abord, le pape après ! Il se référait explicitement à John-Henry Newman dans sa lettre de 1875 au duc de Norfolk : « La conscience est le premier de tous les vicaires du Christ ».

Mais, en 1993, Jean-Paul II pondère ce que cette affirmation pourrait avoir de trop libéral en rappelant que la conscience ne peut faire fi de la vérité. « Quoi qu'il en soit, c'est toujours de la vérité que découle la dignité de la conscience : dans le cas de la conscience droite, il s'agit de la vérité objective reçue par l'homme, et, dans celui de la conscience erronée, il s'agit de ce que l'homme considère par erreur subjectivement vrai. Il n'est jamais acceptable de confondre une erreur « subjective » sur le bien moral avec la vérité « objective », rationnellement proposée à l'homme en vertu de sa fin, ni de considérer que la valeur morale de l'acte accompli avec une conscience vraie et droite équivaut à celle de l'acte accompli en suivant le jugement d'une conscience erronée. Le mal commis à cause d'une ignorance invincible ou d'une erreur de jugement non coupable peut ne pas être imputable à la personne qui le commet ; mais, même dans ce cas, il n'en demeure pas moins un mal, un désordre par rapport à la vérité sur le bien. » (VS 63)

Face au capitalisme libéral

En dépit des limites de la démocratie libérale et des doutes émis quant à l’universalité d’une vision des Droits humains marquée par l’individualisme libéral, le libéralisme tant culturel que politique ne pose - à tort ? - plus guère de problème au discours social de l’Église. Il n’en va pas de même pour le capitalisme libéral. Dès l’encyclique inaugurale du 15 mai 1891 (Rerum novarum) le discours s’écarte de l’individualisme idéologique du marché. Léon XIII prend acte de la disparition de l’ancienne organisation du travail qui insérait les ouvriers dans des solidarités corporatives et professionnelles. Il constate également des faits « nouveaux » (d’où le titre de l’encyclique) : en dépit des associations de secours mutuel, le système économique libéral érige, face à face, deux classes, les patrons et les ouvriers (RN 1, 1), jetant les ouvriers dans une misère injuste (RN 35, 2). Contre le socialisme grandissant, fruit du libéralisme, l’encyclique avance que les deux classes sociales ainsi formées ne sont pas antagonistes (RN 15, 1) mais qu’elles doivent se coordonner pour faire triompher la justice ; et pour ce faire, outre les associations professionnelles, les associations ouvrières sont déclarées légitimes (RN 40) tout en se gardant des syndicats à caractère antireligieux (RN 41). L’originalité la plus remarquable de cette première grande encyclique sociale est qu’elle se situe dans une perspective de réforme de la société. Elle va au-delà d’un appel à la conversion des mœurs et ne se contente pas de promouvoir la sensibilité sociale dont avaient fait preuve tant de chrétiens des siècles passés. Il est vrai que les catholiques sociaux, du XIXe siècle notamment, furent le plus souvent antimodernes et bien peu libéraux. Le décalage apparaît très net, surtout si l’on met à part Lamennais, Montalembert et leurs compagnons regroupés autour du journal L’avenir (1830-1831) condamné par Grégoire XVI.

La réforme de la société souhaitée par le discours social de l’Église catholique n’est jamais allée jusqu’à condamner les deux principales institutions du capitalisme : la propriété privée et le salariat. Dès 1891, la propriété est défendue contre le socialisme, principal adversaire visé par l’encyclique (RN 3, 4). Dans les textes suivants, des nuances sont apportées. « La dignité de la personne humaine exige normalement, comme fondement naturel pour vivre, le droit à l’usage des biens de la terre ; à ce droit correspond l’obligation fondamentale d’accorder une propriété privée autant que possible à tous » disait Pie XII dans son radio-message du 24 décembre 1942. Jean XXIII en 1961, dans Mater et Magistra , après avoir rappelé que c’est de la nature, et non pas de la société, que l’être humain tient le droit de posséder (position éminemment libérale), souligne la légitimité de la propriété privée, y compris des moyens de production (MM 113). Pour autant, citant l’encyclique de Pie XI, Jean XXIII légitime, loin d’une certaine tradition libérale, la propriété publique « spécialement lorsqu’il s’agit de biens qui en viennent à conférer une puissance économique telle qu’elle ne peut, sans danger pour le bien public, être laissée entre les mains de personnes privées. » (QA 123)

Malgré le rapprochement pratique avec la position libérale, la propriété privée défendue par l’Église n’est pas « le droit absolu dans le cadre des lois et règlements » évoqué par le code Napoléon. Reflet de la nature sociale de l’homme, la propriété privée est grevée d’une « hypothèque sociale » de plus en plus nettement affirmée depuis Rerum novarum (RN 19 ; QA 53 ; MM 30 & MM 119). Le concile Vatican II, dans Gaudium et spes , trouve une formule concise : « De par sa nature même, la propriété privée a aussi un caractère social fondé dans la loi de commune destination des biens. » (GS 71, 5). En 1967, Paul VI dans Populorum progressio enfonce le clou antilibéral : « La propriété privée ne constitue pour personne un droit inconditionnel et absolu » (PP 23). Et Jean-Paul II, en 1981, dans Laborem exercens (LE 14, 3-4) rappelle en outre le primat du travail sur le capital et promeut la participation, non seulement au profit, mais également au pouvoir dans l’entreprise. Il écorne ainsi le droit exclusif des actionnaires.

Second pilier institutionnel du capitalisme libéral, le salariat est légitimé par Pie XI dans l’encyclique Quadragesimo anno (1931) dans le vocabulaire de l’époque « contrat de louage de travail ». Le salariat reconnu légitime par le pontife romain se distingue du contrat de société où les associés partagent le pouvoir, les risques et les gains : « Commençons par relever la profonde erreur de ceux qui déclarent essentiellement injuste le contrat de louage de travail et prétendent qu’il faut lui substituer un contrat de société ; ce disant, ils font, en effet, gravement injure à Notre Prédécesseur, car l’encyclique Rerum novarum non seulement admet la légitimité du salariat, mais s’attache longuement à le régler selon la justice (RN 12). Nous estimons cependant plus approprié aux conditions présentes de tempérer quelque peu, dans la mesure du possible, le contrat de travail par des éléments empruntés au contrat de société. » (QA 71, voir aussi trente ans plus tard MM 31). La pondération du contrat de louage de travail par une part de contrat de société relève, on le voit, du genre prudentiel et non pas moral : cette pondération n’est pas présentée comme un impératif général, elle est simplement souhaitée compte tenu des circonstances de temps et de lieu.

Vu sous l’angle d’un mouvement historique dont le catholicisme ne remet pas en cause les deux prémisses institutionnelles, propriété privée et salariat, les effets sociaux du capitalisme libéral ont cependant provoqué une parole de discernement critique : d’un côté l’efficacité de la production favorisée par la concurrence ; de l’autre côté les dérives trop réelles du système de marché laissé à lui-même sans autre règle que celle des préférences individuelles. Le marché libéral a des effets sociaux injustifiables dénoncés dès Rerum novarum. Il convient au moins d’établir l’égalité des contractants sans laquelle le marché produit l’iniquité, comme le rappelle Paul VI dans Populorum progressio en 1967 (PP 58). Le constat est repris et élargi par l’encyclique Caritas in veritate de Benoît XVI en 2009 (CV 35). Entre les deux, Jean-Paul II dans l’encyclique Centesimus annus (1991) soulignait le dilemme : « Il semble que, à l'intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l'instrument le plus approprié pour répartir les ressources [sous-entendu productives] et répondre efficacement aux besoins. Toutefois, cela ne vaut que pour les besoins ‘solvables’ parce que l’on dispose d’un pouvoir d’achat. » (CA 34)

Benoît XVI dans Caritas in veritate (2009) rappelle les effets délétères du capitalisme libéral. Le corps, la société, la communauté humaine, aucune dimension de la vie n’échappe à la logique marchande : outre la faim dans le monde, exacerbée par la spéculation financière sur les produits agricoles, l’accès à l’eau potable qui s’annonce comme l’enjeu stratégique majeur des années à venir, la pollution devient une préoccupation immédiate. Élargissant nettement la voie ouverte par Paul VI dans Populorum progressio en 1967 (qui allait déjà bien au-delà d’une vision purement économique du développement), Benoît XVI souligne les déficits institutionnels et politiques du capitalisme libéral qui induit une culture individualiste au grand dam de la personne humaine « qui doit être préservée car elle est le sujet qui, le premier, doit prendre en charge la tâche du développement.» (CV 47)

Une lecture trop rapide de Caritas in veritate pourrait occulter le traitement innovant que Benoît XVI réserve ici à la solidarité : « La solidarité signifie avant tout se sentir tous responsables de tous, elle ne peut donc être seulement déléguée à l’État » (CV 38). Ainsi est surmontée l’aporie libérale qui oppose le marché et l’Etat : d’un côté, le marché et ses lois qui permettent de produire efficacement, et de l’autre, l’État, dont la fonction morale est de répartir avec justice la richesse produite selon les lois du marché. Benoît XVI condamne cette disjonction faite par l’idéologie libérale entre la production et la répartition : « Séparer l’agir économique, auquel il reviendrait seulement de produire de la richesse, de l’agir politique, auquel il reviendrait de chercher la justice au moyen de la redistribution, est une cause de grave déséquilibre. » (CV 36)

L’écologie intégrale

L’encyclique Laudato Si du pape François, en 2015,intègre dans un humanisme écologique  les questions économiques, politiques et sociales, qui sont séparées par le libéralisme : « Ainsi, il devient manifeste que la dégradation de l’environnement comme la dégradation humaine et éthique sont intimement liées » (LS 56). Une vie authentiquement humaine ne peut s’exempter du soin de la création et des créatures, et le souci de la « maison commune » ne saurait être laissé aux simples jeux du marché qui externalisent et ne prennent pas en compte les coûts écologiques et sociaux (LS 195). « Une fois de plus, il faut éviter une conception magique du marché qui fait penser que les problèmes se résoudront tout seuls par l’accroissement des bénéfices des entreprises ou des individus » (LS 190). Bref, l’exploitation durable des ressources naturelles est un investissement pour l’avenir (LS 191). Pour cela, le marché peut être, dans certaines conditions, le moyen de gérer la transition vers une écologie intégrale, mais il reste exposé aux dérives spéculatives : « La stratégie d’achat et de vente de ‘crédits de carbone’ [où ceux qui peuvent facilement diminuer leur émission vendent des « droits à polluer » à ceux qui ne le peuvent qu’à un coût plus élevé] peut donner lieu à une nouvelle forme de spéculation, et cela ne servirait pas à réduire l’émission globale des gaz polluants. » (LS 171). 

Finalement, en situant le développement humain non pas simplement dans l’espace sociopolitique, mais aussi dans la longue durée où la société actuelle est en dette écologique envers les générations à venir, le pape François articule ce que la pensée libérale a disjoint : le social, l’économique et le politique. Il enrichit la panoplie des Droits humains et met la rationalité instrumentale moderne au service d’un rapport au monde sans exclusive.

Conclusion

Dans le champ du libéralisme politique, le discours social de l’Église gagnerait à préciser les implications de l’État de droit. Elle baliserait ainsi la différence entre la volonté de la majorité électorale et la volonté générale. Cette réflexion éviterait la confusion, source de tous les totalitarismes, entre intérêt général et bien commun. Comme le rappelle Benoît XVI à propos de la solidarité, chacun (et pas simplement l’État) est responsable du bien commun (CV 38). L’État, pour sa part, contribue au bien commun par l’intérêt général qui est de sa responsabilité propre.

Dans le champ du libéralisme culturel, le discours social de l’Église est appelé à mieux articuler autorité et vérité. Il ne suffit pas d’affirmer le primat de la conscience de bonne foi, ce serait oublier le rôle nécessaire de l’autorité et conduirait à un libéralisme extrême aux accents libertaires. Mais il ne suffit pas non plus de reconnaître, avec la première phrase de l’encyclique Veritatis splendor que « le Christ est la lumière véritable qui éclaire tout homme » pour asseoir l’autorité morale de l’Église parlant au nom des vérités éternelles. La vérité incarnée par le Christ est en même temps « voie » et « vie » (Jn 14,6). Elle ne peut donc se renfermer dans le tombeau de formules vénérables. La conscience « droite et éclairée » contribue à la vie de ces formulations, lorsqu’elle affronte lucidement les blessures qu’elle fait subir à l’autorité en optant parfois contre elle, ce qui est son droit.

Dans le champ du libéralisme économique, la lacune la plus massive touche, comme l’a entrevu Jean-Paul II dans Centesimus annus en 1991, l’économie de la connaissance (dont procède la sphère financière) : « Si autrefois le facteur décisif de la production était la terre, et si plus tard, c’était le capital, compris comme l’ensemble des machines et des instruments de production, aujourd’hui le facteur décisif est de plus en plus l’homme lui-même, sa capacité de connaissance qui apparaît dans le savoir scientifique, sa capacité d’organisation solidaire et sa capacité de saisir et de satisfaire les besoins des autres. » (CA 32)

Sont aujourd’hui bien repérables les effets de l’économie de la connaissance sur les tribulations sociales – notamment les effets de la finance qui se nourrit de l’incertain. En témoigne parmi d’autres phénomènes la façon dont les marchés financiers valorisent les entreprises. La valeur du capital immobilisé diffère de celle du capital immatériel (au-delà des brevets, le know-how, l’organisation, la culture d’entreprise, l’image de marque). Cette différence (que les financiers appellent le Good Will) représente souvent la part essentielle d’une valorisation fondée sur des anticipations toujours risquées car baignées dans l’incertain.

L’économie de la connaissance est le corollaire de la spécialisation et donc de l’accroissement des risques, renforçant le pouvoir de la finance et ses conséquences : la divergence entre ceux qui peuvent se prémunir contre les risques économiques et ceux qui ne peuvent pas se couvrir contre les aléas du marché. Le pape François le rappelle dans l’encyclique Laudato Si en reprenant à son compte le principe de précaution, corollaire paradoxal mais nécessaire de la modernité libérale : « Ce principe de précaution permet la protection des plus faibles, qui disposent de peu de moyens pour se défendre et pour apporter des preuves irréfutables. » (LS 184). L’enjeu en est une solidarité qui naît non des sentiments, mais des risques affrontés et subis en commun. Il s’agit de bien autre chose que de l’égalité des chances dont se gargarisent certains libéraux.



[1] Althusius, (1603) Politica methodica digesta atque exemplis sacris et profanis illustrata, réédité avec des ajouts en 1610 puis en 1614.

[2] St Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa IIae quest. 77 art. 1, ad 1

Pour aller plus loin

Voir l’article « Capitalisme et marché dans la pensée du pape François » d’Ildefonso Camacho Larana