Dans son enseignement social sur la justice, l'Église catholique a progressivement précisé comment la justice s'articule avec d'autres valeurs : la vérité, la charité, la paix, la liberté. La justice en effet, ne se suffit pas à elle-même et a toujours besoin d'être orientée et stimulée.
La justice est un thème central dans l’enseignement social de l’Église. Les accents ont évolué dans le temps, en fonction du contexte politique, économique et social. Car avant d’être une question théorique, la justice est une question pratique qui émerge du scandale de la pauvreté qui déchire le tissu social. Elle s’est posée avec une acuité nouvelle avec la révolution industrielle. Elle a connu de nouveaux développements avec l’extension des échanges économiques au niveau mondial.
Le corpus de l’enseignement social de l’Église catholique est large. Je limiterai mon investigation à quelques textes du Magistère parmi les plus significatifs. Je chercherai à préciser les articulations progressives de la notion de justice avec les valeurs de charité, de paix, de vérité et de liberté.
Le capitalisme du XIXe siècle peut être analysé comme un « processus historique de développement, impliquant à la fois un mode nouveau d’échange et de production, un ensemble d’institutions et un type de relation »1 :
- un mode d’échange : une dimension désormais internationale et intercontinentale des relations commerciales qui oblige à un nouveau système de paiement, de change, de monnaie et de crédit qui réponde à cette extension du commerce ;
- un mode de production : une dimension nouvelle des relations de travail, basée sur l’agglomération des travailleurs autour des sites de production et des machines et une spécialisation des tâches ;
- un ensemble d’institutions qui permettent les échanges : bourses de marchandises, bourses de valeurs, bourses du travail, établissements de crédit, monnaies nationales reliées par des liens plus ou moins souples à plusieurs monnaies dominantes et à l’or ;
- un type de relations interhumaines : le capitalisme se présente comme le règne des marchandises et des rapports économiques impersonnels : anonymat des actionnaires, des relations entre direction et personnel, entre marchands et clients.
La Révolution industrielle modifie les équilibres politiques (influence grandissante des propriétaires de capitaux) et sociaux (exode rural vers les centres de production, promiscuité dans les logements, paupérisme, prostitution, alcoolisme...). Les Églises inventent alors de nouvelles formes de diaconie, mais qui sont insuffisantes pour répondre aux défis du temps. En fait, comme l’a montré Ernst Troeltsch au terme d’une vaste investigation historique, elles ne disposaient pas alors de véritable pensée sociale. Elles ont de fait été largement distancées dans leur compréhension scientifique des maux sociaux par les nouvelles sciences sociales et les utopies socialistes naissantes. Ceci explique la crise généralisée que traversa alors le christianisme dans ses rapports avec la société moderne.
À partir du milieu du XIXe siècle, émergent des doctrines et des écoles « sociales-chrétiennes » qui prétendent trouver dans les enseignements de la religion la solution aux problèmes économiques et sociaux du temps. Ces doctrines et ces écoles sont très diverses, depuis le conservatisme le plus autoritaire jusqu’à l’anarchisme le plus révolutionnaire. Elles ont cependant un certain nombre de traits en commun. Tout d’abord un caractère négatif. Toutes ces doctrines répudient le libéralisme de l’école classique. En outre, elles se séparent du socialisme. Elles le dépassent parfois dans la véhémence de leur critique du capitalisme, mais ne croient pas qu’il suffira, pour créer la société nouvelle, de changer les conditions économiques et le milieu : il faudra en même temps changer les individus. Caractère constructif ensuite. Sur ce point, les diverses écoles échappent à toute classification. Elles s’accordent cependant pour souhaiter une société où tous les hommes sont frères et réclamer l’application du juste prix et du juste salaire… mais cela s’arrête là.
Grâce à ces doctrines et écoles sociales-chrétiennes, la tradition chrétienne a fait un pas vers le social. À la suite des mouvements socialistes, les chrétiens ont progressivement pris conscience que, face aux « réalités nouvelles » de la production industrielle qui affectaient en profondeur les manières de vivre, les réponses aux problèmes qui se posaient à eux ne relevaient pas seulement de la charité mais aussi de l’ordre de la justice. C’est une fois opéré ce déplacement que la doctrine sociale catholique a pu s’élaborer. L’encyclique Rerum novarum (1891) a marqué de ce point de vue l’aboutissement doctrinal d’un long mouvement d’idées, de textes et d’œuvres, dont certains remontent au Moyen-Âge.
En 1891, le pape Léon XIII publie Rerum novarum. Cette encyclique inaugure une tradition d’interventions du Magistère romain.
Le thème de la justice est central dans l’encyclique. Léon XIII dénonce en des termes très vifs l’écart croissant de richesse entre patrons et ouvriers. « La richesse a afflué entre les mains d’un petit nombre et la multitude a été laissée dans l’indigence » (RN 1, 1). Il dénonce également les conditions de travail : « Tout principe et tout sentiment religieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vus, avec le temps, livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d’une concurrence effrénée. Une usure dévorante est venue ajouter encore au mal (…) À tout cela, il faut ajouter la concentration entre les mains de quelques-uns, de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents, qui imposent ainsi un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires » (RN 2, 2).
La situation dramatique de la classe ouvrière est interprétée comme le résultat d’un manque de justice dans les rapports sociaux. La justice consiste au contraire à respecter la « dignité de l’homme » (RN 16, 4) en respectant les droits fondamentaux de la personne humaine, à commencer par le droit à posséder les fruits de son travail, à vivre dans une famille stable, à pouvoir profiter d’une journée de repos hebdomadaire – pour pouvoir remplir ses obligations religieuses. Cette conception de la justice va de pair avec les obligations pour les détenteurs du capital (ainsi est-il juste que les riches et les patrons respectent en l’ouvrier la dignité de l’homme) mais aussi de l’État en termes de législation sociale. Il doit promouvoir le bien commun, protéger les travailleurs, leur assurer l’accès à la propriété, secourir ceux qui se trouvent dans une situation désespérée malgré leurs efforts pour sortir d’une situation matérielle critique. Il doit aussi contribuer à rapprocher les classes en favorisant le développement d’associations intermédiaires (corporations, syndicats).
Le respect de la dignité humaine est un critère qui permet d’évaluer non seulement la situation présente, mais aussi la proposition socialiste. Celle-ci est qualifiée de « faux remède », parce qu’elle représente une menace pour le droit de propriété. L’argumentation est simple. Remettre en cause la propriété privée, c’est aller à l’encontre des ouvriers « en leur retirant la libre disposition de leur salaire et en leur enlevant, par le fait même, tout espoir d’agrandir leur patrimoine et d’améliorer leur condition » (RN 4, 3). Cette solution « est souverainement injuste, en ce qu’elle viole les droits légitimes des propriétaires, qu’elle dénature les fonctions de l’État et tend à ébranler de fond en comble l’édifice social » (RN 3, 2). Or la propriété privée est nécessaire pour le développement de l’homme, le déploiement de ses talents, pour sa vie familiale et pour l’ordre social.
Rerum novarum met également en garde les dirigeants d’entreprise qui estimeraient pouvoir s’en tenir aux termes du contrat de travail passés avec les ouvriers dès lors qu’ils en auraient corrigé la rigueur par le soutien à des œuvres caritatives. La justice légale – ce qui est prévu par le contrat – pouvant s’avérer profondément injuste, le travailleur ne doit pas obtenir par charité ce qui lui revient par la justice ! En d’autres termes, la charité n’est pas authentique si elle ne respecte pas les droits de la justice. La réciproque est également vraie : il n’y a pas d’authentique justice en l’absence de charité. La charité est en effet la norme foncière de toute vie sociale : elle introduit les personnes dans un rapport de mutualité. Sans charité, la justice reste froide. Elle a besoin d’être dynamisée pour ne pas manquer son but qui est de rapprocher les membres de la communauté2.
Justice et charité doivent se conforter et s’interpeller mutuellement pour gagner en authenticité et servir la construction d’une communauté vraiment humaine. L’enseignement social de l’Église n’aura de cesse de le rappeler. « Pour être authentiquement vécue, écrit Pie XI en 1937, la charité doit toujours tenir compte de la justice. L’Apôtre nous enseigne : ‘celui qui aime son prochain a accompli la loi ; et il en donne la raison : ces commandements : Tu ne commettras point d’adultère ; tu ne tueras point ; tu ne déroberas point et ceux qu’on pourrait citer encore, se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même (Rm 13, 8-9). Puisque, selon l’Apôtre, tous les devoirs se ramènent au seul précepte de la charité, cette vertu commande aussi les obligations de stricte justice, comme le devoir de ne pas tuer et de ne pas commettre de vol ; une prétendue charité qui prive l’ouvrier du salaire auquel il a droit, ce n’est qu’un titre faux, un simulacre de charité. L’ouvrier ne doit pas recevoir à titre d’aumône ce qui lui revient en justice ; il n’est pas permis de se dérober aux graves obligations imposées par la justice en accordant quelques dons à titre de miséricorde. La charité et la justice imposent des devoirs, souvent par rapport au même objet, mais sous un aspect différent : lorsqu’il s’agit des obligations d’autrui envers eux, les ouvriers ont le droit de se montrer particulièrement sensibles par conscience de leur propre dignité » (Divini Redemptoris, DR 49).
Plus près de nous, Jean-Paul II dans Dives in misericordia (1980) écrit : « La miséricorde authentique est, pour ainsi dire, la source la plus profonde de la justice. Si cette dernière est de soi propre à ‘arbitrer’ entre les hommes pour répartir entre eux de manière juste les biens matériels, l’amour au contraire, et seulement lui (et donc aussi cet amour bienveillant que nous appelons ‘miséricorde’) est capable de rendre l’homme à lui-même » (DM 14, 4).
Au cours de la décennie qui suit la fin de Seconde Guerre mondiale, de nouveaux équilibres s’établissent à l’échelle internationale : nouveaux rapports Nord-Sud avec la décolonisation, tensions vives entre les blocs de l’Est et de l’Ouest dans le cadre de la Guerre froide. La problématique de la justice se pose d’une manière nouvelle, étant saufs les acquis précédents. La question sociale est désormais mondiale et fait l’objet d’une attention particulière dans plusieurs encycliques : Mater et Magistra (1961), Pacem in terris (1963), Populorum progressio (1967). Les deux dernières méritent une attention particulière.
Jean XXIII promulgue Pacem in terris le 11 avril 1963, entre deux sessions du concile Vatican II, dans un contexte de fortes tensions internationales. L’encyclique est un appel vibrant à tous les hommes de bonne volonté à coopérer à l’œuvre de la paix. Plus largement encore, elle est consacrée aux droits de l’homme qui fournissent une base objective pour la justice. Ces droits sont structurés autour d’un carré de valeurs énoncées dans le sous-titre de l’encyclique : « Sur la paix entre toutes les nations fondée sur la Vérité, la Justice, la Charité et la Liberté ». Ces valeurs constituent « les quatre piliers de la maison de la paix »3. La justice est donc explicitement abordée, non plus seulement dans son seul rapport à la charité, mais aussi dans son rapport à la vérité et à la liberté. Jean XXIII précise l’articulation de ces valeurs en ces termes : « L’ordre propre aux communautés humaines est d’essence morale. En effet, c’est un ordre qui a pour base la vérité, qui se réalise dans la justice, qui demande à être vivifié par l’amour et qui trouve dans la liberté un équilibre sans cesse rétabli et toujours plus humain » (PP 37). La vérité en est le fondement, la justice la règle, l’amour le moteur et la liberté le climat. La société juste est celle qui tend vers la paix en honorant ces quatre valeurs. C’est une société qui respecte et promeut les droits fondamentaux de la personne, aussi bien les droits-libertés de la tradition libérale (liberté de parole, d’assemblée, de travail, de religion et de culte) que les droits-créances de la tradition socialiste (droit de travailler, droit à la subsistance, droit de participation...). Ces droits donnent une base objective à la dignité de l’homme.
Paul VI promulgue l’encyclique Populorum progressio en 1967, le jour de la fête de Pâques, quinze mois après la clôture du Concile Vatican II. Dès les premières lignes, il souligne que « la question sociale est devenue mondiale ». Il brosse un tableau assez sombre de la situation du monde : les disparités entre pays riches et pays pauvres restent importantes. La décolonisation, les nouvelles modalités de coopération internationale (développement de la FAO, création de la Cnuced, programmes d’aides bilatérales et multilatérales…), n’ont pas permis de résorber les déséquilibres entre nations. En certaines régions du monde, la situation est même explosive et « grande est la tentation de repousser par la violence de telles injures à la dignité humaine » (PP 30), voire par « l’insurrection révolutionnaire » (PP 31). Dans ce contexte général émergent des « messianismes prometteurs, mais bâtisseurs d’illusion », avec le risque d’un « glissement vers les idéologies totalitaires » (PP 11). Une phrase clef de l’encyclique frappe l’opinion publique mondiale : « Le développement est le nouveau nom de la paix » (PP 76).
Pour conduire à la paix, le développement ne peut être réduit à sa dimension économique. C’est avant tout une question morale. Son but doit être la promotion de tout homme et de tout l’homme : personne ni aucune dimension de l’existence humaine ne doivent en être exclus. En conséquence, le développement a besoin, non seulement de techniciens, mais aussi de sages pour sa réalisation.
Cette vision du développement a des conséquences concrètes sur les actions à entreprendre. Elle rend attentif aux besoins et aux urgences du monde et oriente l’action dans un combat contre les obstacles à la formation d’un monde plus juste. Ainsi, il ne suffira pas de combattre la faim, du moins pas seulement la faim d’aliments, mais aussi la faim d’instruction dans les pays où les personnes n’ont pas accès à une éducation de base. Populorum Progressio affirme : « un analphabète est un esprit sous-alimenté » (PP 35). De même il n’est pas suffisant de faire reculer la pauvreté. « Le combat contre la misère, urgent et nécessaire, est insuffisant. Il s’agit de construire un monde où tout homme, sans exception de race, de religion, de nationalité, puisse vraiment vivre une vie humaine… » (PP 47).
Populorum Progressio indique trois devoirs pour un développement solidaire de l’humanité : un « devoir de solidarité, l’aide que les nations riches doivent apporter aux pays en voie de développement ; un devoir de justice sociale, le redressement des relations commerciales défectueuses entre peuples forts et peuples faibles ; un devoir de charité universelle, la promotion d’un monde plus humain pour tous, où tous auront à donner et à recevoir, sans que le progrès des uns soit un obstacle au développement des autres » (PP 44).
a/ Le devoir de solidarité. La première urgence est la lutte contre la faim (PP 45). Mais l’enjeu fondamental est plus large. Il s’agit de contribuer à la construction d’un monde juste : « un monde où la liberté ne soit pas un vain mot et où le pauvre Lazare puisse s’asseoir à la même table que le riche (Cf. Luc 16, 19-31) ». Ce devoir de solidarité ne repose pas que sur les institutions publiques ou privées. Mais chacun a à se demander en conscience : « Est-il prêt à soutenir de ses deniers les œuvres et les missions organisées en faveur des plus pauvres ? À payer davantage d’impôt pour que les pouvoirs publics intensifient leur effort pour le développement ? À acheter plus cher les produits importés pour rémunérer plus justement le producteur ? À s’expatrier lui-même au besoin, pour aider cette croissance des jeunes nations ? » (PP 47). La solidarité a un prix qui suppose un investissement financier et humain. Elle a besoin du déploiement de la générosité.
Dans le même temps, les pays riches doivent renoncer à leur superflu en faveur des pays pauvres (PP 49). Popularum Progressio fait même une proposition concrète : d’établir un « grand Fonds mondial alimenté par une partie des dépenses militaires, pour venir en aide aux plus déshérités » (PP 51). La course aux armements est en effet un « gaspillage » qui relève du scandale, « fruits de la peur ou de l’orgueil » alors que « tant de peuples ont faim, quand tant de foyers souffrent de la misère, quand tant d’homme demeurent plongés dans l’ignorance, quand tant d’écoles, d’hôpitaux, d’habitations dignes de ce nom demeurent à construire » (PP 53).
b/ Le devoir de justice. L’accent est mis sur l’équité des relations internationales. L’encyclique réfute un monde qui ne serait régulé que par les règles du libre-échange, nécessairement défavorables aux pays les plus pauvres (PP 59). Ces règles ne peuvent valoir qu’entre des partenaires égaux, mais à l’évidence, cette condition n’est pas réunie : « Dans le commerce entre économies développées et sous-développées, les situations sont trop disparates et les libertés réelles trop inégales. La justice sociale exige que le commerce international, pour être humain et moral, rétablisse entre partenaires au moins une certaine égalité de chances » (PP 61). L’encyclique critique au passage l’égoïsme des nations favorisées qui conscients des limites de la libre concurrence ont cherché à en équilibrer les effets par des mesures appropriées mais qui ne valent qu’en leur sein : « C’est ainsi qu’ils soutiennent souvent leur agriculture au prix de sacrifices imposés aux secteurs économiques plus favorisés. C’est ainsi encore que, pour soutenir les relations commerciales qui se développent entre eux, particulièrement à l’intérieur d’un marché commun, leur politique financière, fiscale et sociale, s’efforce de redonner à des industries concurrentes inégalement prospères des chances comparables » (PP 60). Or poursuit Paul VI, « on ne saurait user de deux poids et deux mesures. Ce qui vaut en économie nationale, ce qu’on admet entre pays développés, vaut aussi pour les relations commerciales entre pays riches et pays pauvres » (PP 61).
c/ Le devoir de charité universelle. Ce troisième devoir vise à combler « le manque de fraternité entre les hommes et les peuples » (PP 66). Populorum Progressio insiste d’abord sur le devoir d’accueil notamment des jeunes qui viennent des pays pauvres pour un temps d’étude et des travailleurs émigrés confrontés à un mode de vie qui est sans comparaison avec celui de leur situation d’origine. Le texte invite aussi les responsables économiques à « se faire les initiateurs du progrès social et de la promotion humaine, là où leurs affaires les appellent », à préparer l’avenir des pays moins développés où ils pourraient s’installer par la formation et la préparation au partage des responsabilités, et non à profiter de la situation sociale (PP 70).
Les missions de développement doivent se poursuivre, mais l’encyclique met en garde : « Une population perçoit vite si ceux qui viennent à son aide le font avec ou sans affection, pour appliquer des techniques ou pour donner à l’homme toute sa valeur. Leur message est exposé à n’être point accueilli, s’il n’est comme enveloppé d’amour fraternel » (PP 71). Populorum Progressio poursuit : « À la compétence technique nécessaire, il faut donc joindre les marques authentiques d’un amour désintéressé » (PP 72).
Dans Caritas in veritate (2009), Benoît XVI estime que Populorum progressio « mérite d’être considérée comme ‘l’encyclique Rerum novarum de l’époque contemporaine’ qui éclaire le chemin de l’humanité en voie d’unification » (CV 8). C’est pourquoi il se propose d’en actualiser les intuitions théologiques. Dans un monde en train de se mondialiser, la problématique reste fondamentalement la même : comment promouvoir un développement humain intégral, c’est-à-dire de tous et dans toutes les dimensions de la personne ? Aux devoirs de charité, de justice, de solidarité défendus par Paul VI, Benoît XVI ajoute celui de la vérité.
L’encyclique revient sur l’articulation des différentes valeurs déjà rencontrées dans Pacem in terris. Elle redit que la justice est « inséparable de la charité », son « minimum », comme l’a déjà indiqué Paul VI. « La cité de l’homme n’est pas uniquement constituée par des rapports de droits et de devoirs, mais plus encore, et d’abord, par des relations de gratuité, de miséricorde et de communion. La charité manifeste toujours l’amour de Dieu, y compris dans les relations humaines. Elle donne une valeur théologale et salvifique à tout engagement pour la justice dans le monde » (CV 6).
Déjà dans Deus caritas est (2005), Benoît XVI souligne la relation entre l’engagement nécessaire pour la justice et le service de la charité. « L’ordre juste de la société et de l’État est le devoir essentiel du politique (…). La justice est le but et donc aussi la mesure intrinsèque de toute politique. Le politique est plus qu’une simple technique pour la définition des ordonnancements publics : son origine et sa finalité se trouvent précisément dans la justice, et cela est de nature éthique. Ainsi, l’État se trouve de fait inévitablement confronté à la question : comment réaliser la justice ici et maintenant ? Mais cette question en présuppose une autre plus radicale : qu’est-ce que la justice ? C’est un problème qui concerne la raison pratique ; mais pour pouvoir agir de manière droite, la raison doit constamment être purifiée, car son aveuglement éthique, découlant de la tentation de l’intérêt et du pouvoir qui l’éblouissent, est un danger qu’on ne peut jamais totalement éliminer » (DCE 28). C’est à cause de ce danger que la justice a besoin de la charité, d’un amour qui lui rappelle son orientation ultime. L’amour dont il est question ici est n’est pas une simple émotion, un élan du cœur plus ou moins spontané qui conduirait à porter attention aux plus pauvres. C’est une exigence de la raison humaine qui doit mobiliser son intelligence.
Dans Caritas in veritate, Benoît XVI donne une illustration concrète du rôle de l’amour dans le fonctionnement de l’économie de marché en évoquant la gratuité. Cette insistance est nouvelle dans l’enseignement social. « Si hier, écrit le pape, on pouvait penser qu’il fallait rechercher la justice et que la gratuité devait intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire que sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice » (CV 38). En d’autres termes, la gratuité vient rappeler au système économique sa fonction de service de l’homme. Pour servir la justice, l’économie ne peut avoir pour horizon la seule quête du profit et en rester à la logique d’équivalence qui préside au fonctionnement de l’échange marchand. La justice exige qu’à côté du marché et de l’État existent des organisations et des formes d’échanges qui vont « au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi » (CV 38). En effet, dans la sphère de l’économie, comme dans toutes les sphères de l’existence humaine, « l’homme, au-delà de la justice, a et aura toujours besoin de l’amour » (CV 29). Un amour qui a aussi pour nom gratuité et dont il peut faire notamment l’expérience dans la foi au Christ.
À chaque étape de son développement, l’enseignement social de l’Église a cherché des remèdes aux injustices régnantes. Dans un premier temps, celles-ci ont été interprétées comme la conséquence d’un éloignement de l’homme de la doctrine chrétienne et de ses institutions. Progressivement, les encycliques ont mieux perçu la dimension proprement sociale des situations d’injustice. Elles sont toujours la conséquence du péché de l’homme, mais d’un péché qui s’est cristallisé dans les institutions – ce que Jean Paul II appelle les « structures de péché » – qui contribuent à la reproduction des injustices. De ce fait, le combat pour la justice exige davantage que la conversion personnelle : celle-ci doit conduire à œuvrer en faveur d’une réforme des structures et des institutions. Et cette justice qu’il s’agit de promouvoir est toujours articulée avec d’autres valeurs, notamment la charité. L’enseignement magistériel souligne de la sorte que la véritable justice est toujours en tension vers un au-delà d’elle-même. Elle exige d’être toujours « en excès », un excès du bien qui seul peut permette de vaincre l’excès de mal4.
1 Cf. Pierre Bigo, La doctrine sociale de l’Église, Puf, 1965, p. 128 sq.
2 L’encyclique s’oppose au « Solidarisme », ce mouvement d’inspiration socialiste qui se présentait comme capable de remplacer la charité (paternaliste et aléatoire) par une gestion rationnelle de la question sociale sous l’égide de l’administration publique.
3 Gérard Mathon, « Les quatre piliers de la maison de la paix », in René Coste et al., Paix sur la terre. Actualité d’une encyclique, Centurion, 1992, pp. 39-71.
4 Cf. Paul Beauchamp, « Un éclairage biblique sur l’éthique », Études, octobre 1997, p. 359-369.
Une interview d'Elodie Maurot, journaliste à La Croix, sur la justice sociale
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